dimanche 22 décembre 2019

Lou après tout, tome 1, de Jérôme Leroy


Présentation de l'éditeur
Une odyssée pré- et postapocalyptique d’un réalisme extrême. Fascinant, remuant, vibrant.
Lorsque la civilisation s’est effondrée, le monde allait mal depuis longtemps. Bouleversements climatiques, émeutes, épidémies inquiétantes et dictatures... c’était un monde en bout de course, où l’on faisait semblant de vivre normalement. Le Grand Effondrement était inévitable, mais nul n’aurait pu imaginer ce qui allait suivre.
Quinze ans plus tard, Lou et Guillaume font partie des survivants. Elle est adolescente, lui a une trentaine d’années. Il l’a recueillie quand elle était toute petite. Réfugiés dans une ancienne villa perchée sur un mont des Flandres, ils savent que le danger peut surgir à tout instant.

Ce que j'en pense
Je suis embêtée. Mon avis est partagé sur ce premier tome. C'est que j'aime énormément les romans de Jérôme Leroy, son écriture, son ton, sa vision du monde. Un peu tard dans la saison est une de mes plus fortes lectures de ces dernières années. Et je dois le préciser aussi avant tout malentendu, je lirai le tome 2 de Lou après tout
Je vais donc commencer par ce que je n'ai pas aimé. Eh bien le récit en forme d'analepse, de flashback, de Guillaume, de sa prime enfance à la rencontre avec Lou (je ne précise pas davantage pour ne pas gâcher le plaisir de ceux qui n'ont pas lu le roman). J'ai trouvé ce récit un peu convenu, prévisible aussi, et... gonflant pour être franche. Je comprends l'intention, surtout pour un jeune lectorat (Lou après tout est à mettre entre les mains des minots dès 13 ans), mais pour l'adulte que je suis, le propos sur l'évolution politique, idéologique, technologique, était un peu lourd et démonstratif, les personnages aussi, les situations itou. Ce n'est que mon ressenti, hein, mais je n'ai retrouvé de l'intérêt qu'au moment où Guillaume rencontre Lou, donc à la fin. Je sais que ce n'est pas forcément ce que Jérôme Leroy a fait ou voulu faire, mais j'ai trouvé qu'il y avait un côté "roman à thèse" et ça m'a agacée et lassée à la fois. 
En revanche, le roman est bon dans son aspect roman d'aventures (apo et post-apo), je ne sais pas non plus si le terme convient, et j'ai aimé la noirceur, pas de concession, pas de facilité, on n'est pas là pour réconforter le lecteur, même s'il est jeune. Je trouve cela réussi et j'ai envie de savoir ce qui arrivera ensuite à Lou. Je suis heureuse qu'il ait fait ce qu'il a fait de Guillaume, ça nous évite des facilités romanesques qui auraient été, il faut le dire, embarrassantes... 
Et puis il faut saluer la singularité de la démarche de Jérôme Leroy. Il n'est pas de ceux qui scindent complètement leur oeuvre, les romans pour les adultes d'un côté, ceux pour la jeunesse de l'autre. Depuis quelques années, il tisse des liens, construit une oeuvre cohérente, avec en perspective la Douceur, que l'on retrouvera, j'en suis certaine, dans le dernier tome de Lou après tout. 
Donc n'oubliez pas : mes réserves sont sans doute liées à ma vision d'adulte, et elles me sont sans doute propres. 

Jérôme Leroy, Lou après tout, tome 1: Le Grand Effondrement, Syros, 2019.

Edit du 24 décembre : j'ai enchaîné avec le tome 2, sur lequel je n'ai aucune réserve. Difficile à lâcher, riche en surprises, il permet de suivre Lou dans la Communauté, et Jérôme Leroy déjoue les attentes, refuse les facilités. Vivement le tome 3!



samedi 14 décembre 2019

Les Brigades du Steam d'Etienne Barillier et de Cécile Duquenne


Présentation éditeur
1910. Un mystérieux complot frappe la France en plein cœur.  Solange Chardon de Tonnerre, l'un des meilleurs éléments de la treizième Brigade mobile d'Aix-en-Provence, perd un ami et un bras. En convalescence dans une clinique secrète, elle doit affronter les fantômes du passé comme les assassins du présent. Auguste Genovesi, jeune recrue et nouveau coéquipier, se retrouve plongé avec elle dans une infernale course contre la montre... un véritable bras de fer entre la France et la Prusse.
L'honneur du pays et sa raison d'être sont en jeu. Heureusement, les deux agents peuvent compter sur les prodiges de la science pour affronter les manigances de l'ennemi, ainsi que sur le soutien du Tigre lui-même : Clemenceau... 


