dimanche 24 novembre 2019

Atmore, Alabama, d'Alexandre Civico


Présentation de l'éditeur
Lorsqu’il atterrit en Floride, il sait exactement où sa voiture de location doit le mener : Atmore, bourgade paumée au fi n fond de l’Alabama. Il s’installe chez l’habitant, instaure un semblant de routine et rencontre une jeune Mexicaine désespérée. Un lien naît entre lui, l’étranger que l’on devine ravagé par la douleur, et cette fille à la dérive, noyée dans la drogue. Que vient chercher ce Français au royaume des rednecks, de l’ennui et des armes à feu ? Rien ne paraît l’intéresser sinon la prison, à l’écart de la ville, autour de laquelle il ne peut s’empêcher d’aller rôder…
Porté par une écriture affûtée à la poésie sèche, parfois tendre, ce roman de la chute, noir, dense, invoque dans un même surgissement le décor d’une Amérique qui s’est perdue et le saccage intérieur d’un homme qui ne sait plus comment vivre.


Ce que j'en pense
Je n'avais pas prêté attention tout de suite à ce roman, trompée peut-être par son titre (je n'avais pas pris garde au nom de l'auteur, que je ne connaissais pas). Et j'ai bien failli passer à côté d'un très beau roman, superbement écrit. c'est un roman noir comme je les aime, qui peint des êtres perdus, qui n'en finissent pas de chuter, mus par le désespoir et une quête absurde, mais qui connaissent encore, brièvement, de beaux moments de fraternité humaine, même dans la douleur. Ce Français qui arrive à Atmore dans un but apparemment précis cherche à échapper à sa vie dévastée, à trouver ici des réponses qui ne peuvent venir, à moins qu'il ne vienne tout simplement se perdre définitivement. Ses rencontres avec deux femmes ne changeront pas la donne mais elles lui apporteront un peu d'humanité. Atmore résonne comme un point final pour le personnage, ce trou au milieu de nulle part en vaut bien un autre, et il a du sens pour le protagoniste, qui y figure pourtant comme une anomalie : un Français qui se déplace essentiellement à pied, voilà de quoi attirer l'attention. C'est aussi le portrait d'une Amérique égarée qui nous est livré, à rebours de la légende dorée des USA: ce sont des laissés-pour-compte que l'on croise ici. Rien de tonitruant dans ce roman : aux facilités d'un western moderne à la noix, Alexandre Civico préfère la poésie d'une écriture ciselée qui transporte à chaque page. On en ressort à l'envers, bouleversé, mais porté par la beauté de la plume de Civico. 

Alexandre Civico, Atmore, Alabama, Actes Sud, Actes Noirs, 2019.

samedi 23 novembre 2019

Le second disciple de Kenan Görgün


Présentation de l'éditeur
Xavier Brulein, ancien militaire de retour du Moyen-Orient, est écroué après une rixe sanglante dans un bar.
En prison, il rencontre Abu Brahim, prédicateur islamiste, l’un des cerveaux du terrible « attentat de la Grand-Place ». Seul membre de son réseau capturé, Brahim est convaincu d’avoir été sacrifié.
Converti avant sa remise en liberté, Xavier devient Abu Kassem, adoptant l’un des noms du Prophète de l’islam. Il infiltre une cellule terroriste pour démasquer ceux qui ont trahi Brahim, devenant l’instrument de sa vengeance, un homme-machine que rien ne saurait faire dévier de sa mission : « En comparaison, le 11-septembre sera l’enfance de l’art. »

Ce que j'en pense
J'attendais avec une certaine impatience ce roman, depuis que j'avais entendu Aurélien Masson en parler en juin. Un auteur belge, un sujet fort, Equinox, autant d'ingrédients pour un bon roman noir. Et cela va bien au-delà: Le second disciple est magistral, comme l'est le Paulin (les deux premiers volumes de la trilogie). Si vous n'aimez pas la noirceur, si vous avez besoin d'un peu de réconfort final, passez votre chemin : Le second disciple est dérangeant, troublant, parce qu'il nous fait pénétrer dans le cerveau de personnages qui sont passés ou qui vont passer à l'acte, commettre l'ignominie, et rien ne nous est épargné. Dérangeant, le roman l'est pour cette raison : il ne diabolise pas les personnages, et leur doctrine terroriste (quelle qu'elle soit, vous découvrirez de quoi je parle en lisant le roman) a beau être inexcusable, ils n'en sont pas moins des êtres humains, perdus, en souffrance derrière leurs certitudes et leurs actes atroces, persuadés d'être les perdants de la société moderne, à tort ou à raison. Le membre de la Fraternité aryenne est sans aucun doute le plus abject, s'il faut graduer l'abjection, mais on saisit ce qui l'a amené là, et c'est très troublant. Dérangeant, le roman l'est aussi dans les évocations des attentats: rien d'épique, rien de pathétique, l'horreur saisie de façon presque clinique, des descriptions brutes. La puissance de l'écriture de Kenan Görgün est là. Le roman refuse à ses personnages toute rédemption, et la trajectoire de Brahim l'illustre bien. Qu'il ait été saisi par la Créature (chut!) ne change rien à ce qu'il a fait, et il s'est coupé du monde des humains, de ses proches, irrémédiablement. Les scènes où il est confronté à sa mère, puis à son père, sont magnifiques, parce que l'auteur évite tous les clichés.
Quant à l'écriture de Kenan Görgün, elle est tout simplement saisissante, somptueuse. Dès les premières lignes, puis avec des variations de rythme, de ton, on ne peut que le constater : sa plume est  magnifique, d'une grande beauté. 
De manière presque étonnante, on nous annonce que ce Second disciple est le premier volume d'un ensemble plus vaste, et comme Marianne sur Black Roses for me, on se demande : mais quelle suite peut-il y avoir alors que tout est dévasté? Je suis impatiente de le savoir... 

