lundi 29 juin 2020

Autopsie des ombres de Xavier Boissel



Présentation éditeur
Un ancien casque bleu membre des forces de l’ONU en Yougoslavie est hanté par les images d’une guerre dont il n’a perçu que les échos, vu que les cadavres et les ruines. Sa guerre, il l’a passée à abattre les chiens errants pour circonscrire les épidémies. De retour chez lui, la violence des souvenirs est trop forte, la mélancolie et le traumatisme trop présents pour qu’il puisse reprendre le cours de sa vie. Il largue alors les amarres et s’engage dans une fuite vouée à l’échec. On ne fuit pas son ombre.

Ce que j'en pense
Outre le passionnant Paris est un leurre, j'avais adoré Avant l'aube. C'est donc avec gourmandise que j'ai commencé Autopsie des ombres, publié pour la première fois en 2013 (mais je ne connaissais pas Boissel à ce moment-là).
Ce court opus est saisissant de beauté, et plusieurs auteurs viennent en tête. Il y a Manchette, évidemment, notamment pour cette façon qu'a le personnage d'être en dehors de lui-même, pour cette écriture behavioriste vidée de son sens, qui souligne l'inanité des actes accomplis, l'absurdité de ce que l'on demande à ces soldats, l'impossibilité de donner du sens au retour à la vie civile.
"Il ouvre le réfrigérateur, y prend une canette de bière fraîche, puis se ravise et trouve dans le bac congélateur ce qui a sa préférence: une bouteille de vodka russe; il saisit un verre sur l'évier, s'assied sur le canapé-lit élimé à la couverture pleine de poils, se sert tout en allumant un cigarillo de marque portugaise, dont il apprécie le goût âcre et corsé; il emplit ses poumons de grandes bouffées, boit de longues gorgées de vodka, en savoure la texture liquoreuse."
Je n'ai pu m'empêcher de penser au début de La position du tireur couché de Manchette, quand Terrier, de retour de son expédition, rejoint sa chambre et se sert un whisky. Ici non plus, rien de "signifiant" dans les actes du personnage, une écriture au présent, une vie au présent, car il est désormais dans l'incapacité de se projeter.
Il y a Conrad, pour la plongée progressive dans la noirceur, dans les abîmes de l'humain, en particulier dans l'autre narration, celle qui se déroule au passé, dans le passé de cette guerre des Balkans. C'est une drôle de guerre, sans combats francs, mais pétrie d'horreurs et de destruction: villes en ruines, snipers embusqués, corps criblés de balles. Et il y a ces casques bleus réduits à l'impuissance, qu'on assigne à des corvées absurdes dans un tel contexte. Je me souviens d'un film (court-métrage? long-métrage?) qui mettait en scène les casques bleus français de ce conflit, réduits à déplacer des sacs de sable d'un point à un autre, juste parce qu'il fallait les occuper. J'ai pensé aussi à Céline, pour le côté guerre absurde où le soldat subit des évènements qui ne font pas sens.
Mais Boissel est avant tout Boissel, il y a chez lui une façon d'utiliser les citations mises en exergue des chapitres, une force poétique dans l'écriture précise et le rythme des phrases, souvent longues, qui en font un auteur très singulier. Rien que pour la force de la dernière page (que je ne peux reproduire ici, et puis allez lire le livre, non mais), il faut lire Autopsie des ombres, mais c'est l'ensemble de ce court roman qui prend à la gorge, qui saisit par la beauté de son écriture, la force de son évocation. Il se clôt par ses mots : "C'est toujours la même histoire", oui, un peu comme le "qu'on n'en parle plus" de Céline.
Voilà, au cas où vous ne l'auriez pas compris, je vous recommande Autopsie des ombres de Xavier Boissel.


