mardi 28 février 2023

L'ourson de Chantal Pelletier



Présentation éditeur

Paris, 1984. Le lendemain de la mort de François Truffaut, Anne, responsable d’une importante photothèque cinématographique, débordée par les médias qui demandent des photos du réalisateur de la nouvelle vague, est de façon inattendue invitée à déjeuner par… Orson Welles.
L’artiste mythique, bien que vieillissant et en butte à des échecs répétés, n’a rien perdu de son élégance, de son charisme et de son appétit légendaires. Minuscule face à lui, troublée et impressionnée, la jeune femme a du mal à comprendre pourquoi il s’adresse à elle et quels repérages il lui demande pour son nouveau projet de film.
Il y a dans ce roman un ogre et une petite fille perdue. Ils se rencontrent à l’époque où les écrans triomphent une fois pour toutes grâce aux magnétoscopes et aux vidéoclubs. L’ogre s’appelle Orson Welles, la petite fille est une trentenaire accidentée de la vie, mais il arrive que les jeunes femmes voient clair dans le comportement de leurs idoles et les transforment en jouets de compagnie.
Un face-à-face tendu qui raconte à la fois les triomphes et les égarements d’un grand cinéaste et la solitude consentie d’une jeune femme singulière sauvée par la joie du cinéma.

Ce que j'en pense

L'ourson de Chantal Pelletier est une petite merveille, qui se lit avec gourmandise (rien de "longuet" comme j'ai pu le lire), et qui donne envie de voir et revoir des tas de films... Nous lisons les carnets d'Anne, jeune femme qui exerce la profession de phototécaire spécialisée dans le cinéma. Lorsque le roman s'ouvre, François Truffaut vient de mourir et Orson Welles apparaît devant elle, silhouette massive qui convoque une partie de l'histoire du cinéma. Lorsque j'ai commencé le roman, je ne savais pas grand chose (car j'achète les yeux fermés quand le nom de l'autrice est sur la couverture), et la révélation concernant la jeune femme m'a saisie. Et que dire de la fin, du dernier carnet...
Elle a un sacré talent de conteuse, Chantal Pelletier, et j'ai refermé le volume l'esprit rêveur. Ode au cinéma, L'ourson postule que l'art (ici le cinéma, donc) sauve tout autant qu'il peut enfermer dans un monde de chimères. Il permet à Anne de revenir d'entre les morts, pourrait-on dire, d'échapper à un réel trop difficile à supporter, et de comprendre le monde en offrant de la beauté.
Et puis pour moi, elle a ressuscité les années 1984-1985, car même si j'étais adolescente, je peux me souvenir de telle ou telle année ou époque en fonction des films, des livres, et des objets : la sortie de La Rose pourpre du Caire, les VHS (le bonheur du cinéphile), et la mort de Trufffaut. Je me souviens de cette photo prise à Cannes, lors du festival, photo qui lui rend hommage, et où l'on voit Fanny Ardant, en larmes, mais aussi Catherine Deneuve qui ne regarde pas l'objectif mais Fanny Ardant... Les femmes de Truffaut, les actrices de Truffaut. Mais je m'égare. 
L'ourson n'a pas un mot de trop, et il est magique, comme le cinéma. 


Chantal Pelletier, L'ourson, Joëlle Losfeld, 2023.

lundi 27 février 2023

Les brouillards noirs de Patrice Gain



Présentation éditeur

Raphaël est violoncelliste et ne vit qu'à travers son instrument. Cette passion l'a éloigné depuis onze ans de sa fille Maude. 

Mais quand il apprend qu'elle a disparu lors d'un voyage aux Îles Féroé, il part aussitôt dans cet archipel nordique...


Ce que j'en pense

Patrice Gain est depuis ses débuts un auteur intéressant, et le plus passionnant est de voir sa trajectoire d'écrivain, de voir de roman en roman comment il gagne en puissance. Les brouillards noirs est son nouvel opus et il est superbe. Plus que jamais il mêle cheminement intime et regard social. 

Raphaël Chauvet est un homme ordinaire comme le roman noir aime à nous en montrer, dont la vie personnelle est fracassée : la séparation conjugale s'est accompagnée de ce qu'il faut bien appeler une soustraction illégale d'enfant, puisque Raphaël n'a pas revu sa fille Maude depuis ses onze ans. C'est pourtant à lui que son ex-femme fait appel pour retrouver leur fille, jeune adulte partie en vacances aux îles Féroé, et disparue. Voilà notre personnage parti pour ces contrées aux portes de l'Europe et pourtant si lointaines, à bien des égards. 

