jeudi 30 mai 2024

De neige et de vent de Sébastien Vidal




Présentation éditeur

À la frontière des Alpes italiennes et françaises, le village de Tordinona est l’isolement incarné. Voyant la tempête qui se prépare là-haut, la patrouille de gendarmerie composée de Marcus et Nadia s’apprête à redescendre dans la vallée quand le garde champêtre découvre le corps de la fille du maire. Dès le lendemain, alors que le seul pont reliant Tordinona au reste du monde a été détruit par une avalanche, le maire et une partie des habitants s’en prennent à un voyageur de passage qu’ils soupçonnent d’être l’assassin. Attachés à leur devoir, Nadia et Marcus s’opposent à leur haine et à leur désir de se faire justice ; dès lors ils s’apprêtent à lutter contre eux. Dans ce huis clos enserré par la violence des éléments, la tension ne cesse de monter, et avec elle, une question qui traverse les âges : que reste-t-il de notre humanité quand il n’y a (presque) plus personne pour faire respecter la loi ?

Ce que j'en pense

Alors c'est bien simple, j'ai lu ce roman en une journée : je l'ai commencé à la pause café du déjeuner, et je l'ai terminé le soir. Sébastien Vidal parvient à allier une écriture poétique, qui capte la violente beauté d'une nature déchaînée, et une tension narrative rapidement installée, qui vous fait tourner les pages avec avidité. La référence qui s'impose est Délivrance, roman de James Dickey adapté par John Boorman en 1972. Mais j'ai également pensé au film de Tarantino, Les Huit Salopards (2015), pour le mélange entre western et épouvante sur fond de tempête de neige. 

Sébastien Vidal a un talent fou pour évoquer la nature et sa furie. Il fait ressentir le déchaînement de la neige et du vent, donne à voir les flocons dans leur variété, les hurlements du vent. Et pour qui a déjà fait l'expérience terrifiante d'une tempête, sa façon d'évoquer le craquement d'un arbre qui cède sous les assauts des éléments déchaînés rappelle de cruels souvenirs. 

Pour le reste, il pose une sorte d'hypothèse : prenez une petite communauté naturellement isolée, dans la montagne, dans une zone blanche, introduisez des circonstances exceptionnelles (la tempête et un meurtre), amenez un élément extérieur (un voyageur de passage), secouez tout ça. Les esprits chagrins, ou idéalistes, diront : "rhôô, meuh non, c'est pas réaliste". D'abord, ce n'est pas le problème, le questionnement de Sébastien Vidal est ailleurs. Ensuite, ne sous-estimons pas l'effet de meute qui ramène très vite à l'animalité, aggravée peut-être par les raisons que l'on se donne pour laisser déferler la violence. 

Ainsi, Sébastien Vidal teste les limites de ses villageois dont on sait d'emblée qu'ils sont étroits d'esprit (leur accueil des "hippies" de la ferme pose bien l'ambiance) et racistes. L'isolement procure un sentiment d'impunité, l'effet de meute décuple d'emblée la violence pulsionnelle. Alors qu'en ouvrant le roman, on pense lire un récit d'enquête, on bascule dans l'épouvante. 

L'auteur n'est pas manichéen : il excelle à montrer les douleurs intimes, celle du père, ce tout-puissant maire et notable qui donne du travail à la communauté, celle du gendarme, qui n'en finit d'expier une "faute" qui elle aussi, résulte de son animalité et de l'instinct de survie. Parce que la douleur est immense, la raison ne tient plus, et toutes les digues cèdent, semant cadavres et destruction. La peur est mauvaise conseillère : il faudrait le rappeler aux puissants de ce monde, ne jouez pas aux apprentis sorciers en agitant (et en créant) des peurs dont vous ignorez ou feignez d'ignorer les conséquences terribles. Ici, la haine se nourrit de la peur de l'Autre, celui qui n'est pas né au pays, celui qui vient d'ailleurs. S'il est un peu basané, c'est évidemment pire. 

Les personnages sont somptueux : le trio retranché, bien sûr, mais aussi le maire, dans sa folie et sa douleur, le garde-champêtre, et deux personnages dont je ne dirai rien ici, mais qui ont la mémoire des folies destructrices, des meutes meurtrières, hantés par leurs propres fantômes. 