Xavier Boissel, Autopsie des ombres, Inculte, Barnum, 2020. Parution originale : 2013.

samedi 27 juin 2020

L'amitié est un cadeau à se faire de William Boyle


Présentation éditeur
Veuve d’un célèbre mafioso de Brooklyn, Rena Ruggiero n’apprécie guère les lourdes avances de son voisin octogénaire Enzio qu’elle finit par assommer à coup de cendrier. Persuadée de l’avoir tué, elle « emprunte » la magnifique Impala du séducteur éconduit pour filer chez sa fille Adrienne, qui lui claque la porte au nez. En face, une voisine compatissante lui offre l’hospitalité : la pétillante Lacey Wolfstein, ancienne star du porno, est ravie d’avoir un peu de compagnie. Mais l’ambiance se tend quand Richie, l’amant d’Adrienne, tueur de la mafia, débarque avec un joli magot obtenu en massacrant une bande rivale. Et il est suivi de près par Enzio, pas si mort que ça. Mieux vaut décamper rapidement, d’autant que le clan décimé par Richie n’a pas dit son dernier mot.

Ce que j'en pense
De bout en bout ce roman est un bonheur, un de ces lectures qui font du bien à l'âme. Il y a quelque chose de très particulier chez Boyle : il réussit à mettre en place un univers ultra-violent, avec des figures typiques à la fois du roman de mafieux et du white trash, mais qui dégage une douceur et une humanité à nulle autre pareille, avec un humour incroyable. J'ai ri devant les situations rocambolesques que vivent les héroïnes de ce roman, en lisant les dialogues savoureux qui émaillent des situations loufoques, et j'ai quitté le livre à regret, mais heureuse de la fin que Boyle ménage à ses personnages. Je suppose qu'on peut qualifier ce roman de comédie noire. C'est un peu le versant féminin des Soprano, le versant léger de Thelma et Louise, avec un côté girl power jouissif. Parce que la gent masculine ne sort guère grandie de ce roman. Hormis Dennis, à la fin, tous les protagonistes sont consternants, à commencer par Enzio, qui se fait une idée très particulière de la séduction. Ritchie est affligeant lui aussi, et que dire de Crea... Bêtes, violents, immatures, il n'y en a pas un pour rattraper l'autre. Face à eux, notre gang improvisé de pétroleuses, emmenées par Lacey, inénarrable arnaqueuse, ex-star du X, une merveille de personnage. 
Je pense que L'amitié est un cadeau à se faire est le roman le plus drôle de William Boyle, mais n'allez pas croire qu'il renonce à la noirceur ni surtout à la tendresse qui affleure dans ses romans. Cela peut vous sembler contradictoire, mais ça ne l'est pas : dans une société menée par la violence, on voit ici des femmes de divers âges faire front commun, pour le plus grand bonheur du lecteur. L'auteur fait aussi le portrait des ces villes-banlieues de la Grande Pomme, ce Brooklyn qui a parfois des airs de campagne (Gravesend), avec ses zones commerciales, ses pavillons proprets ou déglingués, c'est selon. 
Si vous voulez prendre un grand shoot d'humour et d'humanité, précipitez-vous sur L'amitié est un cadeau à se faire

William Boyle, L'amitié est un cadeau à se faire (A Friend Is a Gift You Give Yourself), Gallmeister, 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Simon Baril. 

dimanche 14 juin 2020

L'enfer commence avec elle de John O'Hara


Présentation éditeur
New York, 1931. Gloria Wandrous collectionne les amants et écume les clubs clandestins dont regorge la ville en pleine prohibition. Assumant sa beauté et sa sexualité très libre, elle provoque et vient bousculer les mondains de la haute société new yorkaise.
Sa dernière conquête, Weston Liggett, est marié et père de famille. Obsédé par Gloria, Weston songe à tout quitter pour elle. Cette fois, elle pourrait bien succomber à la tentation d’une vie rangée auprès de lui, à moins que le destin n’en décide autrement.