Ce que j'en pense
Je n'avais rien lu de Cécile Duquenne jusqu'à ce jour et pourtant, Les Foulards rouges sont dans mon stock depuis longtemps. Etienne Barillier est LE spécialiste en France du steampunk, et il a aussi publié sur Philip K. Dick et sur Fantômas : j'étais donc ravie de le découvrir en auteur de fiction. 
Et diantre! je me suis régalée avec Les Brigades du Steam, roman steampunk et hommage talentueux à la littérature populaire. J'ai aimé que l'action se déroule à Aix-en-Provence, ça nous change d'une capitale déjà vue de nombreuses fois dans des uchronies ou des romans steampunk. C'est une lecture jubilatoire de bout en bout, encore plus pour qui a fréquenté les romanciers populaires du XIXè siècle et de la Belle Epoque, et pour qui a biberonné aux Brigades du Tigre, grand souvenir télévisuel de mon enfance. Les clins d'oeil sont nombreux à toute cette culture populaire, maniée avec humour et révérence. Quant aux personnages, je les ai adoptés très vite, Auguste et ses maladresses de novice, Solange et son fichu caractère et son côté super-héroïne (en vérité, humaine augmentée, comme on dit). Mais il y a tous les personnages secondaires, qui nous remettent la Commune en tête, l'atmosphère des cafés, et jusqu'au Tigre lui-même! L'action est sans temps mort, ça claque, ça captive son lecteur, qui en redemande. Car oui, je n'espère qu'une chose : retrouver Auguste et Solange dans de nouvelles aventures (avec la voiture du Tigre, hein?). 

Etienne Barillier et Cécile Duquenne, Les Brigades du Steam, ActuSF Editions, 2019. 


lundi 9 décembre 2019

Mon florilège 2019

Image empruntée ici

Alors d'abord entendons-nous bien : mon florilège n'engage que moi, il est subjectif et assumé comme tel, et je ne fais ni distinction ni préférence entre ce qui est du polar, du roman noir ou du roman. Donc ne venez pas me chercher des poux dans la tête avec ça, je vous livre simplement les titres que j'ai lus en 2019 (la plupart parus en 2019 mais certains sortis avant, là aussi, ne venez pas m'enquiquiner) et qui m'ont secouée, ravie, enchantée, bouleversée. 
Allez c'est parti (aucun classement dans ce qui suit).

Les parutions 2019:  
1° Frédéric Paulin, (La guerre est une ruse) Prémices de la chute, Agullo, 2019.
Le choc de l'année, je crois bien, les deux premiers volumes d'un ensemble qui en comptera trois, lus quasiment d'affilée. La puissance de l'écriture et de la vision, alliée à un sens du romanesque incroyable. 

2° Pia Petersen, Paradigma, Equinox, 2019.
Une autre claque de l'année, une vision terrifiante et superbe à la fois : quand le roman noir entre en résonance avec l'actualité sociale, et même si on déplace le propos géographiquement, on reste pantois. C'est un des plus beaux romans noirs que j'aie lus, et pas seulement en 2019.

3° Tiffany McDaniel, L’été où tout a fondu, Joëlle Losfeld, 2019.
Le roman que j'ai le plus conseillé aux abords de l'été, quand les gens me demandaient une idée de lecture pour les vacances. 😈 Z'ont pas dû être déçus, côté lecture de plage... Mais hé ho! je suis pas là pour vous conseiller des lectures mignonnes, faut demander ça à quelqu'un d'autre. 

