lundi 25 septembre 2023

L'Echiquier de Jean-Philippe Toussaint

Présentation éditeur



« Je voulais, écrit Jean-Philippe Toussaint, que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de partie, je voulais que ce livre me raconte, m’invente, me recrée, m’établisse et me prolonge. Je voulais dire ma jeunesse et mon adolescence dans ce livre, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d’échecs, je voulais faire du jeu d’échecs le fil d’Ariane de ce livre et remonter ce fil jusqu’aux temps les plus reculés de mon enfance, je voulais qu’il y ait soixante-quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d’un échiquier. »

Ce que j'en pense

Jean-Philippe Toussaint et moi, c'est une vieille histoire : pas autant que Modiano, mais tout de même. J'ai commencé à le lire en 1997, lorsqu'est sorti La Télévision, et j'ai depuis lu presque tous ses livres. Comme j'attendais que ma librairie préférée reçoive de nouveaux exemplaires de L'Echiquier, j'ai relu La Salle de bain pour patienter. Et j'ai enchaîné ce week-end avec ce nouvel opus, que je suis allée acheter samedi. Je ne saurais dire pourquoi j'aime cet auteur, mais le fait est : sa délicatesse, son auto-dérision, son sens de la Beauté, le rythme de ses récits et de ses phrases, tout me séduit.
Avec L'Echiquier, Toussaint livre en 64 chapitres - comme le nombre de cases sur l'échiquier - une introspection, une promenade autobiographique dans laquelle se mêlent souvenirs fondateurs et réflexions sur l'écriture. Dans cet autoportrait de l'auteur, il y a une sorte de contrainte - 64 chapitres, jamais deux fois la même "case" - et pourtant, le récit semble totalement libre, fonctionnant par associations, ellipses, bifurcations.
Vous allez dire que c'est une obsession, mais je lui ai trouvé des accents furieusement modianesques, à cet Echiquier, lorsqu'est évoqué cet ami de pensionnat, disparu d'une façon mystérieuse, lui dont la vie entière était nimbée de mystère... Et puis il y a Gilles Andruet, ami d'enfant aussi, reparu, disparu, mort tragiquement.
L'Echiquier évoque la figure du père de l'auteur, et les appartements dans lesquels Toussaint a vécu au fil des ans, ou qu'il a fréquentés. En relisant La Salle de bain, j'ai d'ailleurs été frappée par l'importance des lieux de vie, de l'appartement, justement.
L'Echiquier est plein de ces ombres, père, amis, lieux, qui font une vie, qui sont comme des fantômes qui peuplent l'esprit de l'auteur quand la vieillesse se profile, fantômes qui se font plus présents lorsque la pandémie survient, et avec elle, la suspension de toutes activités sociales et professionnelles, ou presque.
Et tout au long du récit, la réflexion sur l'écriture, la fiction, le rapport au réel, le jeu : les grands joueurs d'échec du XXème siècle, Nabokov, Zweig, sont autant de fantômes qui parcourent ces pages, donnant au texte une profondeur émotionnelle qui va bien au-delà d'une écriture à contrainte.
L'Echiquier est sans doute plus sombre, ou plus mélancolique que d'autres textes de l'auteur, mais une fois encore, quelle beauté, quelle grâce!
Voilà, vous le savez maintenant, Jean-Philippe Toussaint fait partie de mon petit panthéon personnel.

Jean-Philippe Toussaint, L'Echiquier, Editions de Minuit, 2023. 

mardi 19 septembre 2023

Bonhomme d'Yvan Robin



Présentation éditeur

C'est l'été. Milo vient chez ses grands-parents, comme chaque année, tranquille. Il a ses habitudes. La maison est petite mais agréable, le jardin donne de juteuses tomates, et l'ado passe ses journées à la piscine municipale avec ses copains, Tom, Shen, Louise, Farah, et surtout Justine.
Sauf que l'ambiance est étrange, cette fois, car voilà un an que son grandpère a disparu sans laisser d'adresse. Parti. Volatilisé. Et si Milo peut désormais emprunter sa moto pour rompre le tête-à-tête avec sa grandmère, cette absence pèse dans la chaleur de juillet.