Kenan Görgün, Le second disciple, Les Arènes Equinox, 2019.

jeudi 14 novembre 2019

L'agence de Mike Nicol


Présentation éditeur
Alors que des excès en tout genre illustrent les limites d’un régime présidentiel particulièrement corrompu, à l’Agence, diverses factions intriguent dans l’ombre avec un seul et même objectif : l’argent et le pouvoir. 
Vicky, espionne débutante, doit convaincre la belle amie
du fils du président de trahir son amant. 
Fish Pescado, détective privé à l’occasion et surfeur à toute heure, cherche à identifier l’instigateur d’un attentat visant le colonel Kolingba, qui préparait au Cap un coup d’État contre son propre pays, la Centrafrique. 
Et Henry, survivant de l’époque de la Lutte, s’emploie à fomenter un complot des plus tordus. 
Qui va tirer son épingle du jeu? Réponse dans les jardins du palais présidentiel, à la faveur d’une fiesta pyrotechnique. 


Ce que j'en pense
C'était la première fois que je lisais Mike Nicol. L'agence est un thriller politique, avec espions et tutti quanti sur fond d'Afrique du Sud post-apartheid. Rien n'est pourtant réglé, et Mike Nicol livre un constat terrible sur la nation arc-en-ciel, sur le pouvoir et ce qu'il génère de saloperies en tout genre, sur les mythologies de la Lutte, sur la complexité du continent africain et les trafics sordides, mêlés à des luttes d'influence et des intérêts économiques bien nauséabonds, qui gangrènent les pays les plus fragiles. Les personnages et les points de vue sont nombreux, avec au premier plan Vicky, qui bosse pour les services secrets tout en enquêtant, bien malgré elle, sur son passé familial. Vicky et Fish forment un beau duo et j'espère qu'on les reverra dans un prochain roman. La force de L'agence, c'est la complexité des personnages, car tout est question de point de vue et comme le fait remarquer l'un des protagonistes, même la pire ordure est quelqu'un de bien aux yeux de certains, être quelqu'un de bien ne signifie donc pas grand-chose. Rien de manichéen chez Nicol, et c'est tant mieux. 
Et puis, en dépit de la complexité du roman (avec ses nombreux personnages et ses intrigues imbriquées), on ne s'ennuie pas et on tourne les pages fiévreusement. Alors certes, je suis plus friande de Wessel Ebersohn, plus sombre, plus tragique, mais L'agence est tout de même un sacré bon roman sur l'Afrique du Sud d'aujourd'hui. 

Mike Nicol, L'Agence (Agents of the State), Gallimard Série Noire, 2019. Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Jean Esch. 

