dimanche 17 décembre 2023

Objectif Zéro d'Anthony McCarten



Présentation éditeur

Ils sont dix, viennent des quatre coins des États-Unis, et partagent le même but : gagner trois millions de dollars. Le bêtatest « Objectif Zéro », imaginé par initiative Fusion, tient en une ligne. Les participants ont deux heures pour disparaître des radars. Si, au bout de trente jours, ils ne sont toujours pas repérés, ils remportent la coquette somme.

Relativement facile ? C’est sans compter les agents de Fusion, une des entreprises les plus innovantes et puissantes au monde, qui sont lancés à leurs trousses. Drones, algorithmes prédictifs, capteurs de reconnaissance faciale et de mouvement… Fusion est sûre de débusquer tous les participants et de recevoir ainsi l’aval de la CIA pour lancer une application révolutionnaire de surveillance des citoyens. Mais une jeune femme sous-estimée par les algorithmes va leur donner du fil à retordre.


Ce que j'en pense

A priori, Objectif Zéro n'a rien pour me plaire : il relève du techno-thriller et ce n'est pas ce que je préfère. Mais je l'ai reçu en service presse, et même si je ne l'avais nullement demandé, j'ai fini par l'ouvrir, parce que j'avais envie d'un page-turner. Et franchement, Anthony McCarten ne manque pas de talent, de savoir-faire. Il sait piquer la curiosité du lecteur, et dans des chapitres courts, alternent les points de vue des chasseurs et des proies avec habileté et un brin d'humour. 

Je suis donc arrivée à un peu plus de la moitié du roman sans m'en rendre compte, bien accrochée, et assez épatée par la capacité de l'auteur à faire exister les personnages, y compris ceux des fugitifs qui tombent plus ou moins rapidement. McCarten a un joli talent pour donner de la chair à ses protagonistes. 

Mais il faut bien le reconnaître, jusque là, tout en trouvant ma lecture fort plaisante, j'aurais pu l'interrompre sans me sentir frustrée. Et puis il y a un plot-twist. Oh! pas un de ces retournements comme je les exècre, dans ce que je considère comme de mauvais thrillers. Non, un truc que je n'avais pas vu venir, mais alors pas du tout, et qui m'a empêchée de lâcher le roman ensuite. Jusque là c'était du beau travail, mais à partir de ce coup de théâtre, le roman prend une autre dimension. 

L'interrogation du roman (quel prix est-on prêts à payer pour préserver notre sécurité?) se fait plus subtile mais aussi plus aigüe, et insuffle assez de noirceur au récit et à son dénouement pour contrebalancer l'effet thriller, avec ses aspects idéologiques parfois un peu rances. 

Je me demandais comment l'auteur allait se dépêtrer de la mécanique qu'il avait enclenchée, comment il allait éviter le simplisme que d'autres auraient adopté sans hésiter pour livrer une fin propre et rassurante. Et il s'en tire très bien, sans manichéisme, sans angélisme, sans naïveté, avec une porte entrouverte sur juste ce qu'il faut d'espoir. 

McCarten est presque un vieux routier au vu de son pedigree : même s'il vit à Londres et Los Angeles, d'après sa fiche Wikipédia en tout cas, le fait qu'il soit néo-zélandais n'est pas anodin. Comprenez qu'il n'est pas américain, et je crois que ça fait une différence. 


Anthony McCarten, Objectif Zéro (Going Zero), Denoël, Sueurs froides, 2023. Traduit de l'anglais (Nouvelle Zélande) par Frédéric Brument.

vendredi 15 décembre 2023

LOTUS - Un inédit de Sébastien Raizer



Sébastien Raizer, vous le savez, fait partie à mes yeux des auteurs de roman noir les plus importants et les plus singuliers. Avec Terres noires (2023), il vient de clore une trilogie, inaugurée avec Les Nuits rouges en 2020, poursuivie avec Mécanique mort en 2022, le tout en Série Noire (Gallimard). 

La puissance de sa vision, la beauté de son écriture en font à mes yeux un auteur incontournable, et il nous fait l'amitié et l'honneur d'offrir un texte qui vient compléter la trilogie. Non, je ne me mets pas à parler à la première personne du pluriel par mégalomanie, mais parce que nous sommes quelques uns à qui il fait cet immense plaisir. 

Voici donc Lotus, cadeau précieux à l'approche de Noël. Savourez, dégustez, c'est comme toujours un très grand cru. 

Ce texte est la propriété intellectuelle de Sébastien Raizer et est donc soumis la législation sur les droits d'auteur.

Lotus de Sébastien Raizer @2023 Sébastien Raizer

dimanche 29 octobre 2023

Le smoking des orques de Vincent Maillard



Présentation éditeur

Sébastien, documentariste en mal de projets, réussit à convaincre son producteur de l’envoyer à Nice en repérage pour un film sur les orques, ces prodigieux cétacés. Mais le spectacle auquel il assiste au parc aquatique Océland tourne au désastre lorsqu’une vieille orque entraîne son dresseur Ludo au fond de la piscine. La mort suspecte de ce dernier quelques jours plus tard à l’hôpital, alors qu’il est quasiment rétabli, ainsi que celle de son ami journaliste à La Provence persuadent Sébastien qu’Océland baigne dans un milieu aussi saumâtre que l’eau de ses bassins. Depuis le couple qui dirige l’établissement jusqu’aux mafias de l’Est et du Proche-Orient, en passant par des rumeurs de sextapes dans le club de foot local : ça craint, c’est dangereux. Sébastien escomptait réaliser un film sur l’harmonie du vivant, le voilà emporté dans le tourbillon de la grande chasse d’eau des basses-fosses humaines.


Ce que j'en pense

Vous vous souvenez que j'ai découvert il y a peu, grâce à sa sortie en poche, Vincent Maillard (avec L'os de Lebowski, FOR-MI-DABLE)? Eh bien c'est à l'occasion d'Un aller-retour dans le noir à Pau que j'ai également constaté que l'auteur avait sorti, voici quelques mois (et sans doute quand le précédent est sorti en poche), un nouveau roman, Le smoking des orques

Pour ma part, si j'ai visité nombre de zoos, dans lesquels se trouve parfois un espace de démonstration avec de gentils dauphins, je n'ai jamais vu un tel "spectacle" ni fichu les pieds dans les parcs aquatiques dont il est ici question. La raison est que c'est bourré d'enfants qui hurlent, mais passons. 

Vincent Maillard nous offre avec Sébastien un de ses personnages un peu décalés, une sorte d'inadapté au milieu dans lequel il devrait pourtant trouver sa place, le monde de la télévision. Il projette de réaliser un documentaire sur les orques, et alors qu'il se rend dans un parc aquatique de la Côte d'azur pour prendre des contacts et commencer à construire son documentaire, un des soigneurs/animateurs du numéro des orques est "attaqué" par Bulko, en l'occurrence maintenu un peu trop longtemps sous l'eau et secoué comme un pantin par le splendide animal soudain incontrôlable. Deux morts suivront.

Le smoking des orques (titre superbe) est la quête sentimentale et existentielle d'un anti-héros qui ne parvient pas à jouer le jeu de son univers professionnel, superficiel, bling-bling, où la bêtise et l'argent règnent en maître. Et il est bien trop lucide et malin pour ne pas comprendre que la soudaine révolte de Bulko sent mauvais. 

Si le roman n'est en rien un polar avec enquête et tout et tout, c'est bel et bien, à mon sens, un roman noir. Le prologue crée une attente (au sens de l'horizon d'attente) typique du roman noir, oriente d'emblée notre regard de lecteur. Il ne sera donc pas question d'une simple errance sentimentalo-existentielle, ni d'un roman naturaliste sur les orques, ou plutôt, ces deux aspects sont liés à un regard démystificateur, celui d'un roman noir sur une société et un monde politique corrompus, qui sacrifient sans l'ombre d'un scrupule l'équilibre d'un milieu naturel et des espèces qui l'habitent à leur intérêt (politique et surtout économique) personnel. Le smoking des orques est un roman noir parce qu'il soulève le tapis et nous montre les merdes qui sont planquées dessous, à partir d'un élément de rupture (des morts qui n'ont rien de naturel). Il le fait avec son héros mi-candide mi-désabusé, avec un propos solidement documenté (sur les orques, en particulier), et une fin ouverte qui m'a enchantée. 