Ce que j'en pense

Vous souvenez-vous de vos étés, chez vous ou dans une maison familiale, quand le temps s'étirait? Vous rappelez-vous ces journées passées à la piscine avec les potes? Il y a dans cette novella d'Yvan Robin une capacité à capter ces instants d'adolescence, ces sensations, ces émotions et les premiers émois, comme on dit, qui permettent à Bonhomme de toucher bien au-delà du public de la collection (les adolescents). C'est une adolescence d'aujourd'hui, mais vue avec la tendresse d'un auteur qui n'est plus un ado. Rien de caricatural chez ses personnages, pas de cliché sur les rivalités amoureuses. C'est déjà beaucoup, et suffisant pour prendre plaisir à lire Bonhomme

Mais nous sommes aussi dans la collection Faction, qui non seulement se refuse à toute caricature d'adolescent ou de littérature pour ado, mais qui n'oublie pas de saisir le "social", dans des romans noirs qui prennent position dans le monde. Et le titre Bonhomme met sur la piste. Milo est à un âge où se construit son identité (elle ne cessera d'évoluer mais c'est tout de même un moment crucial), et il a tendance à idéaliser son grand-père, surnommé Giant Joe, ancien boxeur, qui s'est volatilisé un an plus tôt. Fuite? Suicide? Meurtre? Le zigue était coureur de jupon, sûr de sa virilité, un "bonhomme", quoi. Tout est donc possible avec lui.

Milo va se mettre en tête d'en savoir un peu plus, mais attention, hein, on n'est pas dans le club des cinq, il n'enrôle pas ses copains dans sa quête, il observe, fouille un peu dans le grenier, et fait des découvertes inattendues, qui vont remettre en question sa vision des choses. 

Bonhomme est, en dépit ou peut-être à cause de son titre, un beau roman sur les femmes et les relations entre hommes et femmes. Il y a Justine, la jolie Justine qui trouble Milo, et que pour cette relation-là, Yvan Robin évite tous les pièges. C'est une amitié et un amour d'adolescents, dans tout ce que cela peut avoir de fougueux et de simple à la fois, et jamais Milo ne surjoue la virilité, ni Justine une féminité de pacotille. Et puis il y a Mamette, la grand-mère : un bonheur de personnage, qui touche au coeur alors qu'elle semble un peu en retrait. Mais en réalité, elle est au centre de tout. 

Bonhomme évite donc les pièges mais reprend le motif de l'initiation, de l'été où tout change (et en même temps rien ne change, on n'est pas dans un roman d'opérette). C'est un bijou de plus dans l'épatante collection Faction, à lire sans modération, même quand on a passé l'âge. 


Yvan Robin, Bonhomme, In8 Faction, 2023.

samedi 16 septembre 2023

Terres noires de Sébastien Raizer



Présentation éditeur

Sur le point de quitter l’Europe, Dimitri Gallois et Luna Yamada sont victimes d’un règlement de compte sanglant. Mafia serbe, armée privée américaine, groupe bancaire basé au Luxembourg : la véritable cible de cette collusion toxique est Santo Serra, à la tête d’une branche stratégique de la ‘Ndrangheta, et c’est avec lui que Dimitri et Luna vont tenter de briser l’engrenage mortel qui les happe.
Lorsque l’horizon semble s’éclaircir, Luna disparaît au cours d’une embuscade. Pour la retrouver, Dimitri va fouler les terres les plus noires de la sauvagerie et de la folie contemporaines.