Ce que j'en pense
Je sais bien qu'il ne faut pas juger un livre à sa couverture, mais c'est tout de même la somptueuse illustration et la composition de ce roman qui ont attiré mon attention. Et parfois, l'habit fait le moine, parce que L'enfer commence avec elle tient toutes ses promesses. En revanche, je ne suis pas fan du titre : je comprends que garder le titre original aurait été incompréhensible, mais bon...
Peu importe. Il y a dans ce roman l'élégance folle d'une époque et d'un esprit new-yorkais (l'auteur était l'une des plus grandes plumes du chic New Yorker) et l'acuité impitoyable d'un portraitiste de son époque. L'enfer commence avec elle est d'une grande virtuosité dans la construction et dans l'écriture : dès le début, nous passons de personnage en personnage, dans un kaléidoscope qui donne voix à plusieurs personnages. Le ton est donné d'emblée : chacun est saisi dans ses ridicules mais aussi dans ses aspirations déçues, on oscille entre satire et empathie. Ce sont des personnages de la petite bourgeoisie que nous suivons : ils ne sont pas assez riches pour ne pas travailler, mais suffisamment à l'aise pour fréquenter des clubs et des speakeasy plus ou moins chics. John O'Hara brosse le portrait de cette petite communauté new-yorkaise qui accuse le coup de la crise de 1929 en noyant ses soucis dans les bars alors prohibés. Sa plume est vive, sans concession et c'est assez savoureux. 
Et puis il y a Gloria, personnage inspiré d'une jeune femme de l'époque, une mondaine qui mourut dans des circonstances un peu étranges (suicide? pas suicide?). Ce n'est pourtant pas un true crime, car John O'Hara construit une histoire d'amour entre Gloria et Weston Liggett et se donne toute liberté en la matière. La façon dont il pose le personnage pour l'approfondir peu à peu est remarquable. Elle est au début une mondaine aux moeurs légères, rien de plus. Elle devient une figure complexe et d'une grande modernité. Complexe, elle l'est dans sa relation à Weston : leur nuit d'ébats amoureux commence par un viol (ça y ressemble fort en tout cas), somme toute. Et nous en apprenons de plus en plus sur Gloria, son enfance, avec des éléments inspirés du fait divers (et de l'histoire de Starr Faithfull). Gloria est par ailleurs une femme libre, qui ne veut pas a priori du mariage et de la vie d'épouse qu'on impose aux jeunes femmes. Elle a quelque chose des garçonnes de l'époque, comme on les appelait. Elle sort beaucoup, elle boit, elle mène une vie sexuelle très libre. Et nul jugement ne vient dater le propos de John O'Hara, on sent chez l'auteur une affection sans limites pour son personnage. 
Tout cela fait de L'enfer commence avec elle un roman très moderne qui m'a fait penser à Dorothy Parker, pour la modernité et la lucidité du propos, pour le portrait de moeurs très vif. On convoque souvent la référence à Scott Fitzgerald, que je n'ai pas lu depuis fort longtemps, mais je suppose qu'outre la classe sociale dépeinte, il est évoqué pour le caractère crépusculaire et mélancolique du récit. J'ai tout de même l'impression que l'écriture de John O'Hara est beaucoup plus sociale, et ce n'est pas pour rien que cette édition parle de "frontière du roman noir". Le destin de Gloria est tragique, et il l'est pour des raisons sociales : marquée dès l'enfance, elle ne peut dans la société qui est la sienne afficher une telle liberté tout en prétendant à l'amour, ce n'est pas acceptable. 
Quoi qu'il en soit, L'enfer commence avec elle est un superbe roman, et je sais que je vais lire Rendez-vous à Samarra, parce que je suis conquise par John O'Hara. 