Et puis on retrouve ici le style caustique de Vincent Maillard, très (trop?) appuyé dans une première moitié du roman, son sens de la formule qui fait mouche ; ensuite le ton se fait plus doux-amer, et j'avoue que j'ai aimé la couleur que prend le roman lorsque Sébastien est à Vancouver. Il y a des passages superbes sur la beauté de ce milieu naturel, sans que l'on perde de vue l'auto-dérision du personnage. Mais elle passe en "moderato", en quelque sorte. Comme dans son précédent roman, il y a une forme de désespoir, un sens du tragique (oui oui, je trouve) qui me plaisent énormément, et qui font que Vincent Maillard est plus dans le noir que dans la "comédie policière". J'ai adoré également les passages intermédiaires où se font entendre les orques : si loin si proche...

En résumé : Le smoking des orques, superbe titre pour un roman à lire absolument, par un auteur qui a sa petite musique singulière dans le roman noir, le tout dans un grand format très très beau (oui je suis superficielle).


Vincent Maillard, Le smoking des orques, Philippe Rey, 2023.  


lundi 25 septembre 2023

L'Echiquier de Jean-Philippe Toussaint

Présentation éditeur



« Je voulais, écrit Jean-Philippe Toussaint, que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de partie, je voulais que ce livre me raconte, m’invente, me recrée, m’établisse et me prolonge. Je voulais dire ma jeunesse et mon adolescence dans ce livre, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d’échecs, je voulais faire du jeu d’échecs le fil d’Ariane de ce livre et remonter ce fil jusqu’aux temps les plus reculés de mon enfance, je voulais qu’il y ait soixante-quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d’un échiquier. »

Ce que j'en pense

Jean-Philippe Toussaint et moi, c'est une vieille histoire : pas autant que Modiano, mais tout de même. J'ai commencé à le lire en 1997, lorsqu'est sorti La Télévision, et j'ai depuis lu presque tous ses livres. Comme j'attendais que ma librairie préférée reçoive de nouveaux exemplaires de L'Echiquier, j'ai relu La Salle de bain pour patienter. Et j'ai enchaîné ce week-end avec ce nouvel opus, que je suis allée acheter samedi. Je ne saurais dire pourquoi j'aime cet auteur, mais le fait est : sa délicatesse, son auto-dérision, son sens de la Beauté, le rythme de ses récits et de ses phrases, tout me séduit.
Avec L'Echiquier, Toussaint livre en 64 chapitres - comme le nombre de cases sur l'échiquier - une introspection, une promenade autobiographique dans laquelle se mêlent souvenirs fondateurs et réflexions sur l'écriture. Dans cet autoportrait de l'auteur, il y a une sorte de contrainte - 64 chapitres, jamais deux fois la même "case" - et pourtant, le récit semble totalement libre, fonctionnant par associations, ellipses, bifurcations.
Vous allez dire que c'est une obsession, mais je lui ai trouvé des accents furieusement modianesques, à cet Echiquier, lorsqu'est évoqué cet ami de pensionnat, disparu d'une façon mystérieuse, lui dont la vie entière était nimbée de mystère... Et puis il y a Gilles Andruet, ami d'enfant aussi, reparu, disparu, mort tragiquement.
L'Echiquier évoque la figure du père de l'auteur, et les appartements dans lesquels Toussaint a vécu au fil des ans, ou qu'il a fréquentés. En relisant La Salle de bain, j'ai d'ailleurs été frappée par l'importance des lieux de vie, de l'appartement, justement.
L'Echiquier est plein de ces ombres, père, amis, lieux, qui font une vie, qui sont comme des fantômes qui peuplent l'esprit de l'auteur quand la vieillesse se profile, fantômes qui se font plus présents lorsque la pandémie survient, et avec elle, la suspension de toutes activités sociales et professionnelles, ou presque.
Et tout au long du récit, la réflexion sur l'écriture, la fiction, le rapport au réel, le jeu : les grands joueurs d'échec du XXème siècle, Nabokov, Zweig, sont autant de fantômes qui parcourent ces pages, donnant au texte une profondeur émotionnelle qui va bien au-delà d'une écriture à contrainte.
L'Echiquier est sans doute plus sombre, ou plus mélancolique que d'autres textes de l'auteur, mais une fois encore, quelle beauté, quelle grâce!
Voilà, vous le savez maintenant, Jean-Philippe Toussaint fait partie de mon petit panthéon personnel.

Jean-Philippe Toussaint, L'Echiquier, Editions de Minuit, 2023. 

mardi 19 septembre 2023

Bonhomme d'Yvan Robin



Présentation éditeur

C'est l'été. Milo vient chez ses grands-parents, comme chaque année, tranquille. Il a ses habitudes. La maison est petite mais agréable, le jardin donne de juteuses tomates, et l'ado passe ses journées à la piscine municipale avec ses copains, Tom, Shen, Louise, Farah, et surtout Justine.
Sauf que l'ambiance est étrange, cette fois, car voilà un an que son grandpère a disparu sans laisser d'adresse. Parti. Volatilisé. Et si Milo peut désormais emprunter sa moto pour rompre le tête-à-tête avec sa grandmère, cette absence pèse dans la chaleur de juillet.

Ce que j'en pense

Vous souvenez-vous de vos étés, chez vous ou dans une maison familiale, quand le temps s'étirait? Vous rappelez-vous ces journées passées à la piscine avec les potes? Il y a dans cette novella d'Yvan Robin une capacité à capter ces instants d'adolescence, ces sensations, ces émotions et les premiers émois, comme on dit, qui permettent à Bonhomme de toucher bien au-delà du public de la collection (les adolescents). C'est une adolescence d'aujourd'hui, mais vue avec la tendresse d'un auteur qui n'est plus un ado. Rien de caricatural chez ses personnages, pas de cliché sur les rivalités amoureuses. C'est déjà beaucoup, et suffisant pour prendre plaisir à lire Bonhomme

Mais nous sommes aussi dans la collection Faction, qui non seulement se refuse à toute caricature d'adolescent ou de littérature pour ado, mais qui n'oublie pas de saisir le "social", dans des romans noirs qui prennent position dans le monde. Et le titre Bonhomme met sur la piste. Milo est à un âge où se construit son identité (elle ne cessera d'évoluer mais c'est tout de même un moment crucial), et il a tendance à idéaliser son grand-père, surnommé Giant Joe, ancien boxeur, qui s'est volatilisé un an plus tôt. Fuite? Suicide? Meurtre? Le zigue était coureur de jupon, sûr de sa virilité, un "bonhomme", quoi. Tout est donc possible avec lui.

Milo va se mettre en tête d'en savoir un peu plus, mais attention, hein, on n'est pas dans le club des cinq, il n'enrôle pas ses copains dans sa quête, il observe, fouille un peu dans le grenier, et fait des découvertes inattendues, qui vont remettre en question sa vision des choses. 

Bonhomme est, en dépit ou peut-être à cause de son titre, un beau roman sur les femmes et les relations entre hommes et femmes. Il y a Justine, la jolie Justine qui trouble Milo, et que pour cette relation-là, Yvan Robin évite tous les pièges. C'est une amitié et un amour d'adolescents, dans tout ce que cela peut avoir de fougueux et de simple à la fois, et jamais Milo ne surjoue la virilité, ni Justine une féminité de pacotille. Et puis il y a Mamette, la grand-mère : un bonheur de personnage, qui touche au coeur alors qu'elle semble un peu en retrait. Mais en réalité, elle est au centre de tout. 

Bonhomme évite donc les pièges mais reprend le motif de l'initiation, de l'été où tout change (et en même temps rien ne change, on n'est pas dans un roman d'opérette). C'est un bijou de plus dans l'épatante collection Faction, à lire sans modération, même quand on a passé l'âge. 


Yvan Robin, Bonhomme, In8 Faction, 2023.

samedi 16 septembre 2023

Terres noires de Sébastien Raizer



Présentation éditeur

Sur le point de quitter l’Europe, Dimitri Gallois et Luna Yamada sont victimes d’un règlement de compte sanglant. Mafia serbe, armée privée américaine, groupe bancaire basé au Luxembourg : la véritable cible de cette collusion toxique est Santo Serra, à la tête d’une branche stratégique de la ‘Ndrangheta, et c’est avec lui que Dimitri et Luna vont tenter de briser l’engrenage mortel qui les happe.
Lorsque l’horizon semble s’éclaircir, Luna disparaît au cours d’une embuscade. Pour la retrouver, Dimitri va fouler les terres les plus noires de la sauvagerie et de la folie contemporaines.