Ce que j'en pense

Terres noires est le volume conclusif d’une trilogie, et quelle conclusion !
Nous retrouvons ici Dimitri, Luna, Nesrine, Keller, tous ceux que l’on a aimés. Le roman s’ouvre sur la promesse d’un départ, sur la possibilité d’accéder à « la vraie vie vivante ». Pour cela, il faut quitter l’Europe, s’arracher à l’anéantissement de « ce monde somnambule » qui poursuit « son inexorable errance vers la nuit, le feu et la mort ». Mais vous vous en doutez, ce ne sera pas simple.
Terres noires continue, après Mécanique mort, de montrer la source du chaos, de révéler les racines du Mal, et pour cela, il lui faut remonter au haut de la pyramide, là où se niche la promesse du néant. La finance, la banque, et vous n’aurez pas de mal à reconnaître la banque « réelle » qui ne se cache même pas : comme toujours, Sébastien Raizer mentionne ses sources. Elles sont nombreuses, elles sont disponibles, tout est clair à qui veut voir.
Autrement dit, Sébastien Raizer poursuit le changement d’échelle amorcé avec Mécanique mort, et il aborde la dernière phase de la destruction : après la crise (Nuits rouges), le crime (Mécanique mort), voici la guerre, totale, folle, inéluctable, dernière étape de la prédation capitaliste.
« Parce que la guerre est la nature fondamentale du capitalisme, système plus vérolé que la vérole elle-même. On nous demandera, dans l’absolu des siècles : « et vous faisiez partie de ce système ? », ou bien : « et vous souteniez et alimentiez ce système ? ». Alors, dans la sincérité de notre cœur, frères humains, que répondrons-nous ? »
Pour montrer les forces à l’œuvre, il introduit ici Santo Serra, chef de l’organisation criminelle, superbe personnage qui, comme Sébastien Raizer nous y habitués, est à la fois une force de chaos (la criminalité organisée) et une force d’équilibre. Face à nos personnages, Thomas Allen, à la tête de la grande société bancaire et financière prête à détruire le monde pour asseoir son empire, pure force de chaos et de destruction qui sème la mort dans l’entourage de Santo Serra, et qui n’hésite pas à faire de l’Europe et de la planète un enfer, littéralement, qui brûle, se consume. Parce que « la crise, le crime et la guerre sont profitables ».
L’affrontement promet d’être sanglant.
Terres noires m’a semblé plus sombre (c’est vous dire) que les précédents volumes. Il y a des moments de délire presque réconfortants, et je vous laisse découvrir la mue de Midget. Mais l’heure n’est pas à l’échappée dans des instants de tendresse et d’humour. Ou plutôt, pour y accéder, il faut en passer par le trou noir de la destruction.
Dans la lignée de la lecture politique de Mécanique mort, Terres noires montre la dernière phase du cycle, celle de la guerre, de la destruction de toutes choses. A sa manière, il envisage l’apocalypse. Nihiliste, le roman affiche volontiers sa parenté avec Dostoïevski. Sébastien Raizer n’est ni un complotiste ni un fou, il livre une vision puissamment poétique et spirituelle, et la destruction ne débouche pas sur le néant, mais sur un autre possible. Et je ne révèle rien en vous disant que le dernier mot du roman est « vivantes ». Si Terres noires est plus sombre, il offre l’accès à la « vraie vie vivante » par un épilogue sidérant de beauté.
Dans la mort il y a de la vie, et inversement. Auprès de Gallois, marqué par la mort et la perte, il y a Luna.
Et toujours, ce sens du rythme, de l’intrigue, la force inouïe des personnages.
Avec Terres noires, Sébastien Raizer livre une « œuvre noire solaire », concluant magistralement sa trilogie européenne.

Sébastien Raizer, Terres noires, Gallimard, Série Noire, 2023.



 

mardi 12 septembre 2023

Deux secondes d'air qui brûle de Diaty Diallo



Présentation éditeur (poche)
Entre Paname et sa banlieue : un quartier, un parking, une friche, des toits, une dalle. Des coffres de voitures, chaises de camping, selles de motocross et rebords de fenêtres, pour se poser et observer le monde en train de se faire et de se défaire. Une pyramide, comme point de repère, au beau milieu de tout ça.
Astor, Chérif, Issa, Demba, Nil et les autres se connaissent depuis toujours et partagent tout, petites aventures comme grands barbecues, en passant par le harcèlement policier qu'ils subissent quotidiennement.
Un soir d'été, en marge d'une énième interpellation, l'un d'entre eux se fait abattre. Une goutte, un océan, de trop. Le soulèvement se prépare, méthodique, inattendu. Collectif.