En somme, De neige et de vent joue avec des conventions génériques mêlées (noir, western, épouvante) mais sans donner dans le vain exercice de style. Avant tout, De neige et de vent est un superbe roman noir, tragique et social, qui à partir d'un moment hors-normes, d'un instant de pur excès, questionne sur la banalité du mal. 

Sébastien Vidal, De neige et de vent, Le Mot et le Reste, 2024.

lundi 27 mai 2024

Ménage à quatre de Manuel Vázquez Montalbán



Présentation éditeur

Le corps de la belle Carlota est retrouvé flottant dans un étang. L’autopsie révèle qu’elle était enceinte, à l’insu de son mari. Le quatuor de bourgeois blasés formé par les couples Carlota-Luis et Pepa-Modolell se brise d’un seul coup. Modolell, puis Luis, sont accusés du crime. Et si c’était plutôt l’amant mystérieux qui avait fait le coup ? Une brève histoire cruelle d’un grand maître de la satire sociale et du suspense policier.

Ce que j'en pense

J'avais besoin d'un petit intermède dans la lecture absorbante, dense et éprouvante d'Ellroy. Et les éditions Points m'avaient fait parvenir ce court roman de Manuel Vázquez Montalbán, Ménage à quatre, une réédition bienvenue. Et vous savez, quand je dis intermède, je ne veux pas dire que j'ai besoin de légèreté, de manque d'épaisseur ou je ne sais quoi. Parce que cet opus est bref mais intense, malin et assez diabolique. A certains égards, l'auteur propose une histoire qui pourrait être celle d'un roman à suspense, sauf que Montalbán se fiche pas mal du "mystère". Ceux qui s'offusqueraient que le lecteur devine dès le début se sont à mon avis trompés de lecture... ce n'est pas la question. 

Non, l'auteur livre une cruelle histoire dans laquelle les libertés amoureuses se heurtent au carcan du couple, de la conjugalité, où personne n'est ce qu'il paraît être. Et on aurait tort de penser que Montalbán est loin du roman noir : le franquisme en ombre portée ne se laisse pas oublier. 

L'ensemble est d'une ironie grinçante, et absolument tragique. 


Manuel Vázquez Montalbán, Ménage à quatre (Cuarteto, 1987), Points Policier, 2024 (édition française : 1990). Traduit de l'espagnol par Rauda Lamis.

lundi 20 mai 2024

Oublie que je t'ai tuée de Kenan Görgün



Présentation éditeur

Le soir de la Saint-Valentin dans un quartier huppé de New York.
Stan attend sa femme Susannah pour un dîner aux chandelles. S’agit-il de lui faire plaisir, de raviver la flamme dans leur couple ? Non : le projet est de la tuer. Stanley, écrivain raté, fera-t-il meilleure carrière dans le crime ?

À travers cette comédie noire, Kenan Görgün fait le portrait d’un homme prisonnier d’un complexe d’infériorité, face à une femme qui a réussi. Oublie que je t’ai tuée est un « polamour » fleur bleue électrique.

Ce que j'en pense

Vous vous souvenez du Second disciple, cet excellent roman noir de Kenan Görgün? Eh bien avec Oublie que je t'ai tuée, l'auteur se livre à un autre type d'exercice et il se montre tout aussi brillant. Ce n'est pas un hasard si l'intrigue se déroule à New-York, et ce n'est pas une coquetterie. Kenan Görgün embrasse une forme de comédie noire qui fut très pratiquée par les Américains, en littérature comme au cinéma. Stan et Rosannah aurait bien aimé vivre dans une comédie romantique, mais tout comme Giedre fait remarquer dans une chason "qu'on n'est pas dans une chanson de Grégoire", eh bien Kenan Görgün rappelle à son personnage qu'il ne vit pas dans une comédie romantique avec Meg Ryan et Tom Hanks. Il brosse des portraits au doux vitriol, avec un humour qui rappelle les riches heures de l'humour new-yorkais. Il rend hommage au cinéma, mais aussi à la musique, pop, rock, chaque chapitre étant un "track", un morceau dont les paroles douces-amères renvoient aux errements du personnage. Il rend hommage au New York de Paul Auster...