4° Ernesto Mallo, La conspiration des médiocres, Rivages/Noir, 2019.
Comme la vie est bizarre. A sa sortie, j'avais boudé le premier roman de Mallo paru en France chez Rivages Noir, et sur la foi d'un billet de Jean-Marc Laherrère, j'ai foncé sur celui-ci, une sorte de prequel. Et bon sang de bonsoir, quelle lecture! Ernesto Mallo allie la noirceur sociale et politique à l'émotion romanesque, on en sort pantelant... J'ai aussitôt lu le premier volume, que j'ai cette fois aimé, et je compte bien poursuivre. 

5° Ron Rash, Un silence brutal, Gallimard La Noire, 2019.
Ron Rash n'était pas une découverte mais une confirmation, et de taille. Un silence brutal est une merveille, où l'on retrouve un Ron Rash en grande forme : évocation de la nature, des relations sociales, poésie, tout y est. 

6° Arpad Soltesz, Il était une fois dans l’est, Agullo, 2019.
Encore une claque, pour la rentrée littéraire cette fois. Une plongée dans la noirceur d'un pays pas vraiment libéré de ses démons, une écriture sans concession qui happe pour ne plus vous lâcher jusqu'au bout, une virtuosité dans la construction... 

7° Jordi Ledesma, Ce que la mort nous laisse, Asphalte, 2019. 
Je repense à ce roman, plusieurs semaines après sa lecture. J'y repense pour l'intrigue, ses tragédies, ses drames absurdes, j'y repense pour les atmosphères, si fortes et sombres, pour ce mélange de lumière et de noirceur, j'y repense pour l'écriture... 

8° Franck Bouysse, Né d'aucune femme, La Manufacture de Livres, 2019. 
Ouais bon, pas original mais que voulez-vous, je ne vais pas prétendre à l'originalité juste par principe. Ce fut une sacrée expérience de lecture que ce roman, un éblouissement face à des personnages féminins somptueux et déchirants, avec une écriture d'une justesse et d'une poésie renversantes.

9° Joe Meno, La crête des damnés, Agullo, 2019. 
Une madeleine au goût amer, un portrait sur le vif d'une génération ou d'une certaine jeunesse, et toujours l'écriture solaire de Joe Meno, qui illumine même la plus profonde noirceur. 

10° Caryl Ferey, Paz, Gallimard Série Noire, 2019.
Le retour d'un Caryl Ferey noir à souhait, qui parle d'un pays qu'il connaît bien. Dès le début on est mis au parfum, et ça ne sent pas la rose. C'est brutal, c'est noir, c'est tragique, j'adore.

Punaise que c'est dur d'extraire 10 livres d'une année 2019 si riche... Pardon pour tous ceux qui ne sont pas là, dans cette sélection, et qui pourraient y être... 

Et deux rattrapages...
Maurizio De Giovanni chez Rivages Noir pour le commissaire Ricciardi, une splendeur dont je continue à me délecter puisque je viens de commencer Le Noël du Commissaire Ricciardi. 



Villiam Klimacek, Bratislava 69, été brûlant, Agullo, 2018.
Une merveille que ce roman, dont je sais que je le relirai et que je continuerai à l'offrir. Ce qui me vient à l'esprit plusieurs mois après ma lecture, c'est le mélange d'humanité et de tendresse, en dépit des souffrances infligées par une période difficile de l'Histoire.

Voilà! Il y aura peut-être d'autres lectures somptueuses en 2019, mais dans ce cas je modifierai mon billet, et j'ajouterai...

dimanche 24 novembre 2019

Atmore, Alabama, d'Alexandre Civico


Présentation de l'éditeur
Lorsqu’il atterrit en Floride, il sait exactement où sa voiture de location doit le mener : Atmore, bourgade paumée au fi n fond de l’Alabama. Il s’installe chez l’habitant, instaure un semblant de routine et rencontre une jeune Mexicaine désespérée. Un lien naît entre lui, l’étranger que l’on devine ravagé par la douleur, et cette fille à la dérive, noyée dans la drogue. Que vient chercher ce Français au royaume des rednecks, de l’ennui et des armes à feu ? Rien ne paraît l’intéresser sinon la prison, à l’écart de la ville, autour de laquelle il ne peut s’empêcher d’aller rôder…
Porté par une écriture affûtée à la poésie sèche, parfois tendre, ce roman de la chute, noir, dense, invoque dans un même surgissement le décor d’une Amérique qui s’est perdue et le saccage intérieur d’un homme qui ne sait plus comment vivre.