Ce que j'en pense

Terres noires est le volume conclusif d’une trilogie, et quelle conclusion !
Nous retrouvons ici Dimitri, Luna, Nesrine, Keller, tous ceux que l’on a aimés. Le roman s’ouvre sur la promesse d’un départ, sur la possibilité d’accéder à « la vraie vie vivante ». Pour cela, il faut quitter l’Europe, s’arracher à l’anéantissement de « ce monde somnambule » qui poursuit « son inexorable errance vers la nuit, le feu et la mort ». Mais vous vous en doutez, ce ne sera pas simple.
Terres noires continue, après Mécanique mort, de montrer la source du chaos, de révéler les racines du Mal, et pour cela, il lui faut remonter au haut de la pyramide, là où se niche la promesse du néant. La finance, la banque, et vous n’aurez pas de mal à reconnaître la banque « réelle » qui ne se cache même pas : comme toujours, Sébastien Raizer mentionne ses sources. Elles sont nombreuses, elles sont disponibles, tout est clair à qui veut voir.
Autrement dit, Sébastien Raizer poursuit le changement d’échelle amorcé avec Mécanique mort, et il aborde la dernière phase de la destruction : après la crise (Nuits rouges), le crime (Mécanique mort), voici la guerre, totale, folle, inéluctable, dernière étape de la prédation capitaliste.
« Parce que la guerre est la nature fondamentale du capitalisme, système plus vérolé que la vérole elle-même. On nous demandera, dans l’absolu des siècles : « et vous faisiez partie de ce système ? », ou bien : « et vous souteniez et alimentiez ce système ? ». Alors, dans la sincérité de notre cœur, frères humains, que répondrons-nous ? »
Pour montrer les forces à l’œuvre, il introduit ici Santo Serra, chef de l’organisation criminelle, superbe personnage qui, comme Sébastien Raizer nous y habitués, est à la fois une force de chaos (la criminalité organisée) et une force d’équilibre. Face à nos personnages, Thomas Allen, à la tête de la grande société bancaire et financière prête à détruire le monde pour asseoir son empire, pure force de chaos et de destruction qui sème la mort dans l’entourage de Santo Serra, et qui n’hésite pas à faire de l’Europe et de la planète un enfer, littéralement, qui brûle, se consume. Parce que « la crise, le crime et la guerre sont profitables ».
L’affrontement promet d’être sanglant.
Terres noires m’a semblé plus sombre (c’est vous dire) que les précédents volumes. Il y a des moments de délire presque réconfortants, et je vous laisse découvrir la mue de Midget. Mais l’heure n’est pas à l’échappée dans des instants de tendresse et d’humour. Ou plutôt, pour y accéder, il faut en passer par le trou noir de la destruction.
Dans la lignée de la lecture politique de Mécanique mort, Terres noires montre la dernière phase du cycle, celle de la guerre, de la destruction de toutes choses. A sa manière, il envisage l’apocalypse. Nihiliste, le roman affiche volontiers sa parenté avec Dostoïevski. Sébastien Raizer n’est ni un complotiste ni un fou, il livre une vision puissamment poétique et spirituelle, et la destruction ne débouche pas sur le néant, mais sur un autre possible. Et je ne révèle rien en vous disant que le dernier mot du roman est « vivantes ». Si Terres noires est plus sombre, il offre l’accès à la « vraie vie vivante » par un épilogue sidérant de beauté.
Dans la mort il y a de la vie, et inversement. Auprès de Gallois, marqué par la mort et la perte, il y a Luna.
Et toujours, ce sens du rythme, de l’intrigue, la force inouïe des personnages.
Avec Terres noires, Sébastien Raizer livre une « œuvre noire solaire », concluant magistralement sa trilogie européenne.

Sébastien Raizer, Terres noires, Gallimard, Série Noire, 2023.



 

mardi 12 septembre 2023

Deux secondes d'air qui brûle de Diaty Diallo



Présentation éditeur (poche)
Entre Paname et sa banlieue : un quartier, un parking, une friche, des toits, une dalle. Des coffres de voitures, chaises de camping, selles de motocross et rebords de fenêtres, pour se poser et observer le monde en train de se faire et de se défaire. Une pyramide, comme point de repère, au beau milieu de tout ça.
Astor, Chérif, Issa, Demba, Nil et les autres se connaissent depuis toujours et partagent tout, petites aventures comme grands barbecues, en passant par le harcèlement policier qu'ils subissent quotidiennement.
Un soir d'été, en marge d'une énième interpellation, l'un d'entre eux se fait abattre. Une goutte, un océan, de trop. Le soulèvement se prépare, méthodique, inattendu. Collectif.

Ce que j'en pense
Diaty Diallo était invitée aux Ecrits d'août à Eymoutiers cette année, mais je ne pouvais m'y rendre ce jour-là. Je le regrette, mais au fond, le livre importe plus que cette rencontre. 
Deux secondes d'air qui brûle m'a d'abord séduite par son titre (vous savez combien je suis sensible aux titres), que je trouve magnifique. Le roman tout entier est incandescent. Il l'est dans sa dimension politique: Diaty Diallo livre, comme on a pu le lire partout à la sortie du roman, un portrait fin des "quartiers" et de leur jeunesse abandonnée par la France, par l'Etat. Elle saisit les rapports d'oppression et de domination, avec ces "hommes en bleu" qui de contrôle en contrôle, de rappel à l'ordre en interpellation, sont constamment dans un rapport de force inégal, et incarnent la violence systémique qui met toujours ces jeunes gens sur la brèche. Et cette dimension politique d'un roman de révolte n'est pas rien, comme le rappellent les remerciements et les hommages à ceux qui sont morts sous les coups ou les balles des forces de l'ordre. Deux secondes d'air qui brûle est une manière de tombeau (littéraire) à ces visages que nous avons vus sur nos écrans de télévision, un signe envoyé à ceux qui les ont connus et aimés. 
Mais Diaty Diallo n'est pas un porte-voix, elle est une voix, une voix littéraire, à mon avis de tout premier plan. Elle a une écriture sensible, qui restitue en quelques mots, en quelques phrases, une atmosphère, une lumière, des odeurs, des mouvements. Elle parvient à restituer quelque chose - du moins je le suppose - de l'inventivité linguistique des habitants de ces quartiers, du métissage, d'une langue urbaine. Elle lui rend une force poétique inouïe. Jamais elle n'est dans le folklore ou le pittoresque, puisqu'elle est dans la re-création littéraire, soutenue par un travail sur la syntaxe et le rythme. Parfois Diaty Diallo enchaîne, staccato, des phrases courtes, minimales, économes. Parfois elle travaille au contraire la longueur de phrases qui s'enroulent sur elles-mêmes, mêlant paroles rapportées, narration, paroles de morceaux de musique. 
Parce qu'elle est une autrice, elle ne s'englue pas dans le reportage de mauvais aloi. Elle a un talent incroyable pour dessiner ses personnages, et ils ne sont pas ces silhouettes à capuche, dépourvues de visage, que nous livrent en pâture les prétendus médias d'information. Elle n'esquive pas la tragédie, mais elle en fait un moment, l'étincelle terrible. Mais au fond, en dépit de la saine colère qui anime le texte et sans doute son autrice, elle livre avant tout un portrait incandescent de cette jeunesse dont personne ne veut. Et pourtant, ces jeunes garçons auxquels elle attache ses pas de romancières sont solaires, inventifs, drôles, déjà harassés d'ennui et de résignation. Mention spéciale pour l'extravagant Nil, le génial chaudronnier à la verve incroyable, à l'énergie bien barrée.  
C'est sans doute ce qui m'a le plus frappée et bouleversée dans ce roman : ces moments où ces enfants, ces adolescents, ces jeunes adultes, investissent un espace, se l'approprient. Les corps exultent, comme dirait l'autre. Deux secondes d'air qui brûle est un magnifique roman sur l'adolescence - et aussi sur l'enfance. La joie pure, le désir, le plaisir d'être là, ensemble ou seul, de sentir et de se sentir vivant, la capacité à s'emparer du moment, rien de plus. 
Je pourrais multiplier les exemples de passages qui m'ont tourneboulée, mais je n'en évoquerai que deux, assez rapprochés dans le texte, d'ailleurs. 
Le premier est celui où Diaty Diallo parle de la halle du "zéro" (lisez, vous comprendrez), investie et transfigurée par les jeux d'enfants : le pouvoir de l'imagination, des histoires et des jeux, c'est superbe. Parce que oui, bonnes et mauvaises gens que nous sommes, nous avons tendance à oublier que dans ces non-lieux ("un lieu sans en être un"), des êtres vivent, aiment, rient, jouent. Et ces enfants font de la "halle" une salle de bal, un lieu de fête où l'on peut entonner du Piaf jusqu'à s'évanouir. 
Le second est le moment où avant l'embrasement final, tout le quartier se réunit pour un repas et une fête à ciel ouvert, hommage ultime à Samy. Et croyez ce que vous voulez, BFM et Valeurs actuelles si ça vous chante, mais cette scène, aussi paroxystique soit-elle, m'a rappelé des récits, des évocations de moments bien réels, dans ces "quartiers". Les enfants qui courent partout, le visage luisant de gras, les vieux assis tranquillement : "Manger, c'est vraiment la douceur". 
Le final est éblouissant, suspendu, définitif, tout à la fois. Pour ces Deux secondes d'air qui brûle, ça valait la peine. 
 