Quand j'ai commencé le roman, j'ai pensé à Boileau-Narcejac, mais aussi et surtout à Jean Delion, c'est-à-dire Jean Laborde (alias Raf Vallet) qui publiait sous ce pseudo des comédies noires et acérées, qui ont bien vieilli (j'ai en particulier pensé à Quand me tues-tu?). Car les personnages de Boileau-Narcejac sont très loin de ceux Kenan Görgün. Stan, son "héros", est un type ordinaire qui pleure sur son sort. Je ne crois pas pour autant qu'il ait voulu en faire un personnage détestable. Non, c'est plutôt un homme pris dans ses contradictions, une sorte de Monsieur Bovary. De même, les femmes du roman ne sont pas des femelles dangereuses pour les hommes qu'elles dominent. Kenan Görgün met Stan aux prises avec des femmes qui n'ont rien des garces ou des folles manipulatrices de Boileau-Narcejac : les temps ont changé, et Stan se sent remis en cause dans ses rêves, dans ses aspirations, par la réussite flamboyante de sa femme. Mais il n'est pas victime, il est juste à côté de la plaque. Pauvre petit bonhomme un brin castré (et je ne me moque pas), il comprend toujours tout trop tard, avec Susannah, avec "Strawberry Queen", et tout lui échappe. Pour autant, il n'est pas un personnage ridicule, et c'est toute la force de Kenan Görgün : là où les comédies noires et les romans à suspense se faisaient l'écho angoissé ou purement moqueur des changements de société,
Oublie que je t'ai tuée saisit la complexité des sentiments amoureux, la difficulté de la performance qu'est devenu l'épanouissement dans le couple, la parade des vanités sociales. Stan n'est pas ridicule, il est déboussolé.

Kenan Görgün réussit brillamment l'exercice d'une comédie noire qui saisit l'époque, il utilise avec brio les codes (ah le policier qui pige tout l'air de rien, avec ses chewing-gums aux parfums variés, sa vieille bagnole, Columbo, si tu nous entends! J'ADORE), mais l'exercice n'a rien de vain. Contrairement au "domestic noir" (qui me fait justement penser au thriller des années 50), Kenan Görgün n'est pas le jouet des représentations sociales, il les regarde en face, mi-sérieux, mi-amusé, jamais dupe.

Kenan Görgün, Oublie que je t'ai tuée, L'Atalante, Fusion, 2024.

samedi 27 avril 2024

La piste du vieil homme d'Antonin Varenne



Présentation éditeur

Simon, septuagénaire, a depuis longtemps rompu avec la France et avec ses enfants. Il est installé depuis des années à Madagascar, où il a monté une petite affaire de tourisme.
Mais lorsqu’une lettre de sa fille lui apprend que son frère, Guillaume, est lui aussi à Mada et qu’il ne donne plus signe de vie depuis plusieurs mois, Simon part aussitôt à sa recherche.
Par les routes et les pistes ravagées de la Grande Île, il suit les indices laissés par son fils. Au rythme chaotique de son voyage, de rencontres en souvenirs, Simon tente de se réapproprier son histoire. Mais n’est-il pas trop tard pour réparer le lien ténu qui l’unit encore à ses enfants ?

Ce que j'en pense

Ils sont rares, ceux qui parviennent à allier l'intime et le social, à dresser le portrait d'un homme tout en faisant un état de lieux d'un pays, à concilier tragédie d'un peuple et d'un père. Antonin Varenne est de ceux-là et il livre avec La piste du vieil homme un roman noir d'une grande force.

Simon a 70 ans, il vit depuis environ 20 ans à Madagascar, et il a laissé derrière lui deux enfants dont il n'a jamais bien réussi à s'occuper, surtout après la mort de leur mère. Et ce roman est le récit d'une relation père-fils mal engagée, d'une découverte mutuelle tardive et bancale (n'attendez pas la grande scène des retrouvailles avec violons). En cela, le road-trip entrepris par Simon sur les traces de Guillaume est une odyssée intime, un trajet de rédemption semé d'embûches et de cadavres. 

