jeudi 30 mars 2023
La Ligne de Jean-Christophe Tixier
dimanche 26 mars 2023
L'Agent Seventeen de John Brownlow
Présentation éditeur
« Vous ne connaîtrez jamais mon nom. Mais vous n’oublierez jamais mon numéro. Derrière les événements dont on vous informe, il y a les tueurs clandestins qui remettent de l’ordre. Officiellement, nous n’existons pas, et pourtant les gouvernements de tous les pays ont recours à nos services. Ma prochaine cible est Sixteen et, un jour prochain, j’aurai Eighteen sur le dos. »
Ainsi parle l’agent Seventeen, le meilleur de tous, chargé d’éliminer son prédécesseur qui se terre dans un coin reculé d’Amérique. Leur lutte sera sans merci. Quant à savoir à qui profite le crime…
Ce que j'en pense
Je ne saurai dire si le bandeau, qui essaie d'alpaguer les lecteurs et spectateurs de James Bond et Jason Bourne, dit vrai, car somme toute, j'ai vu assez peu d'aventures de 007 (et n'en ai lu aucune) et n'ai jamais vu Jason Bourne (idem pour les romans). Mais on sent que l'auteur a un savoir-faire de scénariste : il a le sens du rythme et de la scène. On ne s'ennuie pas une minute, et le roman se dévore, offrant un roman d'action sur fond d'espionnage et d'enjeux géopolitiques.
Alors bien sûr, le revers de la médaille (celle du savoir-faire) est que vous aurez votre lot de stéréotypes, à la fois dans la caractérisation des personnages et dans les considérations sur le monde tel qu'il va, et que l'intrigue, dans son cheminement général, est assez prévisible. Mais qu'importe : c'est un art de manier les codes sans les détourner et sans en faire pour autant une énième redite. En outre, ce n'est pas si facile de trousser de vrais personnages en dépit du stéréotype, justement, et chaque protagoniste est intéressant, doté d'une épaisseur qui fait qu'on n'est pas dans une imitation bêtasse de récit d'action. Et puis il y a un ton : le récit à la deuxième personne m'a d'emblée séduite et intriguée.
J'ai aimé en particulier le traitement des personnages féminins : pas trop badass (parce que là, pour le coup, certaines fictions contemporaines commencent à me les briser avec la figure faussement transgressive de l'héroïne badass), pas nunuches, de beaux personnages. Barb, Osterman, et Kat sont suffisamment atypiques pour être convaincantes.
Bref, c'est de la belle ouvrage, un divertissement de grande qualité, pas nauséabond dans le regard posé sur le monde, un roman qui fait passer un excellent moment sans rendre stupide. Pas mal, non?
John Brownlow, L'Agent Seventeen (Seventeen), Gallimard, Série Noire, 2023. traduit de l'anglais par Laurent Boscq.
samedi 25 mars 2023
Derrière les lignes ennemies - Entretiens 1973-1993 de Jean-Patrick Manchette
Présentation éditeur
Connu pour ses polars concis et ses héros mutiques, Manchette aimait bavarder, et si, comme Guy Debord, il n’a jamais caché combien il seméfiait de la presse, il la lisait avec attention. En témoignent les vingt-huit entretiens qui composent ce recueil, animés d’un goût et d’un art de l’échange souvent teintés d’humour. Manchette ne se contente pas de répondre aux sollicitations de grands quotidiens ou d’une émission comme Apostrophes : il s’exprime aussi dans des revues plus confidentielles, où il se sent plus à son aise et nous offre certains secrets de fabrication de ses romans.
La présente édition rassemble des entretiens publiés entre 1973 et 1993. Les lecteurs de Manchette y retrouveront tout ce qui fait le charme de son œuvre ; les autres découvriront une voix qui les étonnera par sa liberté de ton.
Ce que j'en pense
Grâces soient rendues à Doug Headline et à Nicolas Le Flahec pour nous permettre de lire, encore et toujours, Manchette. Ce nouvel ouvrage, Derrière les lignes ennemies, rassemble donc les entretiens accordés par Jean-Patrick Manchette entre 1973 et 1993, et la restitution chronologique de sa parole publique, après la correspondance, est passionnante. Je connaissais certains de ces entretiens, mais la mise en perspective ici opérée, le travail méticuleux d'édition de Nicolas Le Flahec, donnent une dimension supplémentaire à son discours. Chaque mot est pesé, précis, et l'on sait le rapport de méfiance qu'entretenait Manchette avec les médias. On ne s'étonnera donc pas de retrouver à bien des égards le Manchette styliste, rigoureux et précis. C'est déjà un bonheur.