Ce que j'en pense
Je n'avais pas prêté attention tout de suite à ce roman, trompée peut-être par son titre (je n'avais pas pris garde au nom de l'auteur, que je ne connaissais pas). Et j'ai bien failli passer à côté d'un très beau roman, superbement écrit. c'est un roman noir comme je les aime, qui peint des êtres perdus, qui n'en finissent pas de chuter, mus par le désespoir et une quête absurde, mais qui connaissent encore, brièvement, de beaux moments de fraternité humaine, même dans la douleur. Ce Français qui arrive à Atmore dans un but apparemment précis cherche à échapper à sa vie dévastée, à trouver ici des réponses qui ne peuvent venir, à moins qu'il ne vienne tout simplement se perdre définitivement. Ses rencontres avec deux femmes ne changeront pas la donne mais elles lui apporteront un peu d'humanité. Atmore résonne comme un point final pour le personnage, ce trou au milieu de nulle part en vaut bien un autre, et il a du sens pour le protagoniste, qui y figure pourtant comme une anomalie : un Français qui se déplace essentiellement à pied, voilà de quoi attirer l'attention. C'est aussi le portrait d'une Amérique égarée qui nous est livré, à rebours de la légende dorée des USA: ce sont des laissés-pour-compte que l'on croise ici. Rien de tonitruant dans ce roman : aux facilités d'un western moderne à la noix, Alexandre Civico préfère la poésie d'une écriture ciselée qui transporte à chaque page. On en ressort à l'envers, bouleversé, mais porté par la beauté de la plume de Civico. 

Alexandre Civico, Atmore, Alabama, Actes Sud, Actes Noirs, 2019.

samedi 23 novembre 2019

Le second disciple de Kenan Görgün


Présentation de l'éditeur
Xavier Brulein, ancien militaire de retour du Moyen-Orient, est écroué après une rixe sanglante dans un bar.
En prison, il rencontre Abu Brahim, prédicateur islamiste, l’un des cerveaux du terrible « attentat de la Grand-Place ». Seul membre de son réseau capturé, Brahim est convaincu d’avoir été sacrifié.
Converti avant sa remise en liberté, Xavier devient Abu Kassem, adoptant l’un des noms du Prophète de l’islam. Il infiltre une cellule terroriste pour démasquer ceux qui ont trahi Brahim, devenant l’instrument de sa vengeance, un homme-machine que rien ne saurait faire dévier de sa mission : « En comparaison, le 11-septembre sera l’enfance de l’art. »

Ce que j'en pense
J'attendais avec une certaine impatience ce roman, depuis que j'avais entendu Aurélien Masson en parler en juin. Un auteur belge, un sujet fort, Equinox, autant d'ingrédients pour un bon roman noir. Et cela va bien au-delà: Le second disciple est magistral, comme l'est le Paulin (les deux premiers volumes de la trilogie). Si vous n'aimez pas la noirceur, si vous avez besoin d'un peu de réconfort final, passez votre chemin : Le second disciple est dérangeant, troublant, parce qu'il nous fait pénétrer dans le cerveau de personnages qui sont passés ou qui vont passer à l'acte, commettre l'ignominie, et rien ne nous est épargné. Dérangeant, le roman l'est pour cette raison : il ne diabolise pas les personnages, et leur doctrine terroriste (quelle qu'elle soit, vous découvrirez de quoi je parle en lisant le roman) a beau être inexcusable, ils n'en sont pas moins des êtres humains, perdus, en souffrance derrière leurs certitudes et leurs actes atroces, persuadés d'être les perdants de la société moderne, à tort ou à raison. Le membre de la Fraternité aryenne est sans aucun doute le plus abject, s'il faut graduer l'abjection, mais on saisit ce qui l'a amené là, et c'est très troublant. Dérangeant, le roman l'est aussi dans les évocations des attentats: rien d'épique, rien de pathétique, l'horreur saisie de façon presque clinique, des descriptions brutes. La puissance de l'écriture de Kenan Görgün est là. Le roman refuse à ses personnages toute rédemption, et la trajectoire de Brahim l'illustre bien. Qu'il ait été saisi par la Créature (chut!) ne change rien à ce qu'il a fait, et il s'est coupé du monde des humains, de ses proches, irrémédiablement. Les scènes où il est confronté à sa mère, puis à son père, sont magnifiques, parce que l'auteur évite tous les clichés.
Quant à l'écriture de Kenan Görgün, elle est tout simplement saisissante, somptueuse. Dès les premières lignes, puis avec des variations de rythme, de ton, on ne peut que le constater : sa plume est  magnifique, d'une grande beauté. 
De manière presque étonnante, on nous annonce que ce Second disciple est le premier volume d'un ensemble plus vaste, et comme Marianne sur Black Roses for me, on se demande : mais quelle suite peut-il y avoir alors que tout est dévasté? Je suis impatiente de le savoir... 