Ce que j'en pense
Diaty Diallo était invitée aux Ecrits d'août à Eymoutiers cette année, mais je ne pouvais m'y rendre ce jour-là. Je le regrette, mais au fond, le livre importe plus que cette rencontre. 
Deux secondes d'air qui brûle m'a d'abord séduite par son titre (vous savez combien je suis sensible aux titres), que je trouve magnifique. Le roman tout entier est incandescent. Il l'est dans sa dimension politique: Diaty Diallo livre, comme on a pu le lire partout à la sortie du roman, un portrait fin des "quartiers" et de leur jeunesse abandonnée par la France, par l'Etat. Elle saisit les rapports d'oppression et de domination, avec ces "hommes en bleu" qui de contrôle en contrôle, de rappel à l'ordre en interpellation, sont constamment dans un rapport de force inégal, et incarnent la violence systémique qui met toujours ces jeunes gens sur la brèche. Et cette dimension politique d'un roman de révolte n'est pas rien, comme le rappellent les remerciements et les hommages à ceux qui sont morts sous les coups ou les balles des forces de l'ordre. Deux secondes d'air qui brûle est une manière de tombeau (littéraire) à ces visages que nous avons vus sur nos écrans de télévision, un signe envoyé à ceux qui les ont connus et aimés. 
Mais Diaty Diallo n'est pas un porte-voix, elle est une voix, une voix littéraire, à mon avis de tout premier plan. Elle a une écriture sensible, qui restitue en quelques mots, en quelques phrases, une atmosphère, une lumière, des odeurs, des mouvements. Elle parvient à restituer quelque chose - du moins je le suppose - de l'inventivité linguistique des habitants de ces quartiers, du métissage, d'une langue urbaine. Elle lui rend une force poétique inouïe. Jamais elle n'est dans le folklore ou le pittoresque, puisqu'elle est dans la re-création littéraire, soutenue par un travail sur la syntaxe et le rythme. Parfois Diaty Diallo enchaîne, staccato, des phrases courtes, minimales, économes. Parfois elle travaille au contraire la longueur de phrases qui s'enroulent sur elles-mêmes, mêlant paroles rapportées, narration, paroles de morceaux de musique. 
Parce qu'elle est une autrice, elle ne s'englue pas dans le reportage de mauvais aloi. Elle a un talent incroyable pour dessiner ses personnages, et ils ne sont pas ces silhouettes à capuche, dépourvues de visage, que nous livrent en pâture les prétendus médias d'information. Elle n'esquive pas la tragédie, mais elle en fait un moment, l'étincelle terrible. Mais au fond, en dépit de la saine colère qui anime le texte et sans doute son autrice, elle livre avant tout un portrait incandescent de cette jeunesse dont personne ne veut. Et pourtant, ces jeunes garçons auxquels elle attache ses pas de romancières sont solaires, inventifs, drôles, déjà harassés d'ennui et de résignation. Mention spéciale pour l'extravagant Nil, le génial chaudronnier à la verve incroyable, à l'énergie bien barrée.  
C'est sans doute ce qui m'a le plus frappée et bouleversée dans ce roman : ces moments où ces enfants, ces adolescents, ces jeunes adultes, investissent un espace, se l'approprient. Les corps exultent, comme dirait l'autre. Deux secondes d'air qui brûle est un magnifique roman sur l'adolescence - et aussi sur l'enfance. La joie pure, le désir, le plaisir d'être là, ensemble ou seul, de sentir et de se sentir vivant, la capacité à s'emparer du moment, rien de plus. 
Je pourrais multiplier les exemples de passages qui m'ont tourneboulée, mais je n'en évoquerai que deux, assez rapprochés dans le texte, d'ailleurs. 
Le premier est celui où Diaty Diallo parle de la halle du "zéro" (lisez, vous comprendrez), investie et transfigurée par les jeux d'enfants : le pouvoir de l'imagination, des histoires et des jeux, c'est superbe. Parce que oui, bonnes et mauvaises gens que nous sommes, nous avons tendance à oublier que dans ces non-lieux ("un lieu sans en être un"), des êtres vivent, aiment, rient, jouent. Et ces enfants font de la "halle" une salle de bal, un lieu de fête où l'on peut entonner du Piaf jusqu'à s'évanouir. 
Le second est le moment où avant l'embrasement final, tout le quartier se réunit pour un repas et une fête à ciel ouvert, hommage ultime à Samy. Et croyez ce que vous voulez, BFM et Valeurs actuelles si ça vous chante, mais cette scène, aussi paroxystique soit-elle, m'a rappelé des récits, des évocations de moments bien réels, dans ces "quartiers". Les enfants qui courent partout, le visage luisant de gras, les vieux assis tranquillement : "Manger, c'est vraiment la douceur". 
Le final est éblouissant, suspendu, définitif, tout à la fois. Pour ces Deux secondes d'air qui brûle, ça valait la peine. 
 