On rit aussi beaucoup, parce qu'on se délecte de sa férocité mais aussi de son esprit de dérision et surtout d'auto-dérision. Humour et désespoir ne sont jamais bien éloignés chez Manchette.
Depuis la lecture des Chroniques, j'en suis convaincue, il n'y a pas eu de meilleur analyste du roman noir (et de la littérature policière). Je les ai relues récemment et j'ai à nouveau été frappée par cette lecture brillante du genre. Les entretiens nous le rappellent, avec sa façon d'être tout à la fois concis et précis. Si vous voulez connaître l'histoire de cette forme littéraire, en comprendre l'évolution, le positionnement, lisez Manchette, il n'y a pas mieux. Indécrottable intello ? Oui, et il le revendique, et c'est tant mieux pour nous.
Il y a aussi des pages saisissantes sur la condition d'écrivain, une finesse d'analyse de la dépendance économique de l'auteur qui vaut toutes les analyses sociologiques, et qui démonte toutes les visions romantiques de cette condition.
En lisant ces entretiens, je me disais que le regard politique de Manchette manque cruellement, mais qu'il avait aussi formulé ce qui nous tombe sur la gueule. Il n'était pas le seul, me direz-vous, mais il a cette capacité à ne pas parler depuis UNE chapelle, UNE mouvance ni même UNE discipline. C'est peut-être un symptôme de son désespoir, mais quoi qu'il en soit, sa lucidité douloureuse nous éclaire sur notre époque.
Enfin, si jamais vous n'étiez pas encore convaincus de lire cet ouvrage, sachez qu'il se dévore, rien n'est pesant, c'est une pensée en mouvement, vive, agile.
Certes, on m'objectera qu'à moins d'aimer Manchette, il n'y a pas de raison de lire Derrière les lignes ennemies, mais c'est une erreur. Si vous aimez le roman noir, vous aimerez Derrière les lignes ennemies - Entretiens 1973-1993. En le refermant, vous aurez envie de lire ou relire Manchette, et vous aurez aussi noté des titres de romans et de films (oui je sais, tous les prétextes sont bons en ce qui me concerne) qu'il évoque et que, damned, vous n'avez pas vus ou lus.
Jean-Patrick Manchette, Derrière les lignes ennemies - Entretiens 1973-1993, Editions de la Table Ronde, 2023. Entretiens réunis par Doug Headline, édition établie et présentée par Nicolas Le Flahec.
mercredi 15 mars 2023
Hollywood s'en va en guerre d'Olivier Barde-Cabuçon
Présentation éditeur
Septembre 1941. Aux États-Unis, le mouvement isolationniste et antisémite America First gagne du terrain et le président Roosevelt n’arrive pas à faire basculer son pays dans la guerre. À Hollywood, on prépare la contre-attaque avec un film engagé en faveur de l’intervention, mais sa vedette, la star Lala, est victime d’un chantage qui pourrait tout compromettre.
Vicky Mallone, détective privée, légèrement portée sur les cocktails et les femmes, va voler à son secours avec l’aide d’un vieux fédéral bougon et, lorsqu’il est sobre, d’Errol Flynn en personne. Le tournage du film va bientôt concentrer toutes les menaces et tous les enjeux de l’époque. Mais qui manipule qui à l’ombre des plateaux ?
Ce que j'en pense
J'avais beaucoup aimé le précédent roman de l'auteur, qui marquait son entrée dans la Série noire. Je me suis régalée avec Hollywood s'en va en guerre, qui se situe en 1941, à Hollywood, donc (vous me suivez?). Pour les lecteurs peu aguerris côté roman noir, ce sera un vrai plaisir, car l'auteur s'y entend pour mettre en place son intrigue, faire naviguer le lecteur dans les arcanes d'Hollywood et l'embarquer dans une histoire à la fois sombre et trépidante où se mêlent industrie (cinématographique) et politique. Pour les lecteurs un peu plus habitués aux codes du genre, s'y ajoutera la jubilation de l'hommage à Chandler.