Dès lors, le roman se fait roman de quête (un père sur les traces de sa fille), d'enquête (qu'est-il arrivé à cette jeune femme? est-elle vivante ou morte?), roman d'atmosphère, roman social et politique, sans pesanteur. Patrice Gain s'y entend pour nous faire ressentir l'hostilité de ce territoire, hostilité des habitants envers Raphaël (je vous laisse découvrir pourquoi), hostilité de la nature à la puissance terrifiante. Les îles Féroé sont évoquées dans leur beauté et dans leurs aspects sombres, où se mêlent intérêts économiques et dérives identitaires, pollution de l'océan et massacres sous couvert d'une tradition dévoyée. 

Deux scènes confinent à l'horreur pure, à mes yeux : celle d'un grind, absolue barbarie que rien ne peut excuser, durant laquelle la souffrance animale, la terreur ressentie par ces êtres vivants face aux pulsions destructrices m'ont dévastée ; celle de la tempête, quand Raphaël est avec le superbe personnage d'Ulvur (pardon pour l'accent manquant), que j'ai ressentie avec une violence inouïe, tant l'écriture de Patrice Gain est précise et forte. 

Il est difficile de lâcher ce roman, tout en tensions et en péripéties très prenantes, mais n'allez pas penser que c'est un thriller (enfin, considérez-le comme tel si ça vous chante) : il se mêle à la tension narrative très forte une déchirante mélancolie, celle d'un homme qui a tout perdu quand sa fille lui a été arrachée, et qui la découvre au fil de sa quête. Les brouillards noirs sont aussi ceux qui ont empêché la relation d'un père et de sa fille, dans ce roman noir tragique et bouleversant. Raphaël est musicien, et le chant de son violoncelle se mêle à celle de l'écriture de Patrice gain, lancinante, obsédante et immensément triste, d'une beauté à pleurer. 


Patrice Gain, Les brouillards noirs, Albin Michel, 2023.


mardi 7 février 2023

Menaces italiennes de Jacques Moulins



Présentation éditeur

Le colonel Hassan, ancien militaire de la garde de Saddam Hussein devenu homme de l’ombre des services secrets allemands et repéré par la cellule anti-terroriste d’Europol que dirige Deniz Salvère est retrouvé mort dans le Spreepark de Berlin. Une affaire de mœurs, apparemment. Mais Salvère n’est pas du genre à s’en tenir aux apparences… En Italie, deux bourgeoises quinquagénaires disparaissent. Aucune explication satisfaisante. Mais rien qui devrait attirer l’attention d’Europol s’il n’y avait ce lien entre l’une d’elles et Ettore Guidi, un vieil industriel fascisant dont la fille et un homme de main impliqué dans une affaire qu’ils ont récemment résolue ont été assassinés. Après Berlin, c’est donc à Gênes que s’installe l’équipe anti-terroriste dirigée par Salvère pour poursuivre la traque des têtes pensantes du réseau d’extrême droite qu’ils soupçonnent de vouloir déstabiliser la démocratie italienne… avant d’étendre leur action à toute l’Europe.

Ce que j'en pense

Jacques Moulins est à mes yeux une valeur sûre de la Série noire désormais. Il livre avec Menaces italiennes un nouvel opus de la série commencée avec Le réveil de la bête et Retour à Berlin. Nous retrouvons donc Deniz Salvère et son équipe, et la thématique politique qui anime les romans noirs de Jacques Moulins : la toile tissée par l'extrême-droite en Europe, et qui s'apparente à une entreprise terroriste qu'on a tendance à sous-estimer, au sein même des services anti-terroristes. Jacques Moulins construit comme dans les deux autres volumes une trame romanesque retorse à souhait, complexe, qui n'a pas grand-chose à voir avec la vision sexy et trépidante de certains romans étatsuniens. Il navigue entre roman noir très sombre et politique fiction glaçante. Et moi, je marche à fond, j'aime que l'auteur ne prenne pas le lecteur pour un idiot, qu'il mise sur la coopération d'un lecteur enclin à se passer du pathos, des intrigues secondaires focalisées sur la vie privée des enquêteurs, destinées à mettre de l'huile dans les rouages. Certes, Deniz est taraudé par le naufrage de sa vie sentimentale, mais le roman ne s'étale pas sur cet aspect, présent pour donner chair au personnage, pas pour reposer le lecteur des intrigues politiques. 

Menaces italiennes résonne particulièrement à l'heure où Meloni a accédé au pouvoir en Italie, où un réseau projetant des actions terroristes a été démantelé en Allemagne. Il reste cependant, avant tout sans doute, un roman noir, une oeuvre de fiction, dont le rôle n'est pas de "copier" la réalité, mais de la donner à comprendre, d'en proposer une vision. Franchement, ça vous changera des comédies de Noël*.


Jacques Moulins, Menaces italiennes, Gallimard, Série Noire, 2023.


* ou des niaiseries de la Saint Valentin ; j'ai lu ce roman pendant la semaine qui a précédé Noël, grâce aux bons soins de Christelle Mata, donc dans une atmosphère dégoulinante et anesthésiante.