Diaty Diallo, Deux secondes d'air qui brûle, Points, 2023. Initialement paru au Seuil, en 2022. 

La Situation de Karim Miské



Présentation éditeur

France 2030. Kamel Kassim vit dans le quartier de Belleville et depuis trois mois, des affrontements entre coalition de gauche et milice d’extrême droite embrasent Paris et sa banlieue. Pour préserver ce qu’il reste de ses idéaux, Kamel évite de sortir de chez lui. Jusqu’au jour où une attaque au pied de son immeuble l’oblige à s’impliquer. Il plonge alors dans la noirceur d’un pays fracturé : ses rouages politiques, ses intrigues sinistres. Ses ultimes zones d’humanité qui aident à espérer. 

Ce que j'en pense

Il y a des romans que l'on n'attend pas, mais qui continuent de vous habiter bien après leur lecture. J'associais le nom de Karim Miské au roman noir, à Arab Jazz, paru en 2012 chez Viviane Hamy.
De fait, La Situation de Karim Miské (Les Avrils) est un roman noir, mais aussi un roman dystopique, (à peine), et également une histoire d'amour, quasiment une actualisation de Roméo et Juliette. Je l'ai lu cet été, et les soulèvements à la suite de la mort du jeune homme à Nanterre, avec la violente répression qui s'en est suivie, résonnaient très fort avec ma lecture.
Si je dis que c'est à peine une dystopie, c'est justement parce que le récit nous tend le miroir de ce qui nous attend. J'allais ajouter "si nous n'y prenons garde", mais mon pessimisme m'en empêche.
Néanmoins il serait réducteur de considérer que l'auteur joue les Cassandre et rien d'autre. Il fait avant tout oeuvre de fiction, avec des personnages très bien dessinés, et une construction implacable. Il maîtrise les codes des genres qu'il aborde, sans faire le mariole, sans surjouer la virtuosité. Ses personnages ne sont pas des types sociologiques, ils sont des êtres de chair et de sang. Enfin, si je peux dire, parlant d'êtres de papier...
J'ai frémi avec eux, et j'ai frémi pour nous. Je ne voudrais pas, vraiment pas, que nos futures années soient conformes à cette Situation, que Karim Miské ait manqué d'imagination, en somme. Tout est si... plausible, dans ce portrait politique de la France de 2030.

Karim Miské, La Situation, Les Avrils, 2023.

mercredi 16 août 2023

Okavango de Caryl Férey



Présentation éditeur

Engagée avec ferveur dans la lutte antibraconnage, la ranger Solanah Betwase a la triste habitude de côtoyer des cadavres et des corps d'animaux mutilés.
Aussi, lorsqu'un jeune homme est retrouvé mort en plein cœur de Wild Bunch, une réserve animalière à la frontière namibienne, elle sait que son enquête va lui donner du fil à retordre. D'autant que John Latham, le propriétaire de la réserve, se révèle vite être un personnage complexe. Ami ou ennemi ?
Solanah va devoir frayer avec ses doutes et une très mauvaise nouvelle : le Scorpion, le pire braconnier du continent, est de retour sur son territoire...

Ce que j'en pense

Il y a dans ce nouveau roman noir de Caryl Férey tout ce qui fait la force du genre : une intrigue impeccablement construite qui captive le lecteur, un regard plein d'humanité et d'empathie, une vision politique et sociale. Alors embarquez!