Et il est fatigué, Simon. Antonin Varenne est le peintre subtil des corps qui se délitent sous les assauts du temps, de la mémoire qui vous rappelle, aux pires moments, les années de jeunesse, de l'amour fou pour Gaëlle, des odeurs de forêt de l'enfance. Il y a aussi soeur Françoise, son corps malmené par les années et par la fièvre, son corps de femme qui n'a pas connu les plaisirs de la chair, et qui se recroqueville. L'auteur évoque avec une grande puissance le corps blessé, pourrissant d'un autre personnage (chut!), moribond et pourtant si jeune. 

La piste du vieil homme est de celles dont on ne revient pas, Simon était prévenu. Antonin Varenne nous broie le coeur avec ce superbe roman tragique, la tragédie d'un père, d'un homme, d'un pays, et il le fait par une écriture sans pathos, dans un récit à la première personne (à l'exception du chapitre 22, et ce changement narratif m'a flanqué la frousse) jamais complaisant. La complexité des rapports filiaux est exposée avec beaucoup de subtilité, la complexité des sentiments, des positions des uns envers les autres : rien n'est simple, personne ne vit dans une famille Ikea. 

La tragédie intime se mêle au portrait d'une région du monde parmi les plus pauvres, les plus abandonnées : Madagascar. Antonin Varenne fait du road-trip de Simon l'occasion d'évoquer un pays ravagé par la corruption, la pauvreté, et dont la population survit avec rage et dignité. Les rencontres faites par Simon sont l'occasion de présenter des personnages incroyables : soeur Françoise et ses multiples casquettes, André l'instituteur de brousse, Sophie l'infirmière itinérante. Pendant que les puissants vendent les ressources du pays aux plus offrants, que la corruption ruisselle de haut en bas (c'est bien la seule chose qui ruisselle), ils sont quelques uns à se battre pour les populations. Il n'est qu'à voir le temps des déplacements d'un point à l'autre, les heures passées à franchir quelques kilomètres sur des pistes défoncées, pour saisir la difficulté de Madagascar à assurer des conditions de vie décentes à ses habitants : tout manque. Le pays souffre de la corruption de ses élites, d'une décolonisation en forme d'abandon, et d'une mentalité coloniale persistante. Et jamais Antonin Varenne ne se pose en donneur de leçons, jamais le roman n'est empêtré dans de grandes démonstrations. Non, le périple de Simon, ses rencontres suffisent à nous faire comprendre tout cela. Et surtout, le regard porté n'est jamais misérabiliste, car Simon - et derrière lui, sans doute, l'auteur - aime ce pays de toutes ses forces, sa vitalité, envers et contre tout. Antonin Varenne rend admirablement la capacité de négociation des personnages, la palabre : vers la fin du roman, le rapport de force et les négociations entre les Bara et les Dahalo sont une merveille de tendresse, d'humour et d'humanité. 

Faites-moi confiance : vous refermerez le livre émus, secoués, heureux d'avoir emprunté "la piste du vieil homme" avec Simon. 

Antonin Varenne, La piste du vieil homme, Gallimard La Noire, 2024.

mercredi 24 avril 2024

Les Dames de guerre. Saïgon de Laurent Guillaume



Présentation éditeur

Septembre 1953, New York. La rédaction de Life magazine est en deuil. Son reporter de guerre vedette, Robert Kovacs, a trouvé la mort en Indochine française laissant derrière lui un vide immense.
Persuadée que sa disparition n’a rien d’accidentelle, Elizabeth Cole, photographe de la page mondaine, décide de lui succéder et réalise ainsi son plus grand rêve : devenir correspondante de guerre.
C’est le début d’une enquête à l’autre bout du monde, au cœur d’un écheveau d’espions, de tueurs à gages, de sectes guerrières, d’aventuriers, et de trafiquants d’armes. À Saigon, Hanoï, sur les hauts plateaux du Laos, Elizabeth va rencontrer son destin en exerçant son métier dans des conditions extrêmes et affronter les pires dangers.