Diaty Diallo, Deux secondes d'air qui brûle, Points, 2023. Initialement paru au Seuil, en 2022. 

La Situation de Karim Miské



Présentation éditeur

France 2030. Kamel Kassim vit dans le quartier de Belleville et depuis trois mois, des affrontements entre coalition de gauche et milice d’extrême droite embrasent Paris et sa banlieue. Pour préserver ce qu’il reste de ses idéaux, Kamel évite de sortir de chez lui. Jusqu’au jour où une attaque au pied de son immeuble l’oblige à s’impliquer. Il plonge alors dans la noirceur d’un pays fracturé : ses rouages politiques, ses intrigues sinistres. Ses ultimes zones d’humanité qui aident à espérer. 

Ce que j'en pense

Il y a des romans que l'on n'attend pas, mais qui continuent de vous habiter bien après leur lecture. J'associais le nom de Karim Miské au roman noir, à Arab Jazz, paru en 2012 chez Viviane Hamy.
De fait, La Situation de Karim Miské (Les Avrils) est un roman noir, mais aussi un roman dystopique, (à peine), et également une histoire d'amour, quasiment une actualisation de Roméo et Juliette. Je l'ai lu cet été, et les soulèvements à la suite de la mort du jeune homme à Nanterre, avec la violente répression qui s'en est suivie, résonnaient très fort avec ma lecture.
Si je dis que c'est à peine une dystopie, c'est justement parce que le récit nous tend le miroir de ce qui nous attend. J'allais ajouter "si nous n'y prenons garde", mais mon pessimisme m'en empêche.
Néanmoins il serait réducteur de considérer que l'auteur joue les Cassandre et rien d'autre. Il fait avant tout oeuvre de fiction, avec des personnages très bien dessinés, et une construction implacable. Il maîtrise les codes des genres qu'il aborde, sans faire le mariole, sans surjouer la virtuosité. Ses personnages ne sont pas des types sociologiques, ils sont des êtres de chair et de sang. Enfin, si je peux dire, parlant d'êtres de papier...
J'ai frémi avec eux, et j'ai frémi pour nous. Je ne voudrais pas, vraiment pas, que nos futures années soient conformes à cette Situation, que Karim Miské ait manqué d'imagination, en somme. Tout est si... plausible, dans ce portrait politique de la France de 2030.

Karim Miské, La Situation, Les Avrils, 2023.

mercredi 16 août 2023

Okavango de Caryl Férey



Présentation éditeur

Engagée avec ferveur dans la lutte antibraconnage, la ranger Solanah Betwase a la triste habitude de côtoyer des cadavres et des corps d'animaux mutilés.
Aussi, lorsqu'un jeune homme est retrouvé mort en plein cœur de Wild Bunch, une réserve animalière à la frontière namibienne, elle sait que son enquête va lui donner du fil à retordre. D'autant que John Latham, le propriétaire de la réserve, se révèle vite être un personnage complexe. Ami ou ennemi ?
Solanah va devoir frayer avec ses doutes et une très mauvaise nouvelle : le Scorpion, le pire braconnier du continent, est de retour sur son territoire...

Ce que j'en pense

Il y a dans ce nouveau roman noir de Caryl Férey tout ce qui fait la force du genre : une intrigue impeccablement construite qui captive le lecteur, un regard plein d'humanité et d'empathie, une vision politique et sociale. Alors embarquez!

Jamais Caryl Férey n'est lourdement didactique. C'est un des tours de force du roman : il nous apprend énormément de choses, sur la Namibie et les pays alentour, sur les animaux, sur la colonisation, sur les populations diverses qui peuplent tous ces territoires, sur la mondialisation, sur la logique de marché qui entretient le trafic, sur la société namibienne. Et là vous vous dites : bigre! ça en fait des choses, ça doit être indigeste. Eh bien pas du tout, pas une page de trop, pas un paragraphe lourdingue. Caryl Férey est un romancier aguerri, et si l'on mesure le travail qu'il faut pour arriver à une telle fluidité, on se doit de saluer son savoir-faire. Que les éléments de compréhension passent par le récit même ou les dialogues, ils surviennent en tout cas "naturellement". 

Il y a plus : Okavango montre que tout cela est lié. Le colonialisme a non seulement laissé des traces, mais il revêt de nouveaux visages, donnant lieu à de nouvelles guerres. Poids de l'Histoire et rapports de domination très actuels se conjuguent, cruellement, tragiquement. Tout est affaire de domination d'ailleurs: des peuples européens sur les peuples africains, des puissances économiques d'aujourd'hui sur les populations locales, des hommes sur les femmes, des êtres humains sur les animaux. Volonté de puissance, de profit : la plaie sempiternelle. 

Face à cela, des figures fortes : Solanah, la ranger magnifique du roman, une femme droite dans ses godasses, qui a fait des choix peu conventionnels dans son pays. Vibrante de colère, troublée par ses propres désirs, loyale : elle incarne un contre-pouvoir salutaire à la saloperie. Priti est une jeune femme libre, solaire, qui a la fougue de la jeunesse. J'ai un faible pour ce personnage, sa vivacité, sa rapidité, son humour. Les femmes ne sont pas bien traitées par les hommes sûrs de leur bon droit. Et Caryl Férey est - toujours - du côté des femmes, sans mièvrerie ni paternalisme.

Il y a Seth, aux côtés de ces deux femmes, que vous allez adorer aussi. Et puis il y a John, ambigu, nimbé de mystère, un personnage follement romanesque, dont la rédemption ne peut qu'aller de pair avec la tragédie. Il y a N/Koï, qui nous donne des clés de compréhension sur son peuple. Il est l'ami fidèle de John, présent quoi qu'il arrive. Je ne vous donne là qu'un aperçu de la galerie des personnages. Tous animent ce récit de bout en bout, tous portent quelque chose de la société dépeinte, de sa folie, de sa démesure, de ses espoirs aussi. Les 500 pages et quelques se dévorent, parce que Caryl Férey s'y entend pour construire un solide récit, pour insuffler du souffle à l'intrigue. On vibre, on a peur (pour les personnages), on rit, on est bousculé, on est bouleversé. 

Et puis il y a les animaux, personnages majeurs de ce roman. Il y a des scènes bouleversantes d'amour, ou de cruauté, d'ailleurs. Caryl Férey brosse des portraits saisissants et nous offre des passages d'une beauté infinie, d'une grâce... Il y a ces moments où les animaux paient le prix de la cupidité humaine, ou de leur pure cruauté. La scène fondatrice de la "conversion" de John est terrible, traitée comme une scène de guerre, massacre d'une violence inouïe et insoutenable. 

Ce roman n'est pas rassurant, il faudrait être fou pour se sentir rassuré devant l'ampleur du désastre, mais Caryl Férey parvient à insuffler de l'espoir, à rendre justice à la beauté, que ce soit la beauté d'un homme ou d'une femme, la beauté d'un animal, et il croit à la tendresse, envers et contre tout, celle qui donne de l'épaisseur à ce que nous vivons, celle qui donne des moments d'empathie, de communion, de communication tout simplement, entre les êtres vivants (merde aux spécistes). C'est pourquoi on referme le roman bouleversé, mais pas dévasté. Au coeur des ténèbres, il y a malgré tout de l'amour. 