Mais attention, rien de poussiéreux ou de pesant dans l'hommage : c'est enlevé et MO-DER-NE! Oui, car au privé en trench-coat dont Bogart (♥️) a fixé la silhouette, il substitue UNE privée, et quelle privée, mazette ! Aux esprits chagrins qui penseraient qu'il est invraisemblable qu'une femme devienne alors une privée, il livre une explication bien plausible : c'est parce qu'il n'y a pas de place pour les femmes ENQUÊTRICES dans la police de l'époque que notre héroïne fait le choix de l'officine privée. Vicky Mallone est flamboyante et maline, et comme ses homologues masculins, elle aime la picole et les jolies femmes. Et puis il y a Arkel, le mystérieux et brutal Arkel : moi je l'aime d'amour, ce personnage, et je vous le dis tout de suite, à certaine péripétie, dont je ne dirai rien ici, j'étais abasourdie, un peu comme ça:
Et Errol Flynn, nom de Zeus ! Personnage romanesque et hilarant, insupportable et lucide sur lui-même, vous m'en direz des nouvelles.
Tout ça pour dire que Hollywood s'en va en guerre est un roman noir formidable, malin et palpitant, que vous aurez du mal à lâcher. D'ailleurs, je n'ai pas pensé qu'à Chandler, j'ai pensé à Stuart Kaminsky et à son privé Toby Peters, avec sa série hollywoodienne des années 1970. On y croisait d'ailleurs, parmi d'autres, Errol Flynn. Bon sang, voilà que j'ai envie de chiner des Kaminsky, maintenant.
Mais comme on est en 2023, et qu'on n'est pas avec n'importe qui (l'auteur + la Série noire), c'est aussi un roman noir qui saisit un moment de l'Histoire important, celui qui précède l'entrée en guerre des Etats-Unis, celui qui voit s'affronter dans le soi-disant pays de la liberté des forces terribles, démocrates et pro-nazis, partisans de l'entrée dans le conflit et isolationnistes. Et ça, ça nous ramène à des choses terriblement actuelles, non? Mais Olivier Barde-Cabuçon pose tout ça avec légèreté, élégance. La classe, quoi.
En finissant le roman, sourire aux lèvres, je me disais : ça nous ferait une p... de bonne série, et j'espère qu'Olivier Barde-Cabuçon a lui aussi de retrouver Vicky. Moi, elle me manque déjà.
Olivier Barde-Cabuçon, Hollywood s'en va en guerre, Gallimard, Série noire, 2023.
mardi 28 février 2023
L'ourson de Chantal Pelletier
Présentation éditeur
Paris, 1984. Le lendemain de la mort de François Truffaut, Anne, responsable d’une importante photothèque cinématographique, débordée par les médias qui demandent des photos du réalisateur de la nouvelle vague, est de façon inattendue invitée à déjeuner par… Orson Welles.
L’artiste mythique, bien que vieillissant et en butte à des échecs répétés, n’a rien perdu de son élégance, de son charisme et de son appétit légendaires. Minuscule face à lui, troublée et impressionnée, la jeune femme a du mal à comprendre pourquoi il s’adresse à elle et quels repérages il lui demande pour son nouveau projet de film.
Il y a dans ce roman un ogre et une petite fille perdue. Ils se rencontrent à l’époque où les écrans triomphent une fois pour toutes grâce aux magnétoscopes et aux vidéoclubs. L’ogre s’appelle Orson Welles, la petite fille est une trentenaire accidentée de la vie, mais il arrive que les jeunes femmes voient clair dans le comportement de leurs idoles et les transforment en jouets de compagnie.
Un face-à-face tendu qui raconte à la fois les triomphes et les égarements d’un grand cinéaste et la solitude consentie d’une jeune femme singulière sauvée par la joie du cinéma.