John O'Hara, L'enfer commence avec elle (Butterfield 8), Editions de l'Olivier, 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Yves Malartic, traduction révisée par Mathilde Desprez. 

samedi 13 juin 2020

Trouver l'enfant de Rene Denfeld



Présentation éditeur
L’héroïne de ce roman est une détective privée de l’Oregon spécialisée dans la recherche d’enfants disparus, surnommée « La femme qui retrouvait les enfants ». Elle-même rescapée d’un kidnapping, elle a développé une intuition et un instinct de survie hors-norme. On la suit dans ses recherches à travers les patelins et les forêts mystérieuses du Pacific Northwest pour retrouver une fillette disparue depuis trois ans. 

Ce que j'en pense
Acheté à sa sortie, Trouver l'enfant attendait patiemment son tour, et alors qu'un nouveau volume sort chez Rivages, je me suis dit qu'il était peut-être temps. Je crois que jusqu'ici la thématique me faisait peur, non parce que cela réveillerait des angoisses, non non, mais parce que je craignais un traitement façon thriller. Or, pas du tout. 
Naomi est une détective hors normes, qui enquête seulement sur des disparitions d'enfants, fraîchement survenues ou plus anciennes, et dans ce roman, on la voit enquêter sur deux disparitions : l'intrigue principale tourne autour de la disparition, trois ans plus tôt, de la petite Madison, tandis qu'une deuxième enquête, plus tardive dans le roman, l'amène sur la piste d'un bébé disparu plus récemment. Pour les parents de Madison, elle est la dernière chance. 
Je ne veux pas vous gâcher le plaisir de la lecture donc je n'en dirai pas plus pour me concentrer ici sur ce que j'ai aimé dans ce roman. Il y a d'abord le personnage de Naomi : elle-même survivante d'un kidnapping lorsqu'elle était petite, elle a perdu tout souvenir de ce qui s'est passé avant qu'elle ne s'échappe. L'un des enjeux du roman, et de la série puisque c'est une série, c'est de voir Naomi reconstituer pas à pas ce qui lui est arrivé, et de le suivre dans sa trajectoire de femme. C'est déchirant, et je dois dire que Rene Denfeld construit un personnage tout en nuances, d'une grande complexité. En tant qu'enquêtrice, elle est également fascinante : elle a cette capacité des grands enquêteurs de fiction criminelle à se fondre dans le paysage, dans le milieu dans lequel elle mène son investigation. Elle s'imprègne des atmosphères, elle adopte le mode de vie local. Rien à voir avec ces enquêteurs qui font une entrée fracassante dans un coin paumé et qui bouleversent tout pour arriver à leurs fins, non, Naomi est plus dans la tradition inverse, l'enquêteur qui s'immisce doucement dans une communauté (dans la vieille Europe, songez à Maigret qui s'installe, prend sa tête de province, s'invite chez les gens). 
Et puis j'ai aimé le récit parallèle de l'histoire de la petite Madison : pas de détails horrifiques façon thriller de pacotille, mais une ambiance bien plus glaçante de conte, car nous adoptons alors le point de vue de la fillette, qui tente de s'approprier et de transcender ce qui lui arrive par l'imagination, et son imaginaire est celui des contes. Là encore le récit est d'une grande subtilité, notamment dans la relation de Madison avec le ravisseur. Ce dernier est un ogre, à la fois terrifiant, répugnant et touchant. Ses actes sont aussi abominables que sa propre trajectoire, et le bourreau a d'abord été une victime. Aucune complaisance cependant, ni dans la façon d'écrire les scènes les plus atroces, ni dans la façon d'humaniser ce personnage. 
L'autre enquête est l'occasion d'évoquer plus directement une dimension sociale : une mère pas comme les autres, le racisme qui ici s'exprime à bas bruit, et la mécanique tragique qui s'enclenche. Là aussi, c'est glaçant. 
Trouver l'enfant est un roman qui se dévore, avec une grande efficacité dans le rythme, et une force émotionnelle qui laisse une forte impression une fois le livre refermé. Bien sûr, j'ai acheté La fille aux papillons, tout récemment paru, mais je ne me presse pas, prise entre la hâte de retrouver l'univers singulier de Rene Denfeld et la crainte de ne plus avoir de livre d'elle à lire ensuite avant un bon moment... 