Caryl Férey, Okavango, Gallimard, Série Noire, 2023.



mercredi 2 août 2023

Rue Mexico de Simone Buchholz



Présentation éditeur

Les gens qui habitent dans des ports gardent toujours espoir ". Des voitures brillent aux quatre coins du monde. A Hambourg également. Dans l'une d'elles, on retrouve le cadavre d'un fils du clan Saroukhan. Ces anciens mercenaires de l'Empire ottoman sont devenus de puissants trafiquants installés à Brème. Qui a tué Nouri Saroukhan ? La procureure Chastity Riley est de retour avec son collègue Ivo Stepanovic. Doivent-ils chercher la mystérieuse jeune femme qui observait la voiture du toit d'un immeuble ? La vérité se cache-t-elle au sein de l'entreprise d'assurances où Nouri travaillait et gagnait beaucoup d'argent ? Rue Mexico raconte comment deux jeunes, tels Roméo et Juliette, tentent d'échapper à leur milieu et à sa violence. De son côté, la vie de Chastity Riley est bouleversée par le retour d'un ancien amant... 

Ce que j'en pense

Je viens de terminer Rue Mexico de Simone Buchholz (L'Atalante, collection Fusion). J'en suis presque étourdie. C'est une merveille de roman noir, et je ne sais par quoi commencer. 
Il y a bien sûr le plaisir de retrouver les personnages, Chastity évidemment, mais les autres également. Oh comme je les aime! Ce sont de vrais personnages de noir, éprouvés, cabossés, mais ce ne sont jamais des caricatures du genre. On quitte un peu les lieux habituels, pour Brême, mais tout reste poisseux à souhait, et beau en même temps, d'une beauté littéraire, je veux dire que c'est le regard et l'écriture de l'autrice qui instillent de la beauté. 
Je ne sais si c'est moi (mon humeur) mais j'ai trouvé ce Rue Mexico encore plus sombre que les précédents, en tout cas moins tempéré par des touches d'humour. Sans doute est-ce parce que l'intrigue se prête moins à la dérision. S'y déploie toute la puissance de Simone Buchholz, un portrait sans concession de nos sociétés désagrégées, profondément minées par des saloperies diverses. Il n'y a aucun manichéisme, aucun angélisme, et pourtant, une humanité, une capacité à entendre les souffrances... Comme l'équipe de Chastity et Ivo, on est soufflés devant l'impensable, l'inacceptable. La rage nous prend, un sentiment d'impuissance aussi. Nouri, Aliza, deux victimes de la criminalité, une criminalité qui n'a pas du tout le même visage mais finalement, les mêmes méthodes, les mêmes façons de liquider les "menaces". 
Simone Buchholz nous parle de ce monde qui se consume, des gouffres qui se creusent sous nos pieds. Il y a ceux qui sont du bon côté de la barrière, apparemment, et qui jouissent, c'est-à-dire entrent dans la danse, agréent au système: on les croise dans les bars branchés, insouciants de tout. Il y a ceux qui ne sont pas du bon côté et s'emparent, violence en bandoulière, de ce à quoi ils aspirent : argent, femmes, dans une conception clanique terrifiante. Tous se rejoignent dans cet appétit de jouissance dégueulasse, dans la criminalité qui sous-tend le système. 
Entre les deux, il y a Nouri, Aliza, le Rote Flora (lisez le roman) et son alternative fragile et menacée. Et ça broie le coeur. 
Tout cela finira mal. Le roman est ponctué de la mention de ces voitures qui brûlent, dans la nuit des petites et grandes cités. Un avertissement. 
Et puis il y a l'écriture de Simone Buchholz, sa façon de composer les chapitres, brefs, parfois très très brefs, comme des gifles, avec un sens de la chute inouï et assez rare. Pas de cliffhanger, on n'est pas dans un thriller. Et sa manière de composer des phrases, comme des poèmes en prose ou même en vers libres. C'est beau à pleurer. Je salue la traduction de Claudine Layre. 


Simone Buchholz, Rue Mexico (Mexikoring), L'Atalante, coll. Fusion, 2023. Traduit de l'allemand par Claudine Layre.

mercredi 19 juillet 2023

Monnaie bleue de Jérôme Leroy



Présentation éditeur

Monnaie bleue est l'histoire secrète, violente et sombre de la France de la toute fin du vingtième siècle. 
On assistera, dans ce roman noir, à la vie habituelle des proies et des cibles d'un ordre social d'autant plus impitoyable qu'il est menacé. 
On assistera également aux manipulations, chantages et assassinats divers orchestrés par ceux qui veulent continuer à défendre l'indéfendable : polices parallèles, conseillers occultes et chiens de garde médiatiques. 
Mais il sera aussi et surtout question, ici, de vengeance, d'honneur et d'amour fou.

Ce que j'en pense

Il y a des livres qui résonnent étonnamment (ou pas, d’ailleurs) avec l’actualité. J’ai lu il y a peu de temps Monnaie bleue de Jérôme Leroy, avant que le pays ne s’embrase à nouveau. L’idée que le roman noir offre une saisie « en direct » de la société, du monde est à la fois juste et irritante. Irritante parce qu’elle conduit parfois – souvent – à oublier que les romans noirs sont avant tout des œuvres littéraires, à masquer la force de l’écriture derrière « l’universel reportage », faisant éventuellement des auteurs des pythies impuissantes ou au contraire investies du pouvoir de comprendre mieux que les autres : on en connait quelques-uns qui se sont retrouvés donneurs de leçons vite fait. 

Il est cependant vrai que certains romans noirs, lus ou relus dix, vingt, trente ou quarante plus tard, voient plus loin que le bout de leur nez, et comme ces derniers mois, j’ai plongé le mien (de pif) dans de nombreux romans noirs et polars, je peux vous dire que j’en suis parfois restée bouche bée. 

Mais revenons à Monnaie Bleue. Publié en 1997, il est de ceux-là. Et quand, il y a quelques semaines, ça a pété un peu partout, y compris dans des coins qui n’avaient rien, pensait-on sottement, de lieux inflammables, j’ai repris Monnaie bleue, je l’ai feuilleté, parcouru à nouveau. Jérôme Leroy y montre une folle intelligence des dérives dont on continue de voir les résultats. J’avais l’impression, en ces jours d’émeutes, qu’il me parlait de la France d’aujourd’hui, en direct. 

Ce serait une raison suffisante de le lire ; et je continue de penser que nos politiques seraient bien inspirés de lire du roman noir (de lire tout court, d’ailleurs), peut-être qu’ils pigeraient mieux. Non, je rêve, je sais. Mais j’entends dire de telles imbécillités, des trucs tellement énormes que je me demande si les mecs sont vraiment hors-sol, totalement cons ou d’un cynisme absolu, et j’ai envie de leur envoyer une petite sélection de romans noirs. Histoire de bronzer moins con à Brégançon. 

Je m’égare. 

Il y a mille raisons de lire Monnaie bleue (et Jérôme Leroy en général) : sur fond de tragédie politique et sociale, de dystopie même plus dystopique, Jérôme Leroy livre aussi une superbe histoire d’amour, du moins ai-je lu le roman ainsi, un amour en forme d’impasse autant que d’accomplissement, et il n’y a jamais rien de mièvre ni de crade. C’est beau à tomber. Il y a quelque chose de romantique (dans le sens littéraire du terme) chez Leroy, une croyance désespérée en l’amour, la poésie, le sexe. Cela ne permet pas de surmonter la saloperie adverse, bien trop puissante, mais cela permet de rester digne, de se tenir hors de l’abjection. 

N’allez pas croire que tout ça est pesant. Bon, c’est pas la marrade à toutes les pages, mais vous le savez, Jérôme Leroy ne manque pas d’humour, dans les clins d’œil, les références, et certaines scènes façon série B, folles et démesurées.

Et la fin, mes amis, la fin : une pure merveille de beauté tragique, dans une écriture presque blanche, sobre. 

Lisez Monnaie bleue de Jérôme Leroy : ça vous déchire le cœur. 

 

Jérôme Leroy, Monnaie bleue, La Table Ronde, La Petite Vermillon, 2009 (1ère édition : 1997, éditions du Rocher)



vendredi 14 juillet 2023

Mai 67 de Thomas Cantaloube



Présentation éditeur

Mai 1967, la Guadeloupe est sous pression. Une manifestation dégénère en une émeute sévèrement réprimée par la préfecture. Dans les jours qui suivent, les rumeurs évoquent des dizaines de morts, et de nombreux Guadeloupéens sont arrêtés et enfermés en métropole, avant d’être jugés pour sédition. Lucille, la compagne du journaliste Luc Blanchard, en fait partie.
Pour l’innocenter, Blanchard se lance dans une enquête qui le mène jusqu’aux plus hautes instances du gouvernement gaulliste. Et ses révélations sont un caillou de plus dans la chaussure d’édiles totalement dépassés par la colère contre un pouvoir qui cherche à étouffer les aspirations des populations d’outre-mer, mais aussi celles de la jeunesse qui descend dans la rue en mai 68.