Ce que j'en pense
L'ourson de Chantal Pelletier est une petite merveille, qui se lit avec gourmandise (rien de "longuet" comme j'ai pu le lire), et qui donne envie de voir et revoir des tas de films... Nous lisons les carnets d'Anne, jeune femme qui exerce la profession de phototécaire spécialisée dans le cinéma. Lorsque le roman s'ouvre, François Truffaut vient de mourir et Orson Welles apparaît devant elle, silhouette massive qui convoque une partie de l'histoire du cinéma. Lorsque j'ai commencé le roman, je ne savais pas grand chose (car j'achète les yeux fermés quand le nom de l'autrice est sur la couverture), et la révélation concernant la jeune femme m'a saisie. Et que dire de la fin, du dernier carnet...
Elle a un sacré talent de conteuse, Chantal Pelletier, et j'ai refermé le volume l'esprit rêveur. Ode au cinéma, L'ourson postule que l'art (ici le cinéma, donc) sauve tout autant qu'il peut enfermer dans un monde de chimères. Il permet à Anne de revenir d'entre les morts, pourrait-on dire, d'échapper à un réel trop difficile à supporter, et de comprendre le monde en offrant de la beauté.
Et puis pour moi, elle a ressuscité les années 1984-1985, car même si j'étais adolescente, je peux me souvenir de telle ou telle année ou époque en fonction des films, des livres, et des objets : la sortie de La Rose pourpre du Caire, les VHS (le bonheur du cinéphile), et la mort de Trufffaut. Je me souviens de cette photo prise à Cannes, lors du festival, photo qui lui rend hommage, et où l'on voit Fanny Ardant, en larmes, mais aussi Catherine Deneuve qui ne regarde pas l'objectif mais Fanny Ardant... Les femmes de Truffaut, les actrices de Truffaut. Mais je m'égare.
L'ourson n'a pas un mot de trop, et il est magique, comme le cinéma.
Chantal Pelletier, L'ourson, Joëlle Losfeld, 2023.
lundi 27 février 2023
Les brouillards noirs de Patrice Gain
Présentation éditeur
Raphaël est violoncelliste et ne vit qu'à travers son instrument. Cette passion l'a éloigné depuis onze ans de sa fille Maude.
Mais quand il apprend qu'elle a disparu lors d'un voyage aux Îles Féroé, il part aussitôt dans cet archipel nordique...
Ce que j'en pense
Patrice Gain est depuis ses débuts un auteur intéressant, et le plus passionnant est de voir sa trajectoire d'écrivain, de voir de roman en roman comment il gagne en puissance. Les brouillards noirs est son nouvel opus et il est superbe. Plus que jamais il mêle cheminement intime et regard social.
Raphaël Chauvet est un homme ordinaire comme le roman noir aime à nous en montrer, dont la vie personnelle est fracassée : la séparation conjugale s'est accompagnée de ce qu'il faut bien appeler une soustraction illégale d'enfant, puisque Raphaël n'a pas revu sa fille Maude depuis ses onze ans. C'est pourtant à lui que son ex-femme fait appel pour retrouver leur fille, jeune adulte partie en vacances aux îles Féroé, et disparue. Voilà notre personnage parti pour ces contrées aux portes de l'Europe et pourtant si lointaines, à bien des égards.
Dès lors, le roman se fait roman de quête (un père sur les traces de sa fille), d'enquête (qu'est-il arrivé à cette jeune femme? est-elle vivante ou morte?), roman d'atmosphère, roman social et politique, sans pesanteur. Patrice Gain s'y entend pour nous faire ressentir l'hostilité de ce territoire, hostilité des habitants envers Raphaël (je vous laisse découvrir pourquoi), hostilité de la nature à la puissance terrifiante. Les îles Féroé sont évoquées dans leur beauté et dans leurs aspects sombres, où se mêlent intérêts économiques et dérives identitaires, pollution de l'océan et massacres sous couvert d'une tradition dévoyée.
Deux scènes confinent à l'horreur pure, à mes yeux : celle d'un grind, absolue barbarie que rien ne peut excuser, durant laquelle la souffrance animale, la terreur ressentie par ces êtres vivants face aux pulsions destructrices m'ont dévastée ; celle de la tempête, quand Raphaël est avec le superbe personnage d'Ulvur (pardon pour l'accent manquant), que j'ai ressentie avec une violence inouïe, tant l'écriture de Patrice Gain est précise et forte.