Rene Denfeld, Trouver l'enfant (The Child Finder), Rivages Noir, 2019. Traduit de l'anglais (USA) par Pierre Bondil. Disponible en poche. 


jeudi 11 juin 2020

Ces montagnes à jamais de Joe Wilkins


Présentation éditeur
Depuis la disparition de son père en plein cœur des Bull Mountains, il y a plusieurs années, et le décès récent de sa mère, Wendell Newman vivote de son salaire d’employé de ranch sur les terres qui appartenaient autrefois à sa famille. Comme un rayon de soleil débarque alors dans sa vie aride le petit Rowdy Burns, fils d’une cousine incarcérée, dont on lui confie la garde. Un lien puissant et libérateur se noue entre Wendell et ce garçon de sept ans mutique et traumatisé. Mais tandis que s’organise la première chasse légale au loup dans le Montana depuis plus de trente ans, les milices séparatistes qui vénèrent le père de Wendell se tournent vers le jeune homme. Bien décidé à ne pas prendre parti, Wendell devra tout faire pour protéger Rowdy et conjurer la violence qui avait consumé la vie de son père.

Ce que j'en pense
En voilà une merveille de roman! N'allez pas croire que toutes mes lectures m'enthousiasment de la même façon. Mais 1° je ne chronique pas les livres que je n'ai pas aimés ou que je juge moins intéressants ; 2° eh ben je choisis bien, aidée que je suis par mes libraires et par certains d'entre vous. 
Donc, une merveille de roman, disais-je. On est dans le Montana, mais pas un Montana d'opérette, non, dans une terre dure aux hommes. Le roman multiplie d'abord les points de vue sans que l'on perçoive les liens qui unissent les personnages. Cavale d'un redneck en fuite après avoir tué un loup et un garde-chasse, tentative de construire une vie décente pour un jeune homme qui recueille comme un fils un neveu pas comme les autres, vie brisée d'une femme, veuve et mère d'une grande jeune fille. Et puis les fils se nouent, formant peu à peu un écheveau inextricable. La maîtrise de la construction narrative et des temporalités est parfaite.
L'une des thématiques essentielles du roman est la filiation : que signifie être père, mère, fils ou fille? Et quels liens entretient-on avec sa terre? Les liens d'appartenance, à une terre, à une lignée, à un destin familial sont de toute façon déterminants comme dans une tragédie grecque : on n'y échappe pas. Il n'y a aucune condescendance ni aucune complaisance dans le regard de l'auteur sur ses personnages et sur les habitants de ce Montana-là, des petits blancs presque tous incultes, à la fois touchants et pitoyables, enragés par la guigne et par le sentiment que la terre (et tous ceux qu'il y a dessus, notamment les animaux) leur appartient et leur est redevable, aveuglés par une religiosité pour crétins, et... armés. C'est un cocktail explosif, et le pire est certain, car aucune personne ne peut échapper à la violence de cette société et à la souillure de la faute commise par le père.
Mais jamais le roman n'est glauque, il y a quelque chose de solaire dans Wendell, héros tragique et magnifique de Ces montagnes à jamais, qui va suivre malgré lui le trajet de son père. Et c'est pour cela que le roman est déchirant, et qu'on le referme le coeur pantelant. 