Kenan Görgün, Le second disciple, Les Arènes Equinox, 2019.

jeudi 14 novembre 2019

L'agence de Mike Nicol


Présentation éditeur
Alors que des excès en tout genre illustrent les limites d’un régime présidentiel particulièrement corrompu, à l’Agence, diverses factions intriguent dans l’ombre avec un seul et même objectif : l’argent et le pouvoir. 
Vicky, espionne débutante, doit convaincre la belle amie
du fils du président de trahir son amant. 
Fish Pescado, détective privé à l’occasion et surfeur à toute heure, cherche à identifier l’instigateur d’un attentat visant le colonel Kolingba, qui préparait au Cap un coup d’État contre son propre pays, la Centrafrique. 
Et Henry, survivant de l’époque de la Lutte, s’emploie à fomenter un complot des plus tordus. 
Qui va tirer son épingle du jeu? Réponse dans les jardins du palais présidentiel, à la faveur d’une fiesta pyrotechnique. 


Ce que j'en pense
C'était la première fois que je lisais Mike Nicol. L'agence est un thriller politique, avec espions et tutti quanti sur fond d'Afrique du Sud post-apartheid. Rien n'est pourtant réglé, et Mike Nicol livre un constat terrible sur la nation arc-en-ciel, sur le pouvoir et ce qu'il génère de saloperies en tout genre, sur les mythologies de la Lutte, sur la complexité du continent africain et les trafics sordides, mêlés à des luttes d'influence et des intérêts économiques bien nauséabonds, qui gangrènent les pays les plus fragiles. Les personnages et les points de vue sont nombreux, avec au premier plan Vicky, qui bosse pour les services secrets tout en enquêtant, bien malgré elle, sur son passé familial. Vicky et Fish forment un beau duo et j'espère qu'on les reverra dans un prochain roman. La force de L'agence, c'est la complexité des personnages, car tout est question de point de vue et comme le fait remarquer l'un des protagonistes, même la pire ordure est quelqu'un de bien aux yeux de certains, être quelqu'un de bien ne signifie donc pas grand-chose. Rien de manichéen chez Nicol, et c'est tant mieux. 
Et puis, en dépit de la complexité du roman (avec ses nombreux personnages et ses intrigues imbriquées), on ne s'ennuie pas et on tourne les pages fiévreusement. Alors certes, je suis plus friande de Wessel Ebersohn, plus sombre, plus tragique, mais L'agence est tout de même un sacré bon roman sur l'Afrique du Sud d'aujourd'hui. 

Mike Nicol, L'Agence (Agents of the State), Gallimard Série Noire, 2019. Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Jean Esch. 