Il est difficile de lâcher ce roman, tout en tensions et en péripéties très prenantes, mais n'allez pas penser que c'est un thriller (enfin, considérez-le comme tel si ça vous chante) : il se mêle à la tension narrative très forte une déchirante mélancolie, celle d'un homme qui a tout perdu quand sa fille lui a été arrachée, et qui la découvre au fil de sa quête. Les brouillards noirs sont aussi ceux qui ont empêché la relation d'un père et de sa fille, dans ce roman noir tragique et bouleversant. Raphaël est musicien, et le chant de son violoncelle se mêle à celle de l'écriture de Patrice gain, lancinante, obsédante et immensément triste, d'une beauté à pleurer.
Patrice Gain, Les brouillards noirs, Albin Michel, 2023.
mardi 7 février 2023
Menaces italiennes de Jacques Moulins
Présentation éditeur
Le colonel Hassan, ancien militaire de la garde de Saddam Hussein devenu homme de l’ombre des services secrets allemands et repéré par la cellule anti-terroriste d’Europol que dirige Deniz Salvère est retrouvé mort dans le Spreepark de Berlin. Une affaire de mœurs, apparemment. Mais Salvère n’est pas du genre à s’en tenir aux apparences… En Italie, deux bourgeoises quinquagénaires disparaissent. Aucune explication satisfaisante. Mais rien qui devrait attirer l’attention d’Europol s’il n’y avait ce lien entre l’une d’elles et Ettore Guidi, un vieil industriel fascisant dont la fille et un homme de main impliqué dans une affaire qu’ils ont récemment résolue ont été assassinés. Après Berlin, c’est donc à Gênes que s’installe l’équipe anti-terroriste dirigée par Salvère pour poursuivre la traque des têtes pensantes du réseau d’extrême droite qu’ils soupçonnent de vouloir déstabiliser la démocratie italienne… avant d’étendre leur action à toute l’Europe.
Ce que j'en pense
Jacques Moulins est à mes yeux une valeur sûre de la Série noire désormais. Il livre avec Menaces italiennes un nouvel opus de la série commencée avec Le réveil de la bête et Retour à Berlin. Nous retrouvons donc Deniz Salvère et son équipe, et la thématique politique qui anime les romans noirs de Jacques Moulins : la toile tissée par l'extrême-droite en Europe, et qui s'apparente à une entreprise terroriste qu'on a tendance à sous-estimer, au sein même des services anti-terroristes. Jacques Moulins construit comme dans les deux autres volumes une trame romanesque retorse à souhait, complexe, qui n'a pas grand-chose à voir avec la vision sexy et trépidante de certains romans étatsuniens. Il navigue entre roman noir très sombre et politique fiction glaçante. Et moi, je marche à fond, j'aime que l'auteur ne prenne pas le lecteur pour un idiot, qu'il mise sur la coopération d'un lecteur enclin à se passer du pathos, des intrigues secondaires focalisées sur la vie privée des enquêteurs, destinées à mettre de l'huile dans les rouages. Certes, Deniz est taraudé par le naufrage de sa vie sentimentale, mais le roman ne s'étale pas sur cet aspect, présent pour donner chair au personnage, pas pour reposer le lecteur des intrigues politiques.
Menaces italiennes résonne particulièrement à l'heure où Meloni a accédé au pouvoir en Italie, où un réseau projetant des actions terroristes a été démantelé en Allemagne. Il reste cependant, avant tout sans doute, un roman noir, une oeuvre de fiction, dont le rôle n'est pas de "copier" la réalité, mais de la donner à comprendre, d'en proposer une vision. Franchement, ça vous changera des comédies de Noël*.
Jacques Moulins, Menaces italiennes, Gallimard, Série Noire, 2023.
* ou des niaiseries de la Saint Valentin ; j'ai lu ce roman pendant la semaine qui a précédé Noël, grâce aux bons soins de Christelle Mata, donc dans une atmosphère dégoulinante et anesthésiante.
dimanche 22 janvier 2023
Rétiaire(s) de DOA
Présentation éditeur
Une enquêtrice de l’Office anti-stupéfiants, l’élite de la lutte anti-drogue, qui a tout à prouver.
Un policier des Stups borderline qui n’a plus rien à perdre.
Un clan manouche qui lutte pour son honneur et sa survie.