Jamais Caryl Férey n'est lourdement didactique. C'est un des tours de force du roman : il nous apprend énormément de choses, sur la Namibie et les pays alentour, sur les animaux, sur la colonisation, sur les populations diverses qui peuplent tous ces territoires, sur la mondialisation, sur la logique de marché qui entretient le trafic, sur la société namibienne. Et là vous vous dites : bigre! ça en fait des choses, ça doit être indigeste. Eh bien pas du tout, pas une page de trop, pas un paragraphe lourdingue. Caryl Férey est un romancier aguerri, et si l'on mesure le travail qu'il faut pour arriver à une telle fluidité, on se doit de saluer son savoir-faire. Que les éléments de compréhension passent par le récit même ou les dialogues, ils surviennent en tout cas "naturellement". 

Il y a plus : Okavango montre que tout cela est lié. Le colonialisme a non seulement laissé des traces, mais il revêt de nouveaux visages, donnant lieu à de nouvelles guerres. Poids de l'Histoire et rapports de domination très actuels se conjuguent, cruellement, tragiquement. Tout est affaire de domination d'ailleurs: des peuples européens sur les peuples africains, des puissances économiques d'aujourd'hui sur les populations locales, des hommes sur les femmes, des êtres humains sur les animaux. Volonté de puissance, de profit : la plaie sempiternelle. 

Face à cela, des figures fortes : Solanah, la ranger magnifique du roman, une femme droite dans ses godasses, qui a fait des choix peu conventionnels dans son pays. Vibrante de colère, troublée par ses propres désirs, loyale : elle incarne un contre-pouvoir salutaire à la saloperie. Priti est une jeune femme libre, solaire, qui a la fougue de la jeunesse. J'ai un faible pour ce personnage, sa vivacité, sa rapidité, son humour. Les femmes ne sont pas bien traitées par les hommes sûrs de leur bon droit. Et Caryl Férey est - toujours - du côté des femmes, sans mièvrerie ni paternalisme.

Il y a Seth, aux côtés de ces deux femmes, que vous allez adorer aussi. Et puis il y a John, ambigu, nimbé de mystère, un personnage follement romanesque, dont la rédemption ne peut qu'aller de pair avec la tragédie. Il y a N/Koï, qui nous donne des clés de compréhension sur son peuple. Il est l'ami fidèle de John, présent quoi qu'il arrive. Je ne vous donne là qu'un aperçu de la galerie des personnages. Tous animent ce récit de bout en bout, tous portent quelque chose de la société dépeinte, de sa folie, de sa démesure, de ses espoirs aussi. Les 500 pages et quelques se dévorent, parce que Caryl Férey s'y entend pour construire un solide récit, pour insuffler du souffle à l'intrigue. On vibre, on a peur (pour les personnages), on rit, on est bousculé, on est bouleversé. 

Et puis il y a les animaux, personnages majeurs de ce roman. Il y a des scènes bouleversantes d'amour, ou de cruauté, d'ailleurs. Caryl Férey brosse des portraits saisissants et nous offre des passages d'une beauté infinie, d'une grâce... Il y a ces moments où les animaux paient le prix de la cupidité humaine, ou de leur pure cruauté. La scène fondatrice de la "conversion" de John est terrible, traitée comme une scène de guerre, massacre d'une violence inouïe et insoutenable. 

Ce roman n'est pas rassurant, il faudrait être fou pour se sentir rassuré devant l'ampleur du désastre, mais Caryl Férey parvient à insuffler de l'espoir, à rendre justice à la beauté, que ce soit la beauté d'un homme ou d'une femme, la beauté d'un animal, et il croit à la tendresse, envers et contre tout, celle qui donne de l'épaisseur à ce que nous vivons, celle qui donne des moments d'empathie, de communion, de communication tout simplement, entre les êtres vivants (merde aux spécistes). C'est pourquoi on referme le roman bouleversé, mais pas dévasté. Au coeur des ténèbres, il y a malgré tout de l'amour. 