Ce que j'en pense 

En voilà un roman qui déborde les catégories génériques, et pour le meilleur : roman noir? roman d'espionnage? roman de guerre? roman d'aventures? roman historique? Au diable les étiquettes, Les Dames de guerre est tout cela à la fois, et c'est un roman au souffle dingue, hommage à Graham Greene et à la grande littérature de genre. Que vous aimiez ou non l'un des genres cités ci-dessus n'a aucune importance, d'ailleurs. Vous le savez, Laurent Guillaume est un auteur que j'apprécie beaucoup, qui parvient à allier noirceur du propos et force romanesque. Je viens de dire que Les Dames de guerre mêle ou transcende les catégories génériques, mais comme je vois du roman noir partout, vous ne serez pas surpris si je dis que c'est le premier volume d'une série de romans noirs historiques. Attention, hein, pas du polar historique, non, du noir historique, qui s'empare d'une histoire de trafic sur fond de guerre (dé)coloniale, avec mort suspecte, pour nous dévoiler un pan méconnu et peu brillant d'une guerre qui, de toute façon, n'avait rien de reluisant. De la transgression criminelle qui sert de révélateur (dans un roman où il est beaucoup question de photographie, ha ha, suis-je drôle) aux dessous crados du roman national : du roman noir historique, n'est-il pas? Donc ouais, messieurs dames, pour moi, Les Dames de guerre est un roman noir, mais ce n'est que mon avis. 

Le prologue du roman, nom de Zeus, va vous en coller une d'emblée. Peu d'effets (de manche) pour un effet maximum : l'art de Laurent Guillaume est déjà là, dans cette ouverture éblouissante et terrible. 

Comme Laurent Guillaume n'est pas du genre à broder sur de vagues connaissances, il livre un récit très documenté, en saisissant le moment-clé qui précède la débâcle de Diên Biên Phu, et à partir de cette matière historique documentée (cf. la bibliographie), il donne de la chair à la marche de l'Histoire, il en restitue, par ses personnages, la complexité. Car oui, la décolonisation de l'Indochine est d'une grande complexité, parce qu'on est déjà dans la Guerre froide, que les forces en présence sont multiples, et parce que, évidemment, il n'est pas de chevaliers blancs contre des super-vilains aux sales têtes repérables. Le roman nous permet de saisir, par le regard de l'ingénue (au sens où les romanciers philosophes utilisaient le procédé de l'ingénu, du naïf) reporter venue des USA, l'imbroglio indochinois, ce noeud de faux-semblants. Espions, hommes de mains, trafiquants, combattants et soldats d'armées régulières : personne n'est tout à fait ce qu'il semble être, personne n'est d'un seul bloc. Intérêts financiers, idéologies qui s'opposent, histoires individuelles, tout se mêle, tout se brouille.

Il y a des scènes d'anthologie : le prologue, disais-je, l'attaque Viêt Minh dans laquelle Robert perd la vie, et la scène du Grand Monde, incroyable cité (du vice) dans la cité, dont Laurent Guillaume restitue le fourmillement avec brio. 

Les personnages sont incroyablement vivants, ils incarnent les forces en présence. Elizabeth Cole est une merveille de dure à cuire que les évènements révèlent à elle-même, en quelque sorte, et Graham Fowler, hommage à Graham Greene, est de bout en bout épatant. Je ne vais pas égrener tous les noms de personnages, car tous sont extraordinaires, mais tout de même, mention spéciale à Brémond, Ferrari et le mystérieux Chinh. 

Des esprits chagrins m'objecteront peut-être que Les Dames de guerre est d'un romanesque échevelé, avec des personnages qui incarnent des types de héros ou anti-héros. Je leur répondrai que : et d'une, faites-en autant sans verser dans la caricature, on en reparlera après ; et de deux, la force de Laurent Guillaume est d'utiliser le romanesque (qui n'est pas une tare, faut-il le rappeler) pour déployer une vision de l'Histoire qui n'a rien de passéiste ni de manichéen. Brémond n'est pas seulement le héros abîmé, le militaire droit et juste : il est aussi un soldat féroce (Laurent Guillaume n'enjolive pas la guerre) et terriblement lucide. L'armée française a perdu cette guerre bien avant Diên Biên Phu, elle a livré ses hommes et les populations à la mort, et nul n'est blanc dans les luttes en présence. Chacun avance ses pions ou les perd. L'Histoire vue par le roman noir (j'insiste, vous avez remarqué) n'est pas le récit en costumes enjolivé du roman national : elle est tragique, sanglante. Le roman montre les collusions entre les trafiquants et l'Etat (l'armée, la police, les politiques, faites votre choix en fonction des évènements relatés) depuis la Seconde guerre mondiale (Collaboration comme Résistance).