lundi 11 novembre 2019

Ce que la mort nous laisse de Jordi Ledesma


Présentation éditeur
Dans ces stations balnéaires de la Costa Dorada, sur le littoral de la Méditerranée, tous les habitants se connaissent. Le flux incessant des touristes a beau rythmer les saisons, ce sont toujours les mêmes jalousies, les mêmes rivalités, les mêmes clans. Lucía, qui a grandi ici, est belle, trop belle : elle attire tous les regards et déchaîne les commérages. Qu’il serait facile de lui imaginer une liaison avec le séduisant Ignacio Robles, fils à papa propriétaire d’une agence immobilière… Mais qui prendrait le risque de déclencher l’ire de son mari, le Crocodile, commandant local de la Guardia Civil ? Celui-ci est d’ailleurs sur une affaire délicate : un des jeunes de la ville a été retrouvé mort sur une plage, et il craint que ce cas révèle les petits trafics qu’il couvre en échange d’un pourcentage… Tous les ingrédients du drame à venir sont réunis.
Vingt ans après, le narrateur se rappelle cet été pas comme les autres. Il plonge dans ses souvenirs pour en faire revivre les acteurs et le décor. Roman de la mémoire, Ce que la mort nous laisse est également le portrait d’une ville où les antagonismes de classe sont d’une rare violence, en plein boom immobilier touristique des années 1990.
Ce que j'en pense
Les éditions Asphalte méritent toujours notre attention, car on sait y dénicher des pépites, plus ou moins lointaines, et j'ai encore en stock le troisième volume de Boris Quercia, que j'aime énormément. Cette fois, c'est le côté européen - ici espagnol - qui a retenu mon attention. Jordi Ledesma évoque une cité balnéaire de la Costa Dorada en Espagne, dans les années 1990 : on y perçoit le boom immobilier lié au développement du tourisme de masse, et les ravages que cela suppose, en termes sociaux. L'auteur a un talent remarquable pour brosser par petites touches ces oppositions de classes sociales, pour dessiner des portraits de parvenus, de laissés-pour-compte, et évidemment, cet afflux de "richesses" génère son lot de déviances criminelles, trafics et corruption. Le narrateur est le témoin ou l'acteur lointain des évènements qui ont tout bouleversé, il en est la mémoire. Ce dispositif narratif est diablement intelligent : on ne saisit pas tout de suite quel est le rôle de ce narrateur, mais on est intrigué par les informations lacunaires qu'il donne, et il est difficile de lâcher le roman, dont la construction est diabolique. Attention, hein! n'attendez pas des trucs de fou, des twists à la thriller (= à la noix), non non, pas du tout, Ce que la mort nous laisse est bien plus fin, bien plus délicat, la tragédie s'échafaude sans bruit. Lucia est un personnage superbe, promis au pire, trop belle pour son mari, trop belle pour cette ville. J'ai été particulièrement touchée par le personnage de son mari, le Crocodile : oui, il est par bien des aspects ignobles, mais sa trajectoire sociale est également émouvante, et son sentiment de culpabilité est bouleversant, du moins à mes yeux. J'ai aussi été émue par Silvia, petite Bovary de la fin du XXè siècle, prise à son propre piège, humiliée et même violentée. Elle jouera un rôle terrible, retournant la violence contre les mauvaises personnes. 
L'émotion et la puissance du roman ne sont pas seulement liées aux personnages et à l'évocation sociale de cette Espagne des années 1990, mais aussi à une écriture somptueuse, déchirante, que je suppose magnifiquement rendue par la traduction de Margot Nguyen Béraud. Je sais qu'Asphalte aime sortir des carcans génériques, mais Ce que la mort nous laisse est à mes yeux un très beau roman noir, tel que je l'aime. 

Jordi Ledesma, Ce que la mort nous laisse (Lo que nos queda de la muerte), Asphalte, 2019. Traduit de l'anglais par Margot Nguyen Béraud. 

dimanche 10 novembre 2019

Barbès Trilogie de Marc Villard



Présentation éditeur
Ces trois courts romans sur Barbès, quartier populaire du nord de Paris, écrits entre 1987 et 2006, sont réunis pour la première fois en un volume.
Ils mettent en scène Tramson, un éducateur de rue, qui veille à ce que les mineurs dont il est responsable restent sur un chemin rectiligne malgré les drames qui les guettent : ce jeune homo dont la tête est mise à prix, Fari la dealeuse qui a tué accidentellement l’homme de sa vie ou encore cette prostituée congolaise tout juste majeure qui rêve de peinture et de Beaux-Arts.
Chroniques de la violence généralisée qui s’exerce contre les plus fragiles, ces textes peignent le quotidien d’un quartier populaire d’une grande capitale, où l’on croise au long des rues autant de belles âmes que de très sombres. Ici on se drogue, on se prostitue, on tue, on invective, on lave le linge sale en famille, mais on s’aime aussi, et on s’entraide beaucoup.