Caryl Férey, Okavango, Gallimard, Série Noire, 2023.



mercredi 2 août 2023

Rue Mexico de Simone Buchholz



Présentation éditeur

Les gens qui habitent dans des ports gardent toujours espoir ". Des voitures brillent aux quatre coins du monde. A Hambourg également. Dans l'une d'elles, on retrouve le cadavre d'un fils du clan Saroukhan. Ces anciens mercenaires de l'Empire ottoman sont devenus de puissants trafiquants installés à Brème. Qui a tué Nouri Saroukhan ? La procureure Chastity Riley est de retour avec son collègue Ivo Stepanovic. Doivent-ils chercher la mystérieuse jeune femme qui observait la voiture du toit d'un immeuble ? La vérité se cache-t-elle au sein de l'entreprise d'assurances où Nouri travaillait et gagnait beaucoup d'argent ? Rue Mexico raconte comment deux jeunes, tels Roméo et Juliette, tentent d'échapper à leur milieu et à sa violence. De son côté, la vie de Chastity Riley est bouleversée par le retour d'un ancien amant... 

Ce que j'en pense

Je viens de terminer Rue Mexico de Simone Buchholz (L'Atalante, collection Fusion). J'en suis presque étourdie. C'est une merveille de roman noir, et je ne sais par quoi commencer. 
Il y a bien sûr le plaisir de retrouver les personnages, Chastity évidemment, mais les autres également. Oh comme je les aime! Ce sont de vrais personnages de noir, éprouvés, cabossés, mais ce ne sont jamais des caricatures du genre. On quitte un peu les lieux habituels, pour Brême, mais tout reste poisseux à souhait, et beau en même temps, d'une beauté littéraire, je veux dire que c'est le regard et l'écriture de l'autrice qui instillent de la beauté. 
Je ne sais si c'est moi (mon humeur) mais j'ai trouvé ce Rue Mexico encore plus sombre que les précédents, en tout cas moins tempéré par des touches d'humour. Sans doute est-ce parce que l'intrigue se prête moins à la dérision. S'y déploie toute la puissance de Simone Buchholz, un portrait sans concession de nos sociétés désagrégées, profondément minées par des saloperies diverses. Il n'y a aucun manichéisme, aucun angélisme, et pourtant, une humanité, une capacité à entendre les souffrances... Comme l'équipe de Chastity et Ivo, on est soufflés devant l'impensable, l'inacceptable. La rage nous prend, un sentiment d'impuissance aussi. Nouri, Aliza, deux victimes de la criminalité, une criminalité qui n'a pas du tout le même visage mais finalement, les mêmes méthodes, les mêmes façons de liquider les "menaces". 
Simone Buchholz nous parle de ce monde qui se consume, des gouffres qui se creusent sous nos pieds. Il y a ceux qui sont du bon côté de la barrière, apparemment, et qui jouissent, c'est-à-dire entrent dans la danse, agréent au système: on les croise dans les bars branchés, insouciants de tout. Il y a ceux qui ne sont pas du bon côté et s'emparent, violence en bandoulière, de ce à quoi ils aspirent : argent, femmes, dans une conception clanique terrifiante. Tous se rejoignent dans cet appétit de jouissance dégueulasse, dans la criminalité qui sous-tend le système. 
Entre les deux, il y a Nouri, Aliza, le Rote Flora (lisez le roman) et son alternative fragile et menacée. Et ça broie le coeur. 
Tout cela finira mal. Le roman est ponctué de la mention de ces voitures qui brûlent, dans la nuit des petites et grandes cités. Un avertissement. 
Et puis il y a l'écriture de Simone Buchholz, sa façon de composer les chapitres, brefs, parfois très très brefs, comme des gifles, avec un sens de la chute inouï et assez rare. Pas de cliffhanger, on n'est pas dans un thriller. Et sa manière de composer des phrases, comme des poèmes en prose ou même en vers libres. C'est beau à pleurer. Je salue la traduction de Claudine Layre. 


Simone Buchholz, Rue Mexico (Mexikoring), L'Atalante, coll. Fusion, 2023. Traduit de l'allemand par Claudine Layre.