Les personnages, Elizabeth, Graham, Chinh, Brémond, sont entrés directement dans mon coeur et je ne vais pas bouder mon plaisir. Et j'ai hâte de faire la connaissance d'Olive, dans le volume à venir. 


Laurent Guillaume, Les Dames de guerre. Saïgon, Robert Laffont / La Bête noire, 2024.  



dimanche 21 avril 2024

La Stratégie du lézard de Valerio Varesi



Présentation éditeur

Dans la ville crépusculaire de Parme, recouverte d’un épais manteau de neige, la pourriture semble se cacher partout : la corruption sévit, la criminalité échappe à tout contrôle et la révolte grandit. Le commissaire Soneri tente difficilement de réprimer sa colère devant ce désordre incontrôlable. Il doit composer avec trois axes d’investigation, trois faits étranges dont le lien semble impossible à faire. Le premier vient d’Angela, sa compagne, qui rapporte des sons étranges provenant de la rive du fleuve. Se glissant dans l’herbe gelée, Soneri trouve un téléphone portable – sans carte mémoire – et de mystérieuses traces de chiens qui ne vont nulle part. La seconde débute dans un hospice, avec la disparition mystérieuse d’un vieil homme amnésique, et qui semble n’avoir laissé aucune trace. Enfin, la troisième piste d’enquête conduit Soneri vers les pistes de ski sur lesquelles le maire de la ville s’est évaporé : tout le monde savait qu’il serait là en vacances, personne ne se souvient de l’y avoir vu. S’il y a bien une chose dont est certain Soneri, c’est que tous ces cas dissimulent une même stratégie : celle du lézard.


Ce que j'en pense

Il est des auteurs qui ne m'ont jamais déçue, et Valerio Varesi en fait partie. Retrouver le commissaire Soneri est l'un de mes grands plaisirs, et La Stratégie du Lézard est à mes yeux un grand cru. Si vous attendez une intrigue "haletante" avec des retournements de situation en veux-tu en voilà, et une bonne fin bien résolutive qui va vous donner l'immense satisfaction de punir tous les méchants et de restaurer l'ordre, allez voir ailleurs. Mais si vous cherchez une manière de voir le monde en dégradés de gris, une déambulation désabusée et pourtant toujours énervée, un constat désenchanté sur le délitement des institutions et du corps politique, un roman noir qui permet de comprendre, sans leurre, sans résolution positive et factice, alors vous serez comblés. 

Soneri est aux prises avec trois affaires dont il pressent qu'elles ne sont pas ce qu'elles semblent être, et dont il perçoit rapidement qu'elles sont liées. Dans cette ville de Parme envahie par le brouillard, par la nuit, Soneri s'attache non pas à disperser le brouillard en attendant le jour, mais à s'en accommoder et à y trouver le chemin vers la vérité. Tout est faux-semblant, des toiles de maître qui ornent les murs des parvenus affairistes à l'escapade du maire en période trouble, du vieux mort de froid au laboratoire de transformation de viande. Indépendamment, rien n'a de sens, mais éclairés par le contexte, ces évènements dessinent une toile terriblement cohérente. Tout lié, et tout est leurre. Que Soneri démêle l'écheveau ne changera rien à l'affaire, au fond. 

"Il était vraiment seul. Etranger à cette ville qui brûlait par à-coups et ne tenait plus que sur des mensonges servis par trop de courtisans. Il était tard pour passer chez Alceste et s'immerger dans son dialecte dépuratif, la langue d'une autre ville possible. Il fonça et déambula dans les ruelles désertes où le froid et la peur de l'émeute incitaient à rester chez soi. Comme souvent, c'est dans ces moments d'immobilité, devant l'aimable toile de fond formée par les façades, qu'il renouait avec la grâce et la pâleur de Parme, avec ses ombres, mystérieuses et pudiques."

