samedi 24 septembre 2022

Je suis le fils de ma peine de Thomas Sands



Présentation éditeur

Hiver 2021. Vincent Chanaleilles n’a plus d’illusions depuis longtemps. C’est un flic confronté à la solitude, à la barbarie. Des adolescentes disparaissent, qu’il ne parvient pas à tirer hors de la nuit, un jeune homme en rupture de ban égorge un gardien de la paix au métro Charonne, et Paris s’enfonce dans l’abîme. Hanté par la mémoire d’un père emporté par Alzheimer, le Capitaine avance dans un pays soumis, pétrifié par la peur. Il sait bien qu’il n’est pas là pour faire triompher la justice ou la vérité, mais pour colmater les brèches.

Les siennes aussi. Nuit après nuit, le Capitaine se lance sur les traces de ce père violent dont il a renié le nom, dont il ignore la langue. Il cherche à comprendre cet immigré algérien, condamné à fuir son commando FLN, perdu à l’aube des années 1960 au cœur du bidonville de Nanterre, puis essayant de se frayer en France un chemin fragile et douloureux. Il revient vers ses racines arrachées et se demande : hérite-t-on du sang noir de son père ?

Ce que j'en pense

Equinox + Thomas Sands + un titre superbe, évidemment je ne pouvais résister. J'avais été décontenancée par son précédent roman, et j'avais adoré le premier. Il me surprend encore, par un roman moins surprenant. Je m'explique. Il me semble que Thomas Sands fait ici des choix apparemment plus classiques (ce qui n'est pas un défaut): la quête d'un homme, Vincent, quête de lui-même et de son père, avec à la clé une forme d'apaisement et peut-être de réconciliation. Sur ce dispositif que je qualifie ici de classique, le talent de Thomas Sands est de ne céder à aucune facilité, et de ménager quelques fausses pistes narratives : ainsi l'enquête qui pourrait s'amorcer à partir du chapitre 2. Impasse narrative car on est loin d'une vision enchantée où les morts trouvent la paix grâce à un enquêteur qui leur rend justice en trouvant les responsables. Il en va de même pour le portrait du père qui se dessine peu à peu : pour lui point d'apaisement, comme le montre le dernier enregistrement. 

J'imagine que certains trouveront que le roman est écartelé entre deux fils narratifs : la quête liée au passé et à l'Histoire (la Guerre d'Algérie), la radiographie de la France contemporaine. Il me semble au contraire que les deux sont liés et que là réside la force de ce roman noir. Thomas Sands livre une vision très sombre d'un pays en plein effondrement, que le pouvoir livre à des peurs soigneusement entretenues, d'une société qui ne laisse pas une chance aux plus fragiles, et qui condamne ses "agents" (ici la police) à constater le désastre et à servir de bouc émissaire. Car Vincent, comme ses collègues, ne servent à rien, ils prennent la barbarie en pleine face, au point qu'ils n'ont guère de choix : devenir barbares ou mourir. 

Ce roman est une sorte d'histoire de la violence. Tout comme l'histoire personnelle et familiale de Vincent est une histoire de violence, l'histoire de la France est une histoire de violence et de sang qui rejaillit sur ses enfants. Vincent est le fils de cette peine et de cette violence, subie et infligée, et la société française d'aujourd'hui hérite elle aussi de cette violence, qu'elle a infligée, qu'elle continue d'infliger, et qu'elle subit à son tour. 

Si le roman semble classique dans sa forme, comme je le disais, il n'en reste pas moins qu'il offre un apaisement trompeur : il n'est pas de pardon, la haine ne peut s'éteindre, la violence se perpétue. Et là, je retrouve toute la force de Thomas Sands, chez qui il n'y a jamais un mot de trop, jamais une phrase facile. On ne sauve personne. On enterre seulement les morts : "Nous fermons les yeux des morts et les morts en retour nous ouvrent les yeux." Aux morts, donc : Sandra, Manu, l'inconnue du chapitre 2, le père. Et ce que nous voyons est horrible. 

Thomas Sands, Je suis le fils de ma peine, Les Arènes Equinox, 2022. 

