lundi 31 mai 2021

Collections, éditions : 1 Le Masque

Je sais que désormais, le classement en librairie ne se fait plus, du moins dans la plupart des points de vente, par éditeurs et/ou collections. J'en comprends les raisons. Pourtant, je le regrette. En effet, si ce n'est pas mon seul principe de choix, je continue à lire DANS la collection. Je suis attentive à ce qui sort chez tel ou tel, et je me revois, en librairie, dans les années 2000-2005, flâner dans le rayon Rivages Noir, ou Folio, ou bien sûr Série noire, me laissant guider par la collection, parce que la ligne éditoriale me convenait et que je savais pouvoir y faire de fabuleuses découvertes. C'est pourquoi j'ai eu envie de faire une série de billets sur les collections et les maisons d'édition qui ont été ou sont importantes pour moi, en toute subjectivité. Je vais en aborder quelques unes, dans l'ordre qui me viendra : nulle logique donc. Je ne mentionnerai pas les collections qui m'ont accompagnée dans mon enfance car ce qu'elles sont devenues, quand elles existent encore, ne m'intéresse pas du tout. 

Je vais commencer par une maison d'édition, une collection, par laquelle tout a commencé côté polar ou presque. J'ai déjà eu l'occasion, en m'épanchant en ces pages, de vous parler de ma lecture de Dix petits nègres d'Agatha Christie dans la collection 1000 soleils. Mais ce ne fut que le prélude à mon entrée dans le polar pour les grands : Le Masque m'a permis de poursuivre ma découverte d'Agatha Christie. Je ne sais combien de temps ça a duré, mais cela a commencé quand j'étais en 6ème, et je pense que ça a bien duré deux ans. Petite lectrice boulimique et inculte (je n'avais nul repère familial pour guider mes lectures, ni pour les contrôler), j'ai enchaîné les Agatha Christie avec bonheur, et envisagé alors d'être écrivain. Ceux qui me suivent depuis longtemps se souviennent peut-être que j'avais raconté avoir écrit au Masque pour leur faire part de mon envie d'écrire des romans policiers (on rêve), et sans doute amusée par mon ambition délirante, l'équipe (qui? je ne sais) m'avait gentiment répondu... Le courrier a été perdu depuis et c'est bien dommage. A l'époque, la maquette était celle-ci:



J'ai choisi à dessein Un cadavre dans la bibliothèque et sa couv que je trouve très seventies: j'en ai un souvenir vif car le jour où je l'ai acheté, lors d'une virée shopping avec ma mère, nous avons été agressées sur le retour, en voiture, par un type bourré. Lectrice d'Agatha Christie, j'ai pensé du haut de mes 11 ou 12 ans à noter sa plaque d'immatriculation (il nous avait coincées en bagnole sur une route et tapait comme un taré sur notre voiture qu'il essayait d'ouvrir tout en hurlant). 

Ensuite mes lectures ont pris un autre tour, et je sais avoir découvert en 4ème Le Clézio et Modiano, ainsi que Balzac et Colette. Je suis revenue au polar bien plus tard. 

Le Masque n'est pas redevenu ce qu'il avait signifié pour moi (un autre a pris la place, vous verrez). Mais j'ai continué à acheter de temps à autre des romans estampillés Le Masque, dans le format poche : Sur un lit de fleurs blanches de Patricia Parry (2012) est un de mes excellents souvenirs, tout comme Michael Nava (La mort à Frisco, 2002). 


Adulte, j'ai chiné quelques volumes des premières années de la collection et j'ai par exemple celui-ci, dans un piètre état, mais que je montre à mes étudiants comme une relique quand je fais un panorama historique du roman policier, sur le plan éditorial:


Côté grand format, j'achète encore un peu de Masque, moins ces dernières années toutefois. Je pense que l'un des derniers auteurs que j'y ai suivis est Serge Quadruppani, notamment pour ceci :


Cependant, Serge Quadruppani est un auteur que je lisais avant Le Masque, et que je continue à lire ailleurs. 

Quoi qu'il en soit, je n'oublie pas Le Masque, son rôle historique essentiel dans la constitution du polar en France, son influence sur les codes graphiques du genre. On pourrait dire bien des choses sur les traductions proposées dans les premiers temps de la collection, sur le caviardage des textes, mais j'ai plutôt envie de me rappeler l'importance de cette collection dans ma vie de lectrice, la richesse de son catalogue. 