La Stratégie du lézard rappelle douloureusement les combats perdus, la saloperie qui gagne du terrain, et si Soneri trouve refuge dans les plaisirs sensuels (l'amour, un bon repas et du bon vin apaisent les tourments), il ne perd rien de sa colère. Tout reste éminemment politique, et face à l'ampleur du désastre, il n'est pas de modération possible, car la modération est pire qu'une reddition, comme Soneri le dit à Juvara alors qu'ils évoquent des manifestants :

" Je les préfère aux bienpensants qui exhibent leur médiocrité en la faisant passer pour de la modération. S'il y a bien une catégorie de merde, c'est celle des modérés. Qui, en réalité, ne le sont pas du tout. N'oublions pas que les choses les pires de ce pays sont advenues grâce à leur consentement."

Et je crains que ce ne soit pas terminé. 

Quoi qu'il en soit, La Stratégie du lézard est un Soneri de 1ère classe, et vous avez bien de la chance si vous ne l'avez pas encore lu. 


Valerio Varesi, La Stratégie du lézard (Il Commissario Soneri e la Strategia della Lucertola), Agullo Noir, 2024. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.

 

Le Steve McQueen de Caryl Ferey et Tim Willocks




Présentation éditeur

Ged Mackie, ex-soldat de la Légion étrangère rentre chez lui, à Manchester, pour la première fois en vingt ans. Les retrouvailles avec sa mère, Sheryl, une vraie dure à cuire, et avec sa fille Jada, ne sont pas de tout repos, mais ce n’est rien à côté des soucis qui l’attendent avec le gang le plus violent de la ville. Serait-ce en rapport avec ce braquage en Hollande pour le compte de Vogel, un impitoyable mafieux basé à Lyon ? Quand Sol, son meilleur ami, son frère d’armes, est kidnappé, la guerre semble bel et bien déclarée…

Dans le cadre d'un partenariat littéraire avec Quais du Polar, ce roman est le fruit de la collaboration entre deux grands auteurs de roman noir : le Britannique Tim Willocks, l’auteur de La Religion et le Français Caryl Férey, l’auteur de Zulu. Ils ont uni leurs voix et leur talent pour écrire cette épopée rock et tendre à la fois, traversée par un humour dévastateur. Accrochez-vous, ça va secouer !

Ce que j'en pense

Les inédits Points/Quais du Polar se suivent et ne se ressemblent pas, et c'est ça qu'on aime. Le Steve McQueen est la parfaite alliance entre un romancier britannique à l'univers très très noir, tissé de violence et de désespoir, et un romancier français à l'univers sombre mais souvent tempéré par la croyance folle en l'amour. Le résultat donne un court roman en forme de road-trip échevelé, sur-vitaminé et sanglant, qui se dévore d'une traite et donne la patate. Alors attention, hein, c'est une ambiance à la Tarantino, avec son lot de cadavres, de morceaux de corps et d'hémoglobine, ses affreux très affreux. Bien sûr on sait où ça va, avec l'affrontement final et épique, mais bon sang que ça fait du bien!

Et nos héros ne sont pas des fantoches : Ged, ex-soldat de la Légion étrangère, en a vu des horreurs, ce n'est pas un va-t-en-guerre. La scène de l'école, sur le théâtre des opérations, est un flashback terrible, qui arrime solidement ce roman dans notre époque. Sol n'est pas en reste, qui a cheminé à ses côtés dans ces noires années de combat.

Et les femmes ! Entre la mère de Ged, une dure-à-cuire rusée comme pas deux, capable d'accueillir les affreux comme il se doit et de se mettre illico les médias dans la poche tout en mettant le butin à l'abri, et sa fille, aux nerfs d'acier et au coeur d'artichaut, on n'est pas déçu.

La scène finale est à la hauteur de nos attentes, explosive et hilarante, totalement déjantée et jubilatoire. Sol en robe noire revendiquant de manière inopinée les Malouines m'a valu d'éclater de rire dans les transports en commun, et je me marre encore en repensant à la scène.

Le Steve McQueen est un ouvrage écrit à quatre mains par deux ténors du noir qui , à partir d'une trame somme toute classique, ont décidé de bien s'amuser et de nous offrir un moment de pur bonheur. Moi je marche, à fond.




Caryl Ferey & Tim Willocks, Le Steve McQueen, Points / Quais du polar, 2024. Traduction (pour la partie écrite par Tim Willocks) de Benjamin Legrand.