Ce que j'en pense

Thomas Cantaloube clôt avec Mai 67 sa trilogie sur la Vème République, qu'il saisit par des aspects méconnus parce que planqués sous le tapis par l'Histoire officielle. Il s'attache ici au soulèvement violemment réprimé de mai 67 en Guadeloupe, qui a fait l'objet d'une occultation claire et nette par le pouvoir, sur fond d'absence de bilan chiffré des victimes et d'archives disparues (comme c'est commode). C'est grâce à Luc Blanchard, son héros ex-flic et journaliste, et sa compagne Lucille, qu'il nous donne à voir cet évènement, entrelaçant avec brio histoire personnelle et histoire collective. D'une plume fluide et didactique, il m'a donné à comprendre des évènements que, je l'avoue, je ne connaissais pas. Thomas Cantaloube est précis mais jamais pesant, il travaille avec une connaissance documentée sur des évènements qu'il ordonne, sans jamais perdre de vue le propos de sa trilogie. Avec ses trois romans, il montre que la Vème République est le régime d'une décolonisation ratée et pourrie dans ses fondements, ne serait-ce que parce qu'elle est incapable d'affronter la vérité de la colonisation (on n'en est pas sortis). 

Et puis il y a le plaisir de retrouver les personnages de Thomas Cantaloube, Blanchard, Lucchesi et Volkstrom. Oserai-je le dire? Je les aime tous les trois, oui, même Volkstrom, pourtant peu recommandable. Thomas Cantaloube sait donner de l'épaisseur à ses personnages, ils ne sont pas des incarnations d'idées, ils sont des êtres dotés de leur histoire, de leurs contradictions, et de leurs valeurs, même si on ne les partage pas. 

On retrouve le talent de l'auteur dans des scènes de bravoure, des scènes d'anthologie, diraient certains : la scène de la manifestation qui tourne au bain de sang est menée avec virtuosité, et me reste en tête la savoureuse scène de Lucchesi qui en a soudain ras la casquette de ses clients richards insupportables et prend les mesures qui s'imposent. C'est le côté western de Thomas Cantaloube, et j'adore ça. Il excelle aussi dans l'évocation du procès et des conditions de détention, en métropole, de Lucille et de ses compagnons. La violence du système judiciaire, la déshumanisation des prévenus, le racisme structurel des institutions : tout y est, tout fait écho au présent.

Intelligent, rythmé et fluide, Mai 67 est à lire absolument, et j'ai hâte pour ma part de voir ce que Thomas Cantaloube nous réserve pour la suite. 

Thomas Cantaloube, Mai 67, Gallimard, Série Noire, 2023.

dimanche 14 mai 2023

Le Mur de Marianne Peyronnet



Présentation éditeur

« Nous sommes l’utopie. Chacun une cellule du corps parfait de la Matrie. Chacun utile à son bon fonctionnement, indispensable par notre nombre et notre dévouement. Chacun à notre place, œuvrons à l’équilibre. Nous sommes l’écologie. Nous sommes la nature. Nous n’abusons pas de ses richesses. Nous sommes la sobriété. Notre vie ne compte que comme partie du tout. Nous en faisons don à l’ensemble, de notre premier cri à notre dernier soupir. » Le jeune soldat au service de la Matrie répondant au nom d’Alb 3, troisième fils d’Alba Irina Viga Luane, est très fier de se voir affecté au Mur en tant que sentinelle. Il défendra le territoire des Matrides contre les assauts des Bêtes. Mais, au cours de ce roman qui pose la question de notre humanité dans une société repliée sur elle-même, une rencontre va venir bouleverser ses certitudes, et Alb verra sa loyauté envers la Matrie s’effondrer, lorsque l’utopie se transformera en une inquiétante dystopie.

Ce que j'en pense

Avant tout chose, sachez-le, je ne suis pas une grande lectrice de science-fiction, genre dans lequel on place habituellement la dystopie. En effet, vous vous en doutez : l'Utopie dont il est ici question est un régime qui s'est mis en place dans un monde post-apocalyptique, ou qui y ressemble, dans une enclave qui sert de refuge contre le reste du pays, en proie à une régression civilisationnelle sans précédent. La Matrie protège ses citoyens et leur offre un modèle collectiviste dans lequel chacun est au service de l'Etat et du bien commun. Et là, même si je ne vous livre pas les détails, que vous découvrirez vous-mêmes, vous sentez déjà que ça part en cacahuète.

J'ai ouvert ce roman sans rien en savoir, comme je le fais presque toujours. J'ai pensé pêle-mêle à La servante écarlate, au Désert des tartares, au Rivage des Syrtes. Ne vous fiez pas à la trame à première vue classique, et n'oubliez pas que Marianne Peyronnet s'est déjà illustrée avec talent dans le roman noir. Le Mur est donc d'une grande noirceur, et c'est tant mieux. 

Et pourtant il y a dans ce roman quelque chose de lumineux. Je vous laisse découvrir le roman et je ne voudrais pas en raconter trop. Je ne sais pas si ce roman nous dit que l'humanité, tissée de rencontres, d'empathie et d'amour résiste à tout ou est menacée par des forces antagonistes bien plus puissantes. Mais il nous alerte sur nos peurs, sur la tentation du repli, il nous incite à toujours questionner les valeurs et les actes qu'on veut nous imposer. Pao, Satine et Bayé représentent cette humanité en nous, menacée, assiégée. 

L'écriture de Marianne Peyronnet, dans ce récit à la première personne, suit le cheminement de ce jeune homme, qui passe d'une obéissance sans mesure au régime nourricier à l'éveil d'une conscience. Pas de fioritures, pas de pathos, une écriture précise et sans chichis. Le récit n'en a que plus de force. 

Marianne Peyronnet, Le Mur, Les éditions Relatives, 2023. Sortie le 15 mai.



vendredi 28 avril 2023

Un conte parisien violent de Clément Milian



Présentation éditeur

« À quatorze ans, la gamine fascinait presque tous les zonards du quartier, qui l’appelaient Chewing-gum, comme elle semblait élastique à force de tomber sans jamais se faire mal. Ça lui plaisait d’avoir plusieurs noms : Gomme, Gamine, Sally, Salamandre, et puis Sal ou encore Salomé, tout à la fin de la liste. »

Place Stalingrad, Paris, l’été.
Salomé zone au milieu des clochards et des toxicomanes. Elle attend le retour de sa mère, disparue à New York. Son père flic ne semble pas inquiet. Sa soeur vit une histoire d’amour.

Ce que j'en pense

Clément Milian est de retour et son nouveau roman, Un conte parisien violent, est un concentré d'énergie et de noirceur. Salomé, alias Sal, Gamine, Chewing-gum, et j'en passe, est une ado de 14 ans livrée à elle-même, dont le territoire est Stalingrad à Paris, cour des miracles du XXIè siècle pour une Zazie d'aujourd'hui (mais celle-ci déteste le métro). Son père est flic et ne fait que passer dans un appartement également déserté par la mère, hôtesse de l'air habituée de fugues amoureuses qui laissent ses deux filles sans repère. Sal a une grande soeur, Rose, qui s'efforce de l'encadrer mais qui est très accaparée par son histoire d'amour avec Ben le gominé. Bref, Sal fait ce qu'elle veut, c'est-à-dire un peu n'importe quoi, et passe ses jours et même ses nuits parmi ses potes de Stalingrad.

Ce roman noir se dévore d'une traite, enchaîne les chapitres courts, parfois une phrase, quelques mots, aussi rapides et percutants que Sal, qui virevolte parmi les zombies avec une grâce folle. C'est l'été, et l'écriture de Clément Milian nous fait ressentir l'étouffement des jours et des nuits de canicule à Paris, la tension qui monte. Le royaume de Sal, c'est ce peuple de laissés-pour-compte, des êtres en marge et pour certains totalement fracassés. La lecture est constamment tendue, parce qu'à voir Sal évoluer parmi les ombres, on se doute, comme Rose, que ça va mal finir. 