Joe Wilkins, Ces montagnes à jamais (Fall Back Down When I Die), Gallmeister, 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski. 

mardi 9 juin 2020

Marseille 73 de Dominique Manotti


Présentation de l'éditeur
La France connaît une série d’assassinats ciblés sur des Arabes, surtout des Algériens. On les tire à vue, on leur fracasse le crâne. En six mois, plus de cinquante d’entre eux sont abattus, dont une vingtaine à Marseille, épicentre du terrorisme raciste. C’est l’histoire vraie.
Onze ans après la fin de la guerre d’Algérie, les nervis de l’OAS ont été amnistiés, beaucoup sont intégrés dans l’appareil d’État et dans la police, le Front national vient à peine d’éclore. Des revanchards appellent à plastiquer les mosquées, les bistrots, les commerces arabes.
C’est le décor.
Le jeune commissaire Daquin, vingt-sept ans, a été fraîchement nommé à l’Évêché, l’hôtel de police de Marseille, lieu de toutes les compromissions, où tout se sait et rien ne sort. C’est notre héros.
Tout est prêt pour la tragédie, menée de main de maître par Dominique Manotti, avec cette écriture sèche, documentée et implacable qui a fait sa renommée. Un roman noir d’anthologie à mettre entre toutes les mains, pour ne pas oublier.


Ce que j'en pense
Avec Marseille 73, Dominique Manotti s'intéresse à une série d'assassinats et d'agressions méconnues, qui ont pris pour cible des Algériens dans une ville où, plus encore qu'ailleurs peut-être, la Guerre d'Algérie a laissé des plaies béantes. Et à mes yeux, Dominique Manotti fait oeuvre de mémoire comme a pu le faire Didier Daeninckx avec Meurtres pour mémoire : ce qu'elle exhume ici, c'est le sale passé de forces de l'ordre qui ne font pas que fermer les yeux, non, mais qui recèlent de véritables meurtriers. Et ça résonne, non, en ce moment? Dominique Manotti est bien trop subtile pour mettre tout le monde dans le même panier, et Marseille 73 nous montre une police à l'image de la société, composite, hétérogène : des chefs un brin lâches et très occupés par leur carrière et la politique, des agents parfois négligents, des enquêteurs qui font, tout simplement, leur métier. Tous sont là avec leur propre histoire, leur passé familial, mais tous ne savent pas faire passer les valeurs de leur métier et l'éthique attendue derrière leurs passions personnelles. C'est aussi pour cela que le roman est passionnant, il ne caricature jamais, il montre les forces en présence. 
Cela donne, je trouve, une écriture très proche du behaviorisme cher au roman noir, bien plus qu'un roman écrit par une historienne. Dominique Manotti retrouve ici une écriture sèche, qui claque, qui enregistre les comportements et les faits, sans interpréter à la place du lecteur, sans surenchérir dans un pathos de mauvais aloi. Cela peut en déconcerter certains : elle ne fait pas de concession au romanesque échevelé, mais c'est ce que j'apprécie, car ici les faits parlent d'eux-mêmes, pas la peine d'en rajouter. J'aime beaucoup la façon dont elle met au fronton de nombre de chapitres des extraits de la presse de l'époque. Je n'ai pas vérifié mais, sachant comment Dominique Manotti travaille, je suppose que ce sont des extraits authentiques. On peut y voir des effets de réel : "c'est l'histoire vraie", nous dit la 4ème de couverture, et ces documents de presse nous le rappellent, ancrent le roman dans le réel. Mais il y a plus. Les extraits de presse ne sont pas que factuels, ils dessinent une vision alors commune de ce réel : le racisme fondamental de la société française, lié en partie à l'histoire coloniale du pays. C'est glaçant, mais c'est salutaire de le percevoir. 
N'allez pas penser, d'après mes propos, que Marseille 73 est écrit à la manière d'un procès-verbal. Le behaviorisme n'empêche pas la force romanesque. Ce behaviorisme de l'écriture se conjugue avec une construction virtuose, et un effet de rythme crescendo. Plus on avance et moins on a envie de lâcher le roman. Il y a des moments de tension dignes d'un roman d'espionnage, on s'accroche, on frémit. Et cela s'accorde parfaitement avec la précision du "procedural" qui est me semble-t-il assez typique de Dominique Manotti, qui a déjà dit son admiration pour Ed McBain. Car Daquin et ses hommes sont des enquêteurs, pas des héros à la noix aux allures de super-héros. La procédure de l'enquête est leur arme, et croyez-moi, c'est passionnant. Cela fait naître une jubilation de lecture, et c'est presque un tour de force. 
J'ai dit Daquin? Oui, Daquin, et en voilà encore un que j'adore. Quel plaisir de le retrouver, lucide, rusé, rigoureux. Lui et ses hommes ne portent guère de jugement, ils ne font pas de politique, ils font (bien) leur métier, et c'est suffisant. Car peu importe les raisons que se donnent leurs adversaires, les faits parlent d'eux-mêmes, pas besoin de grand discours didactique et vertueux pour dire "le racisme c'est mal" : il s'agit de terrorisme raciste, de meurtres haineux (crimes de haine) comme on dit. CQFD.