lundi 11 novembre 2019

Ce que la mort nous laisse de Jordi Ledesma


Présentation éditeur
Dans ces stations balnéaires de la Costa Dorada, sur le littoral de la Méditerranée, tous les habitants se connaissent. Le flux incessant des touristes a beau rythmer les saisons, ce sont toujours les mêmes jalousies, les mêmes rivalités, les mêmes clans. Lucía, qui a grandi ici, est belle, trop belle : elle attire tous les regards et déchaîne les commérages. Qu’il serait facile de lui imaginer une liaison avec le séduisant Ignacio Robles, fils à papa propriétaire d’une agence immobilière… Mais qui prendrait le risque de déclencher l’ire de son mari, le Crocodile, commandant local de la Guardia Civil ? Celui-ci est d’ailleurs sur une affaire délicate : un des jeunes de la ville a été retrouvé mort sur une plage, et il craint que ce cas révèle les petits trafics qu’il couvre en échange d’un pourcentage… Tous les ingrédients du drame à venir sont réunis.
Vingt ans après, le narrateur se rappelle cet été pas comme les autres. Il plonge dans ses souvenirs pour en faire revivre les acteurs et le décor. Roman de la mémoire, Ce que la mort nous laisse est également le portrait d’une ville où les antagonismes de classe sont d’une rare violence, en plein boom immobilier touristique des années 1990.
Ce que j'en pense
Les éditions Asphalte méritent toujours notre attention, car on sait y dénicher des pépites, plus ou moins lointaines, et j'ai encore en stock le troisième volume de Boris Quercia, que j'aime énormément. Cette fois, c'est le côté européen - ici espagnol - qui a retenu mon attention. Jordi Ledesma évoque une cité balnéaire de la Costa Dorada en Espagne, dans les années 1990 : on y perçoit le boom immobilier lié au développement du tourisme de masse, et les ravages que cela suppose, en termes sociaux. L'auteur a un talent remarquable pour brosser par petites touches ces oppositions de classes sociales, pour dessiner des portraits de parvenus, de laissés-pour-compte, et évidemment, cet afflux de "richesses" génère son lot de déviances criminelles, trafics et corruption. Le narrateur est le témoin ou l'acteur lointain des évènements qui ont tout bouleversé, il en est la mémoire. Ce dispositif narratif est diablement intelligent : on ne saisit pas tout de suite quel est le rôle de ce narrateur, mais on est intrigué par les informations lacunaires qu'il donne, et il est difficile de lâcher le roman, dont la construction est diabolique. Attention, hein! n'attendez pas des trucs de fou, des twists à la thriller (= à la noix), non non, pas du tout, Ce que la mort nous laisse est bien plus fin, bien plus délicat, la tragédie s'échafaude sans bruit. Lucia est un personnage superbe, promis au pire, trop belle pour son mari, trop belle pour cette ville. J'ai été particulièrement touchée par le personnage de son mari, le Crocodile : oui, il est par bien des aspects ignobles, mais sa trajectoire sociale est également émouvante, et son sentiment de culpabilité est bouleversant, du moins à mes yeux. J'ai aussi été émue par Silvia, petite Bovary de la fin du XXè siècle, prise à son propre piège, humiliée et même violentée. Elle jouera un rôle terrible, retournant la violence contre les mauvaises personnes. 
L'émotion et la puissance du roman ne sont pas seulement liées aux personnages et à l'évocation sociale de cette Espagne des années 1990, mais aussi à une écriture somptueuse, déchirante, que je suppose magnifiquement rendue par la traduction de Margot Nguyen Béraud. Je sais qu'Asphalte aime sortir des carcans génériques, mais Ce que la mort nous laisse est à mes yeux un très beau roman noir, tel que je l'aime. 

Jordi Ledesma, Ce que la mort nous laisse (Lo que nos queda de la muerte), Asphalte, 2019. Traduit de l'anglais par Margot Nguyen Béraud. 

dimanche 10 novembre 2019

Barbès Trilogie de Marc Villard



Présentation éditeur
Ces trois courts romans sur Barbès, quartier populaire du nord de Paris, écrits entre 1987 et 2006, sont réunis pour la première fois en un volume.
Ils mettent en scène Tramson, un éducateur de rue, qui veille à ce que les mineurs dont il est responsable restent sur un chemin rectiligne malgré les drames qui les guettent : ce jeune homo dont la tête est mise à prix, Fari la dealeuse qui a tué accidentellement l’homme de sa vie ou encore cette prostituée congolaise tout juste majeure qui rêve de peinture et de Beaux-Arts.
Chroniques de la violence généralisée qui s’exerce contre les plus fragiles, ces textes peignent le quotidien d’un quartier populaire d’une grande capitale, où l’on croise au long des rues autant de belles âmes que de très sombres. Ici on se drogue, on se prostitue, on tue, on invective, on lave le linge sale en famille, mais on s’aime aussi, et on s’entraide beaucoup.

Ce que j'en pense

J'ai lu quelques titres de Marc Villard mais seulement un de ceux qui constituent cette trilogie (La porte de derrière). Je l'ai commencé sans gourmandise particulière, n'étant pas, je dois l'avouer, particulièrement fan de l'auteur. Et pourtant, j'ai marché, et tout de suite, ce qui fait que j'ai lu très vite ce volume. Une première évidence, c'est une excellente idée d'avoir rassemblé ces trois romans, qui ont en commun un personnage, Tramson, éducateur de rue. Peu importe que sa manière d'exercer son travail ne soit guère réaliste : le vrai personnage c'est Barbès et ses habitants, que l'on voit évoluer au fil des ans, de la fin des années 1980 à ces années 2000. Ce qui me frappe ensuite, c'est la force de cette évocation: populations fragilisées par la pauvreté et la cupidité de certains, authentiques ordures et gavroches modernes, toute une galerie de personnages se compose sous la plume de Marc Villard. Enfin, l'écriture de Marc Villard, précise et simple, ne s'égare pas en fioritures poético-angéliques, et c'est bien ainsi. Avec la réunion de ces trois romans, se dégage la cohérence d'un univers de romancier, la vision d'une ville ou plutôt d'un de ses quartiers, pour le plus grand plaisir du lecteur.




Marc Villard, Barbès trilogie, Gallimard Série Noire, 2019.