Et puis c'est un conte, un conte noir, mais un conte, avec ses rites d'initiation et ses personnages : un ogre, une princesse solaire avec ses cheveux blonds, et à la fin un chevalier, bien fracassé mais un chevalier quand même, qui va se dresser comme un géant, empêchant l'acte interdit de se produire. C'est un conte contemporain, qui ne se déroule pas dans un château mais dans un coin de Paris qui représente bien ce qu'est cette ville aujourd'hui : un lieu tiraillé entre misère sociale et gentrification, où se côtoient sans presque se voir des jolies étudiantes et les plus miséreux. 

La force du roman et ce qui l'empêche de sombrer le moins du monde dans un misérabilisme angélique, c'est sa langue, la force de cette narration et des dialogues qui claquent, qui donne une puissance inouïe à ce portrait sur le vif d'une société déglinguée. 

On savait que Clément Milian était un auteur formidable, il le confirme avec ce très beau roman noir. Rendez-vous service, lisez Un conte parisien violent


Clément Milian, Un conte parisien violent, L'Atalante Fusion, 2023.


dimanche 16 avril 2023

Parce que c'est nous de Gail Godwin



Présentation éditeur

Quand Susan Fox, directrice de l’école de filles Lovegood, choisit la radieuse Meredith Jellicoe pour partager la chambre de Feron Hood, elle a l’intention de faire oublier à cette dernière le passé traumatique auquel elle vient d’échapper. En fait, elle crée un lien puissant entre les deux jeunes filles, cimenté par un cours de littérature et d’écriture suivi en commun. Cette relation ne se brise ni quand Meredith doit prendre en catastrophe la tête de la plantation de tabac familiale suite à la mort de ses parents, ni quand Feron part faire sa vie à New York et y publie un livre, puis deux, puis trois. Au fil des années, ces deux femmes que tout sépare maintiennent ce lien sacré de sororité, qui leur permet de puiser l’une dans l’autre la force dont elles ont besoin pour avancer.

Ce que j'en pense

Qu'est-ce qui fait un écrivain? Qu'est-ce qui construit l'amitié? Les deux questions s'imbriquent dans le nouveau et très beau roman de Gail Godwin, romancière de la nuance. 

Feron et Meredith Grace font connaissance au Lovegood College, et a priori tout les oppose, en particulier leur histoire personnelle. Pourtant, en faire des camarades de chambrée est une idée de génie, tant elles sont faites pour s'entendre. 

Le roman est sinueux comme l'est la vie des deux protagonistes, plein de ruptures, de bifurcations, de surprises. Meredith a quelque chose de lumineux, tout au long du roman, sans doute parce que ses jeunes années, sans être dépourvues d'ombres (la dépression récurrente de la mère), ont été dépourvues de dureté et emplies d'amour. Feron restera marquée à jamais par la violence vécue. 

Même si toutes deux connaissent de solides amours, Feron m'a semblé, tout au long du roman, irrémédiablement seule, en dépit de la présence de figures masculines (familiales) bienveillantes. Meredith a été aimée et entourée, soutenue. Pourtant, la vie de cette dernière bascule dans la tragédie, tandis que celle de Feron, somme toute, se stabilise. 

Tout les oppose et pourtant. "Parce que c'était lui, parce que c'était moi" : ces deux-là sont liées à tout jamais par une amitié que personne ne peut défaire, même si elles restent parfois éloignées l'une de l'autre pendant des années. 

Ce sont aussi des jeunes filles puis femmes liées par l'amour de la littérature et de l'écriture. Meredith va être confrontée à la nécessité de subvenir aux besoins de la famille, aux déflagrations historiques aussi (le Vietnam), à de grands changements ; Feron ne porte pas ce poids-là, grâce à la bienveillante vigilance de son oncle puis de son cousin, et dans ses années new-yorkaises, ne s'encombre même pas d'un logement à elle. C'est dire qu'elles n'abordent pas l'écriture de la même façon. Leur envie ou leur besoin d'écrire naît cependant de la stimulation apportée par l'autre : aiguillon de la jalousie, suggestions bienveillantes, encouragements, tout leur permet d'alimenter l'écriture. 

Parce que c'est nous est aussi un hommage à ces femmes indépendantes, Meredith, Feron mais aussi les femmes de Lovegood, et en particulier la doyenne. En saisissant les destinées sur plus de quarante ans, Gail Godwin embrasse les soubresauts de la société américaine, en toute subtilité, et la difficulté d'être au monde, de se confronter à la perte. C'est éblouissant. 


Gail Goodwin, Parce que c'est nous (Old Lovegood Girls), éditions Joëlle Losfeld. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marie-Hélène Dumas. 


 

samedi 8 avril 2023

Free Queens de Marin Ledun



Présentation éditeur

Bouleversée par le témoignage d’une prostituée nigériane, la journaliste Serena Monnier se rend à Lagos pour enquêter. Guidée par les militantes de Free Queens, une ONG qui lutte pour le droit des femmes, Serena découvre vite l’ampleur effarante des réseaux criminels qui prospèrent grâce à la prostitution. Pire, que des multinationales en font, au vu et au su de tous, une arme commerciale particulièrement efficace.

Ce que j'en pense

Il y a chez Marin Ledun une capacité incroyable à tisser une oeuvre cohérente et à se renouveler de livre en livre qui laisse admiratif. Free Queens offre un écho à Leur âme au diable, dans cette façon d'explorer les dessous dégueulasses d'une industrie précise, cette fois la bière. Le roman emmène le lecteur au Nigéria, à partir de deux faits apparemment sans rapport : la trajectoire de Jasmine du Nigéria à la France, qui va attirer l'attention d'une journaliste française, pigiste pour Le Monde et The Guardian ; la mort de deux jeunes femmes et la découverte de leurs corps sur une aire d'autoroute au Nigéria par un ex-flic qui va s'attacher à leur redonner une identité et à comprendre leur histoire. 

La première chose qui frappe dans ce roman, c'est sa construction et son rythme. Le récit met en place plusieurs fils dont on sait qu'ils vont se nouer, mais pour cela, le roman prend son temps, avec un effet de lent crescendo. Ceux qui vont acheter Free Queens sur la foi du mot thriller imprimé sur le bandeau seront déconcertés. Marin Ledun donne les clés de compréhension, dans une écriture quasi-journalistique, d'investigation. Cela prend du temps car le réel est complexe, et c'est passionnant. Il déploie quatre points de vue : celui de Peter Dirksen, pas loin de 40 ans, responsable pour le Nigéria du développement commercial de la bière néerlandaise First ; celui d'Oni Goje, ex-policier qui a quitté ses fonctions précédentes pour rejoindre une plus paisible (croit-il) brigade routière, flic intègre et désabusé, qui va s'attacher à comprendre ce qui est arrivé aux deux jeunes femmes dont il découvre les corps au début du roman ; Ira Gowon, membre du SARS (Special Anti Robbery Squad), bras armé de tout ce que le pays compte d'ordures patentées, mais superbe personnage ; Serena Monnier, la journaliste française. A côté d'eux, des personnages nombreux, Free Queens, politiciens, policiers, garde du corps, et bien sûr, une armée de jeunes femmes exploitées par First. Comme toujours, Marin Ledun est virtuose dans cette construction : pas un temps mort, pas de "cheville" ratée, pas d'approximation. Lentement mais sûrement, les points de vue et donc les trajectoires vont entrer en collision. 

A travers le déploiement d'une stratégie commerciale visant à imposer un produit à tout un pays, la bière, Marin Ledun saisit ensemble des enjeux sociaux, économiques et politiques d'une manière époustouflante, tout comme il imbrique avec virtuosité réel et fiction. Comme l'industrie du tabac dans Leur âme au diable, il montre - à partir du cas d'une marque de bière bien connue, que le lecteur averti reconnaîtra sans peine - une industrie aux méthodes profondément mafieuses et criminelles, dont la stratégie repose sur l'exploitation des femmes et des pauvres et sur la corruption politique, sur la violence la plus abjecte. 

Le roman marque bien les lignes de partage et de fracture : s'il condamne sans l'ombre d'une ambiguïté les plus puissants et ceux qui tirent les ficelles - rien à sauver chez Dirksen -, il refuse le manichéisme, et Ira Gowon est à ce titre intéressant. Nulle rédemption cependant. Le talent de Marin Ledun, c'est aussi d'éviter tous les pièges, toutes les facilités, et la dernière page, que dis-je, la dernière phrase du roman le montre avec brio. 