Dominique Manotti, Marseille 73, Les Arènes Equinox, 2020.  



dimanche 7 juin 2020

Doux comme la mort de Laurent Guillaume


Présentation éditeur
Le Messager, mercenaire mandaté par la France pour assassiner l’un des leaders d’Al-Qaïda, découvre à la dernière minute qu’il a été trahi par ses commanditaires. Marc Andrieu, spécialiste de l’antiterrorisme, n’est plus que l’ombre de lui-même depuis que sa fille Eva a disparu. Et ces deux solitaires vont devenir les acteurs de la vengeance d’un troisième homme : Julien Vittoz, ancien ministre de la Défense compromis par un échec diplomatique, qui élabore un plan machiavélique pour assurer son retour. Son arme : le Messager, sa cible, Marc Andrieu. Autour de ces hommes, des innocents qui font les frais de ces machinations. Mais on ne manipule pas sans risques ceux qui n’ont plus rien à perdre.
Entrainant ses personnages d’Afrique de l’Ouest en France, Doux comme la mort est un thriller plein de surprises.

Ce que j'en pense
Voici une réédition fort sympathique et sans laquelle, peut-être, je n'aurais pas lu ce roman. Ce n'est pas le premier ouvrage de Laurent Guillaume que je lis, et sûrement pas le dernier. Doux comme la mort, déjà, quel titre! Vous en trouverez l'explication dans le roman même. Et quel roman! 
Ce que j'apprécie chez Laurent Guillaume, c'est cette façon d'écrire avec un substrat géo-politique très documenté et une ampleur romanesque assumée. Il connaît bien l'Afrique de l'ouest et ça se sent : il montre bien la complexité des situations, l'équilibre des forces en présence, l'enfer vécu par les populations, l'implication de nations lointaines comme la France. Tout cela est intégré à une intrigue captivante, entre roman noir et roman d'espionnage, avec barbouzes et saloperies politiques (vous avez compris, je pense, que je n'ai guère de considération pour la chose politique telle qu'elle va). Je ne peux pas trop entrer dans les détails sans dévoiler des pans entiers de l'intrigue, et ce serait dommage. Il y a un flic à la dérive, abîmé par la vie, à la recherche de sa fille, il y a un homme politique (une saloperie politique donc) pourri jusqu'à l'os et prêt à tout pour retrouver la flamboyance de sa carrière, il y a des hommes à la solde du pouvoir, chiens de garde zélés qu'on a envie de voir crever, il y a un héros ambigu à souhait, qu'on adore très vite. 
Comprenez bien une chose : chez Laurent Guillaume, ambiance testostéronée ne signifie pas intrigue débile pour simples d'esprits, ou virilisme moisi. Et c'est bien, car cela permet d'aimer le Messager, du début jusqu'à la fin. Laurent Guillaume crée ici un personnage à la fois très plausible et un surhomme de grand roman populaire, cocktail que j'adore, vous pensez bien (vous vous souvenez peut-être de mon amour pour le Toorop de La Sirène rouge). Le Messager n'est pas un gros con de mercenaire aux biceps surdimensionnés et aux moeurs de soudard, il a des zones d'ombre, des secrets, et à sa manière, il est un de ces Justiciers que le roman populaire affectionne depuis le XIXème siècle, mais avec une complexité romanesque typique du XXIè... Bref, il allie les points forts des deux perspectives. Doux comme la mort n'a donc rien d'un plaisir coupable, c'est une lecture jubilatoire et qui, à mon sens, rend moins con. Bref, c'est un excellent livre, et pis c'est tout. Alors ne boudez pas votre plaisir, lisez Doux comme la mort, et en plus vous aurez un livre à la couverture superbe.