Ce que j'en pense

J'ai lu quelques titres de Marc Villard mais seulement un de ceux qui constituent cette trilogie (La porte de derrière). Je l'ai commencé sans gourmandise particulière, n'étant pas, je dois l'avouer, particulièrement fan de l'auteur. Et pourtant, j'ai marché, et tout de suite, ce qui fait que j'ai lu très vite ce volume. Une première évidence, c'est une excellente idée d'avoir rassemblé ces trois romans, qui ont en commun un personnage, Tramson, éducateur de rue. Peu importe que sa manière d'exercer son travail ne soit guère réaliste : le vrai personnage c'est Barbès et ses habitants, que l'on voit évoluer au fil des ans, de la fin des années 1980 à ces années 2000. Ce qui me frappe ensuite, c'est la force de cette évocation: populations fragilisées par la pauvreté et la cupidité de certains, authentiques ordures et gavroches modernes, toute une galerie de personnages se compose sous la plume de Marc Villard. Enfin, l'écriture de Marc Villard, précise et simple, ne s'égare pas en fioritures poético-angéliques, et c'est bien ainsi. Avec la réunion de ces trois romans, se dégage la cohérence d'un univers de romancier, la vision d'une ville ou plutôt d'un de ses quartiers, pour le plus grand plaisir du lecteur.




Marc Villard, Barbès trilogie, Gallimard Série Noire, 2019.

jeudi 10 octobre 2019

Paz de Caryl Ferey


Présentation de l'éditeur
Un vieux requin de la politique. 
Un ancien officier des forces spéciales désormais chef de la police de Bogotá. 
Un combattant des FARC qui a déposé les armes. 
Un père, deux fils, une tragédie familiale sur fond de guérilla colombienne.


Ce que j'en pense
Une nouvelle fois, Caryl Ferey aborde une contrée lointaine à mes yeux et lourde d'histoire et de violence. Il livre un roman noir à la hauteur de ce pays, et à mes yeux, Paz est une immense réussite, de la trempe de Zulu, qui m'avait tant secouée. 
Ici l'auteur renonce à toute tentation de tendresse, même si quelques lueurs se font entrevoir, bien fugaces. Tout ou presque est noirceur, tragédie et violence extrême. Pourtant, à la fin du roman, Caryl Ferey dit avoir atténué la réalité des faits, car point trop n'en faut, mais on sent que la réalité dépasse, hélas, la fiction. Il y a quelque chose de shakespearien dans le trio des personnages masculins, dans cette famille Bagader, un poids des secrets et des trahisons incroyable. Aucun n'est vraiment innocent, aucun n'est complètement attachant (au sens où on s'attacherait à un personnage de fiction), tous sont fascinants. Lautaro et Angel, frères ennemis, donnent le rythme à ce roman. Le thème de la filiation et plus largement de la famille est omniprésente et c'est magnifique de force et de complexité.
Personne n'est à l'abri de la violence et de la mort, et c'est l'une des forces du roman : tout peut arriver, et Caryl Ferey se joue des surhommes, qui ne font jamais le poids face aux armes. La noirceur est à chaque page, jamais l'intrigue ne cède à la facilité ou au pathos, et se dégage de l'ensemble un pessimisme que j'ai beaucoup apprécié. On n'est pas au pays des bisounours, inutile de faire semblant, donc. Ce n'est pas une surprise pour qui connaît mes goûts de lecture, j'aime les romans noirs qui vont au bout de la noirceur, qui ne cherchent pas à me rassurer sur l'état du monde ou sur l'humanité (sinon, je lis des trucs légers et pis c'est tout). 
J'aime aussi l'absence totale d'angélisme dans ce roman. Pas de manichéisme : alors bien sûr, les narcos et leurs sicarios, loin du folklore qui peut leur être attaché, sont de pures ordures chez qui on ne voit même plus la moindre parcelle d'humanité. Les politiques sont égaux à eux-mêmes, ayant oublié le bien collectif depuis belle lurette. Mais il n'y a pas vraiment de bons ou de gentils en face, la réalité est plus complexe et souvent plus sordide. Au bout du compte, c'est bien sûr le peuple (ou les peuples) de Colombie qui font les frais de ces combats de vautours. 
Pourtant, Caryl Ferey échappe à tout cynisme dans Paz, et il en exonère quelques personnages. De même, il ne livre pas de caricature de personnage féminin : il n'y a pas l'héroