lundi 10 octobre 2022

Paysages trompeurs de Marc Dugain

Présentation éditeur



Un agent du renseignement disparaît après une opération catastrophique de récupération d’otages en Somalie. Deux journalistes d’investigation meurent accidentellement alors qu’ils enquêtaient sur l’assassinat d’un couple de touristes dans l’Atlas marocain. À la croisée des deux affaires, l’agent, devenu clandestin, s’associe à un producteur de documentaires utilisé par les services français et à une psychologue d’origine israélienne pour braquer des fonds colossaux circulant entre des narcotrafiquants d’Amérique latine et des Pasdaran iraniens. À quoi l’argent de ce hold-up est-il destiné ? La question, au cœur de l’intrigue, se double d’une réflexion sur le rôle de la manipulation dans cet univers parallèle qu’est le monde cloisonné du renseignement. De Paris à la Somalie, de l’Afrique à l’Islande et, pour finir, au Groenland, les trois protagonistes triomphent de maints obstacles, dont le moindre n’est pas la trahison, avant de confronter le lecteur à un dénouement qui fait la part belle au facteur humain.

Ce que j'en pense

J'ignore si l'espionnage a un jour cessé d'être lu, mais la création de la collection Espionnage (faisons simple) chez Gallimard, sous l'égide de Marc Dugain, nous rappelle à quel point c'est une forme littéraire passionnante et exigeante, qu'on aurait tort de laisser aux seules séries de cinéma ou de télévision. J'avais aimé le premier opus, signé Maury et Victor, et Paysages trompeurs de Marc Dugain n'est pas loin de la perfection. 

La première chose remarquable est sa capacité à nous happer dès les premières pages, qui évoquent pourtant une situation maintes fois écrite et filmée, mais qui bénéficie de l'écriture au cordeau de Marc Dugain. En quelques pages, j'étais prise au piège, incapable de lâcher le roman. La scène est à la fois spectaculaire et sobre, et elle crée d'emblée une tension et une attente qui jamais ne se relâcheront pendant le roman. La scène du "hold-up" (appelons-la ainsi), où l'espion rejoint la tradition du bandit social analysé par Hobsbawm, est admirable de maîtrise. 

Jamais cette tension ne conduira Marc Dugain à survoler l'intrigue, à sacrifier la précision documentaire au romanesque. Il a un talent fou pour rendre compte, par quelques notations de la narration ou par des dialogues et des situations, la complexité géo-politique de notre monde. Il nous permet de comprendre, sans pesanteur ni manichéisme, les tensions à l'oeuvre, les forces en présence, les enjeux historiques, politiques, sociaux. Ce roman allie la tête et les jambes, si vous me passez l'expression : nerveux, tendu, il va à mille à l'heure mais il nous livre aussi des clés de compréhension d'une réalité complexe et mouvante, explosive aussi. 

Il n'y a pas un mot en trop chez Marc Dugain, et jamais il ne cède à la facilité, jusqu'au dénouement dépourvu de clôture satisfaisante ou spectaculaire. 

Comme le remarque l'un des personnages, l'espionnage conçu par Marc Dugain est l'antithèse de l'époque : à notre exhibitionnisme permanent il oppose le secret, à la simplification outrancière il répond par la subtilité et la complexité. Ici d'ailleurs le roman d'espionnage rejoint le roman noir : il nous révèle ce qui reste invisible à nos yeux, ce que, nous promenant dans les rues de nos cités frémissantes, nous ne pouvons voir. Les armées de l'ombre sont à l'oeuvre, pour détruire ou préserver l'ordre des choses. Tout comme un certain roman noir lève le voile sur les dysfonctionnements sociaux qui mènent à l'écrasement des plus faibles, le roman d'espionnage montre les forces cachées à l'oeuvre, pour le pire et pour le meilleur. C'est sous nos yeux, et invisible ou incompréhensible. 

La force de la littérature, noire ou d'espionnage, c'est de déciller notre regard avec art. 

Marc Dugain, Paysages trompeurs, Gallimard, Espionnage, 2022.

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