Avec la rigueur qu’on lui connaît, DOA immerge son lecteur dans le quotidien des acteurs du trafic de came ; son indiscutable talent de romancier nous arrime à la destinée de ses personnages, à leurs relations complexes et fragiles ; son style, d’une précision presque brutale, colle au plus près de cet univers de violence et de solitude.
Ce que j'en pense
Un roman de DOA, c'est toujours un évènement, et à mes yeux, il fait partie des auteurs de roman noir les plus intéressants, les plus brillants de ce début de XXIème siècle. De même que pour Antoine Chainas il y avait eu le choc Versus, il y a eu le choc Citoyens clandestins pour DOA. A mes yeux, il n'y a rien à jeter dans son oeuvre, rien du tout, ce qui ne m'empêche pas de voir l'évolution de son écriture, vers plus de rigueur, plus de réalisme. Si DOA est à l'aise avec les livres sommes, comme Citoyens clandestins ou évidemment Pukhtu, auquel Folio a rendu son statut de roman unique en assemblant les deux tomes en un volume, il livre avec Rétiaire(s) un roman qui, en regard de ceux-là, est presque "sec" : guère plus de 400 pages, pas un mot de trop, une construction précise, du travail d'horloger pour ainsi dire.
Un truc fascinant chez DOA, c'est sa capacité à manier une écriture très précise, quasi documentaire (dans le bon sens du terme évidemment), exigeante, et à en faire un élément de tension narrative extraordinaire, qui fait que vous ne pouvez plus lâcher le roman. Son écriture est documentaire au sens où elle est "vériste", et cela va de pair avec une mise à distance de tout pathos. L'écriture n'est pas pour autant comportementaliste, même s'il y a des moments où elle l'est. Et là encore, à partir de cette écriture presque blanche, très brutale, il empoigne son lecteur: les pages d'ouverture de Rétiaire(s) sont à cet égard stupéfiantes (sans mauvais jeu de mots), on ne comprend pas tout ce qui se passe, le pourquoi, mais ça laisse sonné, et bien sûr impatient de lire la suite.
Je disais "sans mauvais jeu de mots" car pour aller vite, le trafic de stupéfiants est le sujet du livre. On pourrait dire aussi qu'il dresse une radiographie du fonctionnement des services de police. Mais plus largement, DOA avec Rétiaire(s) brosse un portrait de la société française en 2021, de la mondialisation du crime également, et c'est glaçant. C'est une chose que j'ai toujours appréciée chez DOA, et qui est un des traits fondamentaux du noir à mes yeux : il me parle du monde qui m'entoure, me donne à voir ce que je ne vois pas, ce que je ne sais pas, il me donne un aperçu d'un monde qui existe à côté de moi, un monde souterrain (ou pas, d'ailleurs). Ici, il évoque la façon dont le monde du crime a toujours un coup d'avance sur les forces de l'ordre et de la justice, parce qu'il est capable de s'adapter à la vitesse de l'éclair. Ainsi, la façon dont les trafiquants tirent avantage de la pandémie, des confinements, du couvre-feu, au lieu de se laisser paralyser, est assez remarquable. Pendant ce temps, la guerre des services mine l'action de policiers et gendarmes. Dans sa manière d'évoquer les ramifications internationales, le fonctionnement du trafic, en particulier dans les interludes, on sent que Rétiaire(s) est solidement documenté et informé.
De ce fait, Rétiaire(s) est comme Pukhtu, comme Citoyens clandestins, un roman exigeant avec le lecteur, surtout au début. Si certains polars répètent en long, en large et en travers ce que le lecteur doit comprendre, DOA mise sur l'attention, la concentration et l'intelligence du lecteur. Il lui fournit cependant une petite béquille en fin de volume : la liste des personnages, la signification de sigles et appellations. Je m'y suis référée une ou deux fois au début, mais en réalité, la mécanique DOA se met en marche assez vite, notre cerveau aussi, et on est au parfum au bout de quelques dizaines de pages. Je le dis car des lecteurs peuvent se sentir découragés (peut-être) s'ils ne connaissent pas DOA. DOA, ça se mérite un peu, mais on est vite récompensés tant le roman est fabuleux. Il y a des scènes dingues de maîtrise, et le roman se dévore.