(à suivre...)


dimanche 16 mai 2021

L'inconnu de la poste de Florence Aubenas




Présentation éditeur

« La première fois que j’ai entendu parler de Thomassin, c’était par une directrice de casting avec qui il avait travaillé à ses débuts d’acteur. Elle m’avait montré quelques-unes des lettres qu’il lui avait envoyées de prison. Quand il a été libéré, je suis allée le voir. Routard immobile, Thomassin n’aime pas bouger hors de ses bases. Il faut se déplacer. Je lui ai précisé que je n’écrivais pas sa biographie, mais un livre sur l’assassinat d’une femme dans un village de montagne, affaire dans laquelle il était impliqué. Mon travail consistait à le rencontrer, lui comme tous ceux qui accepteraient de me voir. »

F. A.


Ce que j'en pense

Je n'avais jamais lu, figurez-vous, de livre de Florence Aubenas. Deux choses, je pense, m'ont décidée : le fait qu'elle s'empare d'un fait divers, car je suis toujours curieuse de voir comment un écrivain fait de la littérature à partir de cette matière (dont d'autres font du caca racoleur) ; la lecture de son reportage voici un an dans un EHPAD en régime pandémique, un bijou d'humanité qui m'avait secouée. A quoi ça tient, n'est-ce pas? 

L'inconnu de la poste est un livre passionnant, parce que s'y joue continuellement la négociation entre fiction et non-fiction. Florence Aubenas y tient une place singulière, ni tout à fait en dehors puisqu'elle avait tissé des liens avec Thomassin, ni "immergée", comme elle avait pu le faire dans ses précédents livres. Elle ne se livre à aucune mise en scène de soi suspecte et putassière. Elle n'en rajoute pas, ne cherche pas le pathos, ni pour la victime Catherine Burgod, ni pour Thomassin, et c'est ainsi qu'elle leur donne toute leur profondeur et leur beauté. Pour tout vous dire, sans jamais perdre de vue que je lisais un récit non-fictionnel, j'ai lu L'inconnu de la poste comme un (bon) rural noir. Car ce que Florence Aubenas réussit à merveille, c'est la saisie d'une petite communauté rurale (ou à dominante rurale), d'une France périphérique à sa manière, où se jouent des équilibres fragiles socialement. Elle dresse le portrait de cette mosaïque sociale avec beaucoup de finesse et aborde la place des marginaux que sont Thomassin et ses potes, des femmes, des notables locaux, le tout sans tambour ni trompette. Hormis la disparition de Thomassin qui reste à ce jour irrésolue, elle ferme les portes, si je puis dire, et le meurtre se révèle terriblement simple, ordinaire, un peu pathétique. Mais entre temps, elle a donné un portrait sensible de tous les protagonistes, loin des caricatures médiatiques faitdiversières, elle leur a donné une grande dignité, et c'est tout simplement magnifique. Thomassin, Catherine Burgod, et même son père, qu'un mauvais écrivain aurait tôt fait de nous faire détester, et tous les autres, sont devenus des personnages non de roman, mais d'une oeuvre littéraire. 


Florence Aubenas, L'inconnu de la poste, Editions de l'Olivier, 2021.

samedi 15 mai 2021

L'emprise du chat de Sophie Chabanel



Présentation éditeur

Une jeune femme est découverte empoisonnée dans la salle de bain de son appartement lillois, aussi gai qu’un abri antiatomique. Hormis son métier d’hôtesse d’accueil – idéal pour se limiter à des relations humaines superficielles – rien ne semble avoir éclairé le quotidien de Léa Bernard. Seule piste : peu avant sa mort, elle a travaillé à Genève dans une exposition de cadavres plastinés, au succès planétaire mais interdite en France. Cela aurait-il un rapport avec son assassinat ? C'est sur quoi vont devoir plancher la frondeuse commissaire Romano et son adjoint Tellier : direction la Suisse !
Côté vie privée, Romano doit faire face aux déboires de Ruru et de Mandela, le chaton qu’elle s’est laissé fourguer au prétexte qu’il est plus facile d’avoir deux chats qu’un seul – comment a-t-elle pu croire un bobard pareil ?