La femme du deuxième étage de Jurica Pavicic





Présentation éditeur
C’est l’histoire de Bruna, qui tombe amoureuse de Frane, un beau marin. Ils se marient et emménagent au deuxième étage de la maison familiale. Au premier vit la redoutable Anka, la mère de Frane. Trois ans plus tard, Bruna est à la prison de Požega, où elle purge une longue peine pour le meurtre de sa belle-mère…
La Femme du deuxième étage est l’anatomie d’une tragédie dans laquelle des gens ordinaires deviennent acteurs de la rubrique faits divers. À la recherche des ressorts du drame, l’écrivain s’enfonce dans la peau de son héroïne et explore les circonstances qui ont conduit au meurtre. Excellent chroniqueur et critique de la réalité sociale, Pavičić traite des mutations d’une société en transition et de leur impact sur le microcosme d’une famille, sur fond d’images idylliques de la Méditerranée.

Ce que j’en pense
Vous savez quoi ? J’appréhendais la lecture de ce nouveau Jurica Pavičić. J’avais énormément aimé L’eau rouge, et puis je savais que La femme du deuxième étage avait été publié avant. Dans ce cas-là, je redoute toujours d’avoir quelque chose de moins abouti. Or, il n’en est rien.
Tout d’abord, sachez-le, commencer La femme du deuxième étage risque fort de vous extraire de toute vie sociale ou de toute autre tâche le temps de la lecture. J’ai pour ma part été happée par le roman en deux pages. Ensuite, si vous vous attendez à un « domestic noir » à la britannique, vous pouvez toujours le lire mais je pense que vous serez déçus car il n’est pas question ici de thriller psychologique. D’ailleurs, La femme du deuxième étage est publié dans la collection « Fiction » de chez Agullo. A mon sens, il aurait pu être en Agullo Noir, mais il n’est pas question de thriller, ni d’enquête. J’ai pensé au livre de Mancini, publié il y a plusieurs mois chez Agullo, qui n’a pourtant pas grand-chose à voir, mais parce que les deux romans ont en commun d’offrir un superbe portrait de femme. De bout en bout, j’ai été en empathie avec Bruna, voyant comme elle, impuissante, la tragédie arriver.
Il y a quelque chose de très singulier chez Pavičić, une façon de saisir le réel par le petit bout de la lorgnette, d’embrasser l’histoire politique et sociale de la Croatie par le prisme du fait divers, mais avec un rythme très particulier. Paradoxalement, son roman est d’une grande force tout en cultivant une forme de discrétion, si je puis dire : pas de fracas chez Pavičić, pas de paroxysme tapageur à grands renforts de suspense ; la tragédie progresse à bas bruit, et c’est encore plus fort.
A travers le destin funeste de Bruna et de Frane, Pavičić dresse le portrait d’une société en proie aux convulsions de la transition libérale. Fragiles socialement, ces deux jeunes gens sont soumis à des déterminismes sociaux très puissants, et sont écrasés par des circonstances terribles. Comme un leitmotiv, Bruna repense à la soirée de leur rencontre, par laquelle tout commence, avec un enchaînement contre lequel on ne peut rien. Mais comme elle le suggère à un autre moment, cela commence même avant : rien ne se serait passé de la même manière si le père de Frane n’avait pas eu d’accident au travail. Et c’est tout une société qui surgit sous nos yeux, ceux qui prennent des risques au travail pour le profit de quelques-uns, sans respect des règles de sécurité, ceux qui doivent travailler loin des leurs (comme la sœur) ou en mer pour des armateurs parfois douteux, et qui ne peuvent assumer les charges familiales qui leur incombent. Il y a un modèle familial malsain, mortifère, qui donne de l’emprise à la mater familias. On loue souvent, y compris en France, le soutien familial qui sort les plus fragiles de la précarité, mais on ne parle guère de l’emprise que cela génère, souvent bien au rendez-vous. Pavičić montre aussi la Croatie d’aujourd’hui, à la fois sauvée et minée par le tourisme.
J’ai été bouleversée par les visites que Bruna reçoit en prison, de sa mère et de son amie. La mère offre un superbe personnage de femme aussi, qui fait comme elle peut avec ses propres fragilités. Et on se surprend à comprendre que Bruna se sente finalement bien en prison, sans décision à prendre, protégée par une routine quotidienne qui la maintient hors de l’eau. La partie qui suit sa sortie de prison est superbe aussi, mais je ne vous en dirai rien. La clôture du roman est à l’image du roman, douce et puissante, sobre et bouleversante.

Jurica Pavičić, La femme du deuxième étage (ŽENA S DRUGOG KATA), Agullo, Agullo Fiction, 2022. Traduit du croate par Olivier Lannuzel.