Laurent Guillaume, Doux comme la mort (2012), La Manufacture de Livres, 2020. 


lundi 1 juin 2020

Un bilan pour mai 2020

Image empruntée à Goodwill Librarian

Pour une fois, j'ai fini un roman pile le soir du dernier jour du mois, ce qui est bien commode. Alors, qu'est-ce que ça donne pour le mois de mai, qui fut le mois du déconfinement? Ben à peu près la même chose que pour avril, en tout cas en nombre de volumes lus. Il faut dire qu'entre boulot et allergies, je ne me suis tant déconfinée que cela, et j'ai donc lu comme d'hab. J'ai lu 12 romans, et pas que du polar/noir. 

J'ai fait une incursion en littérature ado/YA, avec Les aventures d'une lady rebelle de Makenzie Lee, un très chouette roman d'aventures.
J'ai lu des nouvelles de Lauren Groff, Floride, et j'ai beaucoup aimé : sans doute lirai-je un de ces jours Les furies

J'ai fait une incursion dans les littératures SFFF avec Cendres de Johanna Marines, qui m'a fait passer un très bon moment dans un univers steampunk.
Enfin, je vous ai parlé d'Autochtones de Maria Galina, chez Agullo, roman étonnant et fascinant, qui m'a permis de découvrir cette romancière. 


Côté polar et roman noir, j'ai fait de superbes lectures: 
De belles découvertes (parfois tardives mais je ne suis pas rapide, vous le savez), du côté des premiers romans, avec Les militantes de Claire Raphaël, au Rouergue, ou Ces montagnes à jamais de Joe Wilkins, chez Gallmeister; j'ai enfin lu Trouver l'enfant de Rene Denfeld, chez Rivages Noir, et Le sourire du scorpion de Patrice Gain (Le Mot et le Reste).
J'ai poursuivi l'oeuvre d'Andrea G. Pinketts, avec L'absence de l'absinthe, élégant et désespéré, et il faudra un jour que je consacre un billet à cet auteur hélas disparu que j'aime tant. J'ai lu avec un immense plaisir le classique mais très bon Banditi d'Antoine Albertini (JC Lattès), qui prend la suite de Malamorte (lu le mois précédent). 
Dans les confirmations, s'il en était besoin, j'ai dévoré Doux comme la mort de Laurent Guillaume (La Manufacture de Livres), et pris une grande baffe avec Marseille 73 de Dominique Manotti (Equinox Les Arènes). 

Croyez-moi, dans toutes ces lectures noires du mois, il m'est très difficile de hiérarchiser, de dégager LE coup de coeur. Alors je vais procéder autrement et distinguer ceux qui m'ont plus encore que les autres emportée :
- si vous voulez lire un grand roman politique, lisez le Manotti, qui sort dans quelques jours. 
- si vous voulez être pris aux tripes par du noir tragique et somptueux, lisez le Gain, le Denfeld ou le Wilkins. 
- si vous voulez un roman qui allie efficacité narrative, précision de l'écriture, ancrage politique et géo-politique, et lecture jubilatoire avec personnages à la fois tragiques et "surhumains" au sens où l'entendait Eco, lisez Doux comme la mort de L. Guillaume.