Ce que j'en pense

C'est parce que Gwenaëlle Desnoyers m'a mis entre les mains, voici deux ans, Le blues du chat que j'ai découvert les polars de Sophie Chabanel. J'ai aussitôt comblé mon retard en lisant le premier volume, La griffe du chat, et en 2020, quand L'emprise du chat est sorti, je n'ai pas traîné à l'ajouter à ma monstrueuse pile de livres. Comme souvent quand je sais que je vais passer un bon moment avec une série que j'aime, j'ai retardé le moment de le lire, et, en ce mois de mai pluvieux, j'ai trouvé que c'était le livre qu'il me fallait. La comédie policière, ce n'est pas si facile, et Sophie Chabanel parvient à faire exister des personnages irrésistibles, que je retrouve avec un immense bonheur dans L'emprise du chat. Je suis fan de Romano, de ses lubies, de sa vision des choses (et notamment de sa hiérarchie), et Tellier est un acolyte parfait. Sophie Chabanel prend pour cadre une exposition macabre à souhait, dans le cadre propret de la Suisse, où nos deux comparses vont mener l'enquête. Elle nous mitonne une intrigue qui se tient, sur fond de trafics internationaux de corps, de cupidité ordinaire et de voyeurisme même pas assumé (l'alibi éducatif de ces expos est bien gerbant). 

J'ai ri, souvent, et j'ai refermé le livre en espérant que Sophie Chabanel nous donnera d'autres occasions de retrouver Romano et ses compagnons (humains et félidés). 


Sophie Chabanel, L'emprise du chat, Seuil Cadre noir, 2020.

samedi 8 mai 2021

Sur l'autre rive d'Emmanuel Grand



Présentation éditeur

Saint-Nazaire, ses chantiers navals, une forêt de silos et de grues, les marais et l’océan à perte de vue, un pont entre deux rives. Pour Franck Rivière, 21 ans, jeune espoir du football local, des rêves plein la tête, c’est aussi la fin du voyage : une chute de 68 mètres et son corps glacé repêché au petit matin.  

Tandis que le capitaine Marc Ferré doute de ce suicide, Julia, la sœur de Franck, brillante avocate « montée » à Paris, se heurte aux vérités d’une ville qui cache mal sa misère, ses magouilles et son pouvoir secret : que le biznesspaie peut-être plus que le ballon rond, que Saint-Nazaire ne l’a jamais quittée, et qu’on n’enterre pas aussi facilement un amour d’adolescence. 


Ce que j'en pense

Pour ma part, je n'avais pas lu Emmanuel Grand depuis quelques années, et c'est à la faveur de son changement d'éditeur que je reviens vers lui. J'ai un peu de mal à comprendre l'affirmation du bandeau (de la Librairie Coiffard), que j'espère pertinente sur un autre roman de l'auteur, parce que pour moi il n'y a rien de commun avec Daeninckx et encore moins avec Vargas, qu'on met décidément à toutes les sauces en ce moment. 

Mais venons-en au roman : si Albin Michel n'a pas de collections génériques, il s'agit bel et bien d'un roman noir, même si - et c'est une réserve bien subjective - le dénouement est presque trop tendre pour moi. Appelez-moi coeur de pierre mais je ne m'attendris que très rarement sur les apaisements familiaux et conjugaux et je ne crois plus guère à la justice. Cette remarque cynique étant faite, je ne peux que vous conseiller de lire Sur l'autre rive: Emmanuel Grand excelle à donner vie à des personnages de milieux sociaux très variés, mais il n'est jamais aussi bon que quand il montre les vies ordinairement saccagées des ouvriers, des petits employés, quand il expose la mécanique impitoyable d'existences où les rêves sont sacrifiés brutalement ou à petits feux. A travers une fratrie, celle de Julia et Franck, il montre deux façons de négocier avec les déterminismes sociaux, et il semble bien que la fuite, radicale et sans retour, de Julia soit encore la meilleure solution. La trajectoire de Franck est typique de ces protagonistes de roman noir, qui tentent de s'extirper de leur condition et qui par leur hubris s'exposent à un tragique retour de bâton, car dans notre société, les erreurs se paient au centuple quand on n'est / n'a rien. Emmanuel Grand choisit cependant un point de vue de moraliste (ceci n'est pas une insulte) et il utilise la fiction pour nous rassurer : les salauds ne s'en tirent pas, les salauds devront payer (suis-je drôle), eux aussi. Il ne fait pas le choix de la noirceur totale même si, disons-le tout net, on n'est pas au pays de Oui-Oui. Car le pire advient toujours, et le roman ne nous épargne pas sur ce plan. 

