jeudi 30 mai 2019

Nos derniers festins de Chantal Pelletier


Présentation éditeur
Juin 2044. La prohibition alimentaire règne dans l'Hexagone, mafias du camembert et trafics de foie gras prospèrent, les partisans intégristes de régimes ennemis s'affrontent dans de violentes manifestations. Pour festoyer, on s'approvisionne au marché noir, on participe aux agapes de sociétés secrètes, on compte ses points sur son permis de table. 
Débarquant dans une Provence caniculaire, un contrôleur alimentaire, intimidé par sa cheffe goinfre et décomplexée, tente d'élucider le meurtre d'un jeune cuisinier dans un restaurant clandestin. Parallèlement, une ex-militaire au passé douloureux se bat pour sauvegarder son restaurant gastronomique et se réconcilier avec sa fille, dont la ferme est elle aussi en danger, comme toute la région. 
Tous liés au cuisinier assassiné, ils prennent ensemble la mesure de la menace.


Ce que j'en pense
Il y a d'abord le plaisir de retrouver Chantal Pelletier, après des années, à la Série noire. J'aimais ses polars malins, sa façon pétillante de saisir l'époque. Il y a ensuite le bonheur de déguster un court polar qui nous renvoie à nos questions, à nos travers, à notre bêtise aussi. Futuriste, ces Derniers festins? Hélas, à peine... Chaos climatique, imbécillité étatique, folies militantes, tout y est. Et ça fait peur. Est-on si loin de ce permis à point pour s'alimenter? Nos gouvernements ne rêvent-ils pas déjà de restreindre ou d'interdire l'accès aux soins pour ceux qui ont abusé de plaisirs toxiques? N'a-t-on pas déjà des attentats de tel ou tel groupuscule ? J'étais incapable de m'identifier à tel ou tel personnage, chacun me renvoyait à mes questions: manger moins de viande et de poissons, consommer local dès que possible, raisonné ou bio, délaisser l'agro-alimentaire autant que faire se peut, oui, mon alimentation a bien changé en quelques années et le roman entre en résonance avec mes questions et mes choix... Oui, mais le bonheur d'utiliser des épices qui viennent de loin et qui changent un plat, oui mais la volupté de saucer un jus de viande, oui mais l'explosion de la mangue ou d'un autre fruit venu du bout du monde en bouche... Car enfin, il y a dans Nos derniers festins cette sensualité incroyable de la bonne chère, du partage autour d'un plat préparé avec soin : livre hédoniste, roman gourmand, ode à la vie. 
Chantal Pelletier fait un retour gagnant. L'intrigue policière n'est pas ce qui l'intéresse le plus, même si on retrouve là cet appétit du gain terriblement humain qui pousse au pire. C'est aussi en cela que Nos derniers festins est un roman noir, dans cette capacité à dresser un constat social - et politique - impitoyable sur nos erreurs et notre folie humaine. Et dans le monde que nous réserve Chantal Pelletier, si je puis dire, la manie de tout règlementer, légiférer, interdire, est tout juste tempérée par la sensualité. Et c'est tout de même une belle façon de nous alerter que de le faire avec cette gourmandise! 

Chantal Pelletier, Nos derniers festins, Gallimard, Série Noire, 2019. Disponible en numérique.

samedi 11 mai 2019

La Colombienne de Wojciech Chmielarz



Présentation éditeur
La Colombie, plein été. Un groupe de Polonais choisis pour tourner une publicité Coca-Cola passe les vacances de sa vie dans un hôtel de luxe au bord de l’océan. Tous frais payés.
Mais bientôt, le séjour vire au cauchemar : la pub est annulée, et la facture est salée… Pour rembourser leur dette et récupérer leur passeport, les touristes insouciants se voient proposer par les Colombiens une offre difficile à refuser. Et le paradis se transforme en enfer.
Tout le monde ne reviendra pas de ce voyage…
Varsovie, un samedi à l’aube. Le corps d’un homme d’affaires est retrouvé pendu au pont de Gdansk – le ventre déchiré, les mains attachées derrière le dos et une cacahuète à la main. L’inspecteur Mortka, de retour à Varsovie après ses quelques mois de purgatoire, est chargé de l’enquête. Rapidement, le Kub flaire une sale histoire de blanchiment d’argent qui le mènera sur
la piste de réseaux internationaux dont les tentacules s’immiscent jusqu’au coeur de la vie financière polonaise.