Condensé de noirceur, Free Queens embrasse les sujets les plus contemporains, mêle fiction et réalité pour leur donner une force inédite et un sens nouveau. Filières de migrants vers l'Europe, exploitation des femmes, asservissement des pauvres, capitalisme mafieux, corruption politique, féminisme, violences policières, problématiques sanitaires et liens avec la violence d'Etat, tout est là, sans pesanteur et sans jamais égarer le lecteur. C'est la force du roman noir et de la littérature : donner du sens et de la cohérence à ce qui nous bombarde sans cesse et nous désoriente. Sans nous dire quoi penser, Free Queens dissipe un peu les ténèbres, donne des armes pour saisir un réel étourdissant de complexité et de violence. 

Marin Ledun, Free Queens, Gallimard, Série Noire, 2023.


dimanche 2 avril 2023

Kalmann de Joachim B. Schmidt



Présentation éditeur

Raufarhöfn, petit port islandais tout proche du cercle polaire arctique, décline lentement mais sûrement depuis que les quotas de pêche ont été imposés. Dans ses rues désolées, Kalmann Óðinsson déambule, paré de son étoile et de son chapeau de shérif, portant fièrement à la ceinture le mauser légué par un père américain jamais vu. Kalmann est le cœur simple du village, pêcheur de requin émérite apprécié de tous. Un matin tout blanc, parti chasser le renard, il découvre une grande tache de sang qu’absorbent les flocons. Est-ce du sang humain ? Or l’homme le plus riche du village, Róbert McKenzie, a disparu depuis quelques jours. La police débarque et Kalmann, témoin vedette, se retrouve sur la sellette. Il apparaît bientôt qu’il en sait un peu plus que ce que ses réponses, décalées et souvent hilarantes, laissent supposer.

Ce que j'en ai pensé

Le ressort narratif qui consiste à adopter le point de vue d'un personnage différent, ici Kalmann, que certains auraient qualifié jadis de "retardé", n'est certes pas nouveau. Mais il est toujours déconcertant, et diablement intéressant quand il est bien manié. C'est le cas ici, et Joachim B. Schmidt parvient à la fois à faire exister son personnage - de plus en plus au fil du roman - et à nous faire rire grâce à son regard atypique sur ce qui l'entoure. Kalmann, c'est (le) Candide, celui qui porte un regard étonné et étonnant sur ce qui l'entoure, sans a priori, sans jugement même, contrairement à ses contemporains, et qui met souvent le doigt sur l'essentiel, presque malgré lui. 

Dans la petite communauté où il tient sa place, les soubresauts de nos sociétés créent aussi des remous, et ce n'est pas parce que Raufarhöfn n'est pas Reykjavik que l'on y est coupé de tout. Quotas de pêche, rapport à la nature, chasse, immigration, difficultés des zones rurales à maintenir vie et services, tout traverse Raufarhöfn. Comme dans toute fiction criminelle, la mort violente est le révélateur des désordres sociaux. Le talent de Joachim B. Schmidt est de le faire par le regard et la voix de Kalmann, nous entraînant dans une vision inhabituelle de la vie d'une communauté, sans jamais alourdir le récit de développements didactiques. 

L'auteur a le sens des scènes décalées, de ces instants qui captent les rapports à la fois simples et ambigus dans un village qui semble loin de tout. En Allemagne, où le roman a eu un beau succès, on a évoqué Fargo, et il est vrai que le ton de Kalmann correspond bien à celui du film. Et Birna a un petit air de Marge. 

Les moments d'interaction de Kalmann avec celles et ceux qui l'entourent sont savoureux, drôles souvent, émouvants aussi : les scènes avec le grand-père, avec sa mère, avec l'institutrice. Il y a beaucoup de personnages féminins aux côtés de Kalmann. Mais il y a aussi les moments où le personnage est confronté à la nature, aux animaux sauvages, des moments magnifiques. Lisez, et vous me direz si les passages avec le renard puis avec l'ourse ne vous ont pas tordu le coeur. Nul pathos cependant dans l'écriture de Joachim B. Schmidt, et surtout pas pour faire exister Kalmann. Il est différent, soit, mais il a sa place, et c'est bien lui le héros de l'histoire, avec ses moments d'incompréhension (il n'est pas équipé pour faire face à certaines interactions), ses moments de perte de contrôle et de colère, ses instants de joie.

J'ai également trouvé qu'il y avait un effet de crescendo. Ce n'est pas tant parce que le mystère épaissit - au fond, ce qui est advenu à Robert est par moments hors de nos préoccupations - que parce que le personnage acquiert de la densité. Le rythme, d'abord assez lent, accélère peu à peu, jusqu'à la double confrontation finale, le climax du récit. Kalmann est un beau personnage, et j'espère que nous aurons la joie de le retrouver, lui, sa mère, Noi (pardon pour l'absence d'accent sur le o). 


Joachim B. Schmidt, Kalmann (Kalmann), La Noire, Gallimard, 2023. Traduit de l'allemand (Suisse) par Barbara Fontaine. 


jeudi 30 mars 2023

La Ligne de Jean-Christophe Tixier



Présentation éditeur
Un matin, des villageois découvrent une ligne au sol qui sépare la localité en deux. Une partition a été décidée par l’État. « Nous avons toujours vécu en paix les uns avec les autres », clament d’abord les habitants. Mais l’émoi suscité est vif et ce trait de peinture devient l’objet de toutes les préoccupations. La ligne traverse les terres, déchire les familles et les couples. Très vite, Le climat dégénère et les premiers accrochages surviennent, puis une disparition, un mort…

Ce que j'en pense
La Ligne offre une lecture sombre et pessimiste de notre société et de ce que nous vivons, avec la subtilité que l'on connaît à Jean-Christophe Tixier. Ce n'est pas une lecture plaisante, au sens où l'on n'est pas dans une peinture enchantée de ce coin de France. Au contraire, le choix d'une communauté rurale permet de mettre en avant toutes les fractures de notre société. 
L'incipit est saisissant, d'une brutalité noire remarquable, et dès lors se déploie un récit, roman noir et fable politique, dont on sait d'emblée qu'il mène au pire. De cette ligne imposée par des gouvernants prompts à exploiter et à agiter les peurs de la population, nous saurons peu de choses. Le roman explore les failles d'un groupe, pas si homogène qu'il pourrait en donner l'impression au visiteur de passage. 
A travers deux familles, qui incarnent d'une part l'enracinement profond dans le territoire, d'autre part une récente et douloureuse intégration, La Ligne offre une galerie de personnages saisissants, facettes d'un monde rural en pleine mutation (ou disparition politique) et en pleine souffrance, générations successives qui n'ont pas nécessairement les mêmes aspirations. Tous cependant cherchent ou revendiquent leur place, de manière fort différente. Il est beaucoup question de transmission et de filiation dans le roman, et on est bien loin des sagas familiales faussement conflictuelles. Il est question des aînés, ceux qui sont morts ou sur le point de mourir, qui se sont battus pour exister dans un monde rude et parfois hostile, de ceux qui ont actuellement les cartes en main et qui tentent ou refusent de se soumettre aux bouleversements de la nouvelle modernité, des plus jeunes, entre soumission à l'ordre des pères et besoin de fuite. Cet aspect du roman est très fort, car il épouse aussi bien le point de vue des parents que celui des "héritiers". Entre attachement à la terre ou au territoire conquis de haute lutte et désir d'émancipation, se donne à lire une série de portraits fins et précis. Ce monde des territoires que nos politiques brandissent sans le connaître est un monde de silences, de rancoeurs tenaces, de solidarité parfois, de méfiance souvent. Il suffit d'une étincelle pour l'embraser. 
Jean-Christophe Tixier excelle à donner vie à ses personnages, mais aussi à saisir des moments, qui sont comme des portraits de cette société rurale, un microcosme qui nous parle du pays tout entier. Le bar de Philippe (le personnage qui m'a le plus touchée, mais cela est subjectif) est un lieu central dans le roman, une caisse de résonance des peurs, des sursauts nauséabonds, des moments de tension et d'apaisement aussi. L'auteur saisit des moments de crise ou des moments suspendus, avec une plume superbe. 
Jean-Christophe Tixier est toujours au plus proche de l'humain, n'attendez pas de scène bucolique où l'on gambaderait dans les prés en se réconciliant avec la nature jolie : on n'en plus là, dans les rues des villages (et dans les prés, suivez mon regard), il y a des militaires armés aujourd'hui. Les vertes prairies ne sont plus ce qu'elles étaient. 

Jean-Christophe Tixier, La Ligne, Albin Michel, 2023.