Un autre talent d'Emmanuel Grand tient à sa façon de peindre cette région près de Saint Nazaire, que je ne connais pas. Elle est parfaite en effet pour évoquer les splendeurs et la décadence de la classe ouvrière, les contrastes sociaux entre une bourgeoisie locale ou estivante et les gens "de peu". Il n'y a pas de manichéisme de mauvais aloi mais une immense tendresse pour les personnages, et trois m'ont particulièrement touchée : la petite amie de Franck, modeste par ses rêves de bonheur familial tout simple, et les parents, Pascal et Christine. Si le père semble d'abord une brute avinée et étroite d'esprit, il gagne en complexité. Il a sa part de responsabilité dans les choix faits par Franck, mais il est aussi un type fracassé, piégé par la vie. Et - point de vue de moraliste encore - ceux qui se sont enrichis grassement ne sont pas des enfants de choeur, comme en témoigne Régis, l'oncle de Franck et Julia. Deux mots aussi à propos des personnages d'enquêteurs : Marc est convaincant en officier de police méthodique, intuitif et talentueux, mais il m'a beaucoup moins intéressée que Laure, que j'adorerais retrouver. 

Peut-être parce que je suis sensible à la beauté paradoxale des paysages industriels, j'ai été touchée par bien des passages de Sur l'autre rive : chantiers navals, port, zones industrielles plus ou moins à l'abandon, et bien sûr, le pont. Je ressentais les vibrations du pont, je sentais la prise au vent. 

Enfin, le roman se dévore, et même si la trame pourra sembler classique à certains, elle est sacrément bien menée. Deux jours m'auront suffi pour lire Sur l'autre rive, et quand on sait le peu de temps que j'ai en ce moment, on mesure à quel point Emmanuel Grand m'a accrochée, me donnant l'envie de tourner les pages. 

Emmanuel Grand, Sur l'autre rive, Albin Michel, 2021. 

mardi 4 mai 2021

Leur âme au diable de Marin Ledun



Présentation éditeur

L’histoire commence le 28 juillet 1986 par le braquage, au Havre, de deux camions-citernes remplis d’ammoniac liquide destiné à une usine de cigarettes. 24 000 litres envolés, sept cadavres, une jeune femme disparue.
Les OPJ Nora et Brun enquêtent. Vingt ans durant, des usines serbes aux travées de l’Assemblée nationale, des circuits mafieux italiens aux cabinets de consulting parisiens, ils vont traquer ceux dont le métier est de corrompre, manipuler, contourner les obstacles au fonctionnement de la machine à cash des cigarettiers. David Bartels, le lobbyiste mégalomane qui intrigue pour amener politiques et hauts fonctionnaires à servir les intérêts de European G. Tobacco.
Anton Muller, son homme de main, exécuteur des basses œuvres. Sophie Calder, proxénète à la tête d’une société d’évènementiel sportif.
Ambition, corruption, violence. Sur la route de la nicotine, la guerre sera totale.

Ce que j'en pense

J'ai quelques billets de retard mais je ne peux attendre d'être à jour pour vous parler de ce roman de Marin Ledun. Si l'auteur n'avait pas démérité avec les deux précédents textes parus chez Gallimard, que j'avais beaucoup aimés, avec Leur âme au diable on change de registre. Oui, Leur âme au diable tape fort, très fort, et il est d'une maîtrise éblouissante. Je ne vous cacherai pas que j'ai eu un peu de mal à entrer dedans, pour une raison qui va peut-être vous surprendre et qui est sans doute très subjective. Avec Les visages écrasés et La guerre des vanités, les deux romans noirs de Marin Ledun que je portais au plus haut, j'avais été terrassée d'emblée par la force émotionnelle du récit et des personnages. Or, Leur âme au diable fait le choix d'une écriture très sèche, à l'os, avec une précision que je ne sais pas qualifier sans réduire la portée de l'écriture littéraire de Marin Ledun. Et j'ai tout de suite fait le rapprochement avec l'écriture de Dominique Manotti (croyez-moi, c'est un compliment). Des chapitres assez courts, des phrases qui claquent et ne s'embarrassent pas de fioritures, des faits, un rythme, des points de vue variés car le réel est complexe. En revanche, je ne retrouvais pas cette force émotionnelle que j'évoquais plus haut, car les personnages étaient avant tout qualifiés par leurs faits et gestes, leurs actes, leurs interactions. Est-ce une réserve de ma part? Non pas. Il y a dans Leur âme au diable un effet de crescendo, et sur la fin un effet d'accélération façon tsunami qui m'a procuré, par des moyens différents, le même effet de sidération que dans les romans que j'ai cités. Il y a un sacré travail sur le rythme et les temporalités dans Leur âme au diable. Sur l'espace aussi. Les chapitres mentionnent des pièces versées à l'instruction, qui a sa propre temporalité et qui sera le point d'aboutissement du roman (enfin, façon de parler), et ces pièces renvoient elles-mêmes à des moments passés, dans un récit qui couvre une période allant de 1986 à 2007, et qui nous promène dans divers pays. Et le roman est pris en tenaille entre un temps qui s'étire, avec une sensation de piétinement (celui des enquêtes?) et un temps tout en accélérations, en rapidité, étourdissant (celui des protagonistes criminels?). C'est assez paradoxal et passionnant. 