Ce que j'en pense
Ah que c'est bon de retrouver le Kub! Je l'avais laissé il y a quelques semaines suspendu à une nouvelle médicale et "exilé", je le retrouve à Varsovie mais toujours plein d'angoisse quant au diagnostic attendu. Le roman s'ouvre pourtant loin de la Pologne, en Colombie, avec une bande de jeunes Polonais gogos qui vont se retrouver sous la coupe de trafiquants, mules d'un jour. Pour mon plus grand bonheur, nous revenons vite en Pologne, et le Kub se trouve plongé dans une enquête compliquée à souhait, qui m'a tenue en haleine jusqu'aux dernières pages.
Oh que j'aime ce personnage! Et comme c'est malin de le flanquer d'une enquêtrice, qui sert de révélateur au sexisme ambiant, et qui nous réserve aussi de belles surprises. Ce que j'aime avec Chmielarz, c'est qu'il n'assène jamais rien, aucun discours moralisateur, à l'image du Kub il est légèrement en retrait, et c'est beaucoup plus efficace que n'importe quel discours à la noix.
Et quelle maîtrise dans la construction narrative! Chmielarz confirme sa maîtrise de livre en livre, c'est remarquable. On ne s'ennuie pas, il n'y a pas d'artifice, on est à la fois dans un polar assez classique et dans un récit qui détourne habilement les codes, bref c'est un régal.
Enfin, bien entendu, il y a cette photographie de la société polonaise urbaine, et cela me plaît énormément. Les contradictions de cette société, l'entrée brutale dans la modernité libérale, les reliques du passé, la difficulté à vivre aujourd'hui, tout est brossé à petites touches. Car comme toujours, l'auteur nous embarque sur une apparemment classique histoire de trafic de drogue, mais au-delà et en dépit de cela, ce qui l'intéresse, c'est la criminalité financière.
Le titre français est très malin, vous verrez pourquoi en allant au bout du roman.
Et je me dis que les éditions Agullo font décidément un travail qui me plaît, permettant à ces voix du polar de parvenir jusqu'à nous. L'inconvénient, c'est que maintenant, je dois attendre un moment avant de retrouver le Kub.


Wojciech Chmielarz, La Colombienne (Przejecie*), Agullo, 2018. Traduit du polonais par Erik Veaux. Disponible en numérique.
* pardon pour l'approximation graphique...

La pension de la via Saffi de Valerio Varesi



Présentation éditeur
À quelques jours de Noël, alors que la morsure du froid envahit Parme, Ghitta Tagliavini, la vieille propriétaire d’une pension du centre-ville est retrouvée assassinée dans son appartement. L’enquête est confiée au commissaire Soneri mais cette affaire fait ressurgir un drame enfoui : c’est dans cette pension pour étudiants de la via Saffi qu’il rencontra jadis sa femme, Ada, tragiquement disparue peu après leur mariage.
En s’enfonçant dans le brouillard épais comme on traverserait un miroir, Soneri va découvrir un univers bien plus sordide que ses souvenirs. L’aimable logeuse se révèle être une femme sans scrupules, enrichie par la pratique d’avortements clandestins et derrière la modeste pension, se cache en réalité un monde vivant de haine et de chantage, frayant avec le cynisme de cercles politiques corrompus.
Pour trouver l’assassin, le commissaire devra se confronter à l’épreuve du temps et à la vérité sur la vie et la mort d’Ada. Car qui est cet homme qui pose à côté d’elle sur cette photographie jaunie ?

Ce que j'en pense
Or donc, j'ai beaucoup
 de retard dans mes lectures de Valerio Varesi. Je n'en suis pas mécontente, ça me fait des titres en réserve (parce que les volumes parus à ce jour chez Agullo sont tous en stock à la maison). J'avais aimé Le fleuve des brumes, j'ai adoré ce deuxième volume, déchirant de mélancolie. 
L'influence diffuse de Simenon est plus nette ici : Soneri s'imprègne des ambiances, passe beaucoup de temps dans la pension et son quartier, il observe, ressent, comme le fait Maigret. Cette fois les lieux signifient beaucoup pour le personnage, et cela change tout. L'enquête le ramène douloureusement à son passé, à la fois pour des motifs intimes, personnels, et pour des raisons plus collectives, si je puis dire. A travers la pension et le quartier, c'est la Parme des années de lutte politique qui ressurgit, des quartiers populaires. Et tout cela disparaît ou a déjà disparu, en même temps que le passé de Soneri s'effrite sous les révélations. Je ne sais pas si l'on peut parler de nostalgie, parce que le roman est plutôt sous le signe de la désillusion, et c'est cela qui est déchirant et qui touche au coeur. Parme est cette fois noyée de brouillard, propice aux fantômes du passé. Valerio Varesi est un romancier éminemment politique: il dresse par petites touches le portrait d'une société qui a vendu ses idéaux au mercantilisme, au capitalisme, corrompue et sans mémoire. Il n'a pas besoin de faire de grands discours pour cela, il nous montre simplement ce qui a disparu et ce qui est. 
J'ai lu ce roman il y a quelques semaines et j'en suis encore bouleversée au moment de rédiger ces lignes: Valerio Varesi est sans aucun doute un grand du polar. 

Valerio Varesi, La pension de la via Saffi (L’affittacamere), Agullo, 2017. Traduit de l'italien par Florence Rigollet. Disponible en numérique.