Rétiaire(s) donc, nous livre un portrait de la France de 2021, sonnée par la pandémie (stratégie du choc, pourrait-on dire), une France qui brûle, pourrait-on dire, dépassée par les forces souterraines qui la minent, par ses échecs politiques à mobiliser positivement la société. La prison en est quasiment une allégorie dans ce roman : société à part et reflet de la société civile tout à la fois, elle offre un concentré des dysfonctionnements, de la perméabilité à la corruption, de l'impuissance à déjouer les ruses des prisonniers à se rire des règles, de la violence sous toutes ses formes, et même, de la façon dont la pandémie a miné la société. Chaque aspect de Rétiaire(s) est une facette de la société française telle qu'elle va, c'est-à-dire mal : le monde du crime, la justice et la police, la prison.
Je n'ai pas encore parlé des personnages. Ne vous attendez pas à des surhommes (que j'adore par ailleurs quand c'est bien fait), ou des personnages pitoyables. Non, ils sont construits très différemment chez DOA : ils n'incarnent pas des valeurs, ou des visions du monde, et si vous me passez l'expression, on ne sait pas sur quel pied danser. Ils ne sont jamais là où on les attend, DOA ne cède à aucune facilité. Théo n'est pas seulement ce père et cet époux blessé qui veut rendre justice par lui-même, Momo n'est pas ce méchant finalement attachant que d'autres écrivains auraient construit. DOA propose des êtres mouvants, globalement pas très reluisants, où les prédateurs sont avant tout des prédateurs, qui ont l'intelligence de la survie mais qui, pour le reste, sont frustres voire complètement cons. Les tenants de la loi sont ambigus à souhait, et là aussi, DOA désamorce les stéréotypes (par exemple le chef de groupe d'Agorno, que j'ai trouvé très crédible), pour restituer des personnages animés par des forces parfois contradictoires. Cependant, je dois confesser un intérêt pour Amélie Vasseur. Somme toute, il est difficile de s'attacher à l'un ou l'autre, et c'est tant mieux.
Ah et la question à dix balles : qui est le rétiaire ici? Lisez, vous me direz ce que vous en pensez, mais quel beau titre...
DOA est un styliste hors pair et un auteur pessimiste, certains diront réaliste, et c'est ce qui en fait un grand. Il pose sur notre monde un regard que je crois être parmi les plus acérés, avec les moyens de la fiction, et s'il ne nous rassure pas, il nous éclaire.
PS : superbe objet que le livre, encore un sans faute de la Série noire!
DOA, Rétiaire(s), Gallimard Série noire, 2023.
dimanche 15 janvier 2023
Eteindre la lune de William Boyle
Présentation éditeur
Bobby, 14 ans, s’amuse à lancer des cailloux sur des voitures. L’un d’eux touche une conductrice qui perd le contrôle de son véhicule et meurt dans l’accident. Elle avait 18 ans et était la fille de Jack, un redresseur de torts mandaté par les gens modestes de son quartier pour intimider les escrocs et autres sales types. Quelques années plus tard, Jack s’inscrit à un atelier d’écriture dans l’espoir d’exorciser sa douleur et noue avec la jeune femme qui l’anime, Lily, une relation quasi filiale. Mais il se trouve que le hasard des familles recomposées fait d’elle l’ex-belle-soeur d’un Bobby qui n’a rien perdu de sa capacité à s’attirer des ennuis.
Ce que j'en pense
Un roman de William Boyle est toujours un cadeau, la promesse d'une virée aux Etats-Unis, pas ceux du rêve américain, ceux d'une chanson de Springsteen, d'un film de Jarmusch. Eteindre la lune tient toutes ces promesses, offrant un mélange unique de noirceur et d'humanité. Je me suis d'abord demandé où l'auteur m'emmenait, avec cette multiplicité de personnages, mais j'acceptais de toute façon de me laisser porter. J'ai ri pendant les séances d'atelier d'écriture de Lily, j'ai haussé les sourcils devant Max, le pathétique et répugnant Max et ses moustaches de lait, j'ai été immédiatement attachée à Jack, malgré sa face sombre. Il incarne l'amour paternel dans tout ce qu'il a de plus beau, et tant pis si cela suppose des côtés inquiétants.
Une fois de plus, William Boyle ne se contente pas de dresser le portrait d'une certaine Amérique, saisissant mieux que quiconque ce quartier de Brooklyn, ses habitants déclassés. Il construit de superbes personnages, en particulier les personnages féminins : ici il s'attache à des jeunes filles, jeunes femmes, sur lesquelles plane l'ombre douce d'Amelia. Elles ne sont pas encore fracassées par l'existence, et en dépit des épreuves qu'elles traversent ou ont déjà traversées, elles représentent l'avenir, l'espoir. Quand les hommes du roman semblent se complaire dans des existences étriquées, ou des combines minables, si ce n'est une masculinité toxique, elles rêvent, créent, se battent.
Cependant, la chose la plus frappante, me semble-t-il, est le chagrin qui traverse tout le roman. Le chagrin de Jack, le sentiment de perte, le vide qui se fait autour des personnages. William Boyle s'y entend comme personne pour nous tordre le coeur. Et l'on referme le roman en n'ayant aucune envie de quitter la maison de Jack.
William Boyle, Eteindre la lune (Shoot the Moonlight Out), Gallmeister, 2023. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Simon Baril.
dimanche 8 janvier 2023
Un simple enquêteur de Dror Mishani
Présentation éditeur
À bientôt quarante-quatre ans, récemment marié et promu commissaire à Holon, Avraham est las d’enquêter sur des crimes domestiques dont la résolution ne rend service à personne. Il rêve de missions plus importantes. Aussi le jour où deux affaires se présentent simultanément délègue-t-il la plus banale — un nouveau-né découvert dans un sac plastique à proximité de l’hôpital — à une collaboratrice. C’est la disparition d’un touriste signalée par le directeur d’un hôtel du front de mer qui retient son attention. L’homme, détenteur d’un passeport suisse, a également un passeport israélien mais aussi d’autres identités. Quand on le retrouve noyé sur la plage, l’implication du Mossad commence à se profiler. Tout porte Avraham à croire qu’il tient enfin sa « grande » enquête. En réalité c’est un terrible cas de conscience qui l’attend.
Ce que j'en pense
C'est avec plaisir que j'ai retrouvé Avraham, notre "simple enquêteur". Deux enquêtes vont peu à peu s'entremêler (sans que les faits soient corrélés) dans ce polar à la construction impeccable, qui se dévore. Mine de rien, Dror Mishani porte un regard aigu sur la société israélienne, à travers l'histoire de Liora et Danielle d'abord, sur ce rapport compliqué à la religion, à l'identité, au regard d'autrui, et à travers l'histoire de Raphaël, sur les ambiguïtés d'une nation et de ses services secrets. Ce serait suffisant pour faire de ce polar de Dror Mishani un roman sacrément passionnant, mais Avraham est évidemment l'atout majeur. Lorsqu'Un simple enquêteur commence, nous le trouvons en plein doute quant à son métier, à son utilité sociale et morale, durement éprouvé par la mort d'Ilana. Veut-il se contenter de rester à ce poste, dont il dit au début du roman qu'il ne permet nullement de servir la justice, de résoudre des situations, bien au contraire? Et d'emblée cela m'a empoignée, émue, bouleversée.
Tout au long du roman, nous retrouvons les qualités d'Avraham : sa ténacité, son intuition et son intelligence, son humanité surtout. Le roman palpite de la présence d'autres auteurs, d'autres personnages, en particulier Maigret, une référence pour notre enquêteur. Il a ces moments de contemplation et de retrait en lui-même, face à la mer, face à la Seine - une partie du roman se déroule à Paris. Le fil rouge du roman, que ce soit dans la réflexion engagée par Avraham sur lui-même ou dans les deux enquêtes, c'est l'EMUNA du titre original (אֱמוּנָה), difficile à traduire, qui signifie vérité, fidélité, probité. De tout cela il est question ici : des vérités difficiles à établir, des fidélités confrontées à des trahisons, et la probité, mise à l'épreuve constamment.
Alors oui, Avraham est un simple enquêteur, qui va rester au rez-de-chaussée (lisez, vous comprendrez) par EMUNA, parce que c'est là qu'on aperçoit la seule chose qui vaille : l'humanité.
Dror Mishani, Un simple enquêteur (EMUNA), Gallimard, Série Noire, 2023. Traduit de l'hébreu par Laurence Sendrowicz.