Je lis çà et là que Marin Ledun a dû faire un travail colossal de documentation et c'est sans doute vrai : depuis Les visages écrasés on connaît sa rigueur quand il aborde ce type de sujet. C'est bien sûr un élément essentiel de Leur âme au diable, réquisitoire implacable contre l'industrie du tabac certes, mais aussi et surtout, me semble-t-il, contre l'inefficacité cynique des Etats et des institutions (l'Europe), pour ne pas dire leur hypocrisie. Les lecteurs un peu informés sur le sujet verront dans Leur âme au diable des faits s'emboîter, donnant du crédit à cette fiction très politique, quelle qu'en soit la part fictionnelle, justement. Et peu importe d'ailleurs : et d'une vous connaissez la rengaine "la réalité dépasse la fiction", et de deux la fiction rend la monnaie de sa pièce à une industrie éminemment mensongère qui passe son temps à nous tricoter des fictions (la cigarette est cool, fumer rend viril, beau, fumer vous libère, mesdames, et ne parlons pas des fictions scientifiques forgées à grand renfort de corruption des chercheurs). Les lecteurs moins informés gagneront à lire un roman sur le sujet, qui leur permettra d'être moins naïfs, et sans s'emmerder. 

Donc oui, le roman aborde avec force le sujet, de façon précise, documentée. Mais je voudrais insister sur l'art littéraire de Marin Ledun : sa maîtrise dans la construction, sa science du rythme. Je me suis demandé comment il avait travaillé, ce que je fais rarement, pour faire se tenir et se rejoindre tous les fils sans se prendre les pieds dans le tapis et en nous donnant cette impression de fluidité. Quel boulot!

Et revenons sur les personnages : d'abord un peu désincarnés à mes yeux, ils ont pris peu à peu de l'épaisseur, de la profondeur romanesque. Il fallait juste un peu de temps, ce qui est logique quand on a une écriture quasi-behavioriste (je dis quasi pour qu'on ne m'emmerde pas, car je n'ai pas décortiqué le roman non plus pour vérifier si oui ou non on pouvait utiliser ce terme). En refermant le roman, j'étais assez bouleversée par les personnages, aussi bien les flics, tenaces, losers magnifiques et un peu pathétiques, que les "méchants", qui n'ont pas grand-chose d'aimable mais que Marin Ledun parvient à humaniser. A ce titre, le dernier chapitre est magnifique : pas un mot de trop, et c'est magnifique (suis-je anormale de penser cela?). 

Enfin, n'attendez pas un thriller à l'amerloque (on n'est pas chez Clancy), avec les preux chevaliers qui finissent par l'emporter même en se brûlant les ailes, et les gros salauds qui vont moisir en enfer. Ni sacrifice ni rédemption, et c'est là où Leur âme au diable atteint à mes yeux à la perfection en matière de noir et donc de saisie du réel : les gentils ne gagnent pas (spoiler) mais tout le monde se crame complètement. Parce que la réalité n'a pas de morale, voyez-vous. Noir c'est noir, et pas besoin d'en rajouter dans le grandiloquent pour le démontrer. 

Et pour finir : superbe couverture!

Marin Ledun, Leur âme au diable, Gallimard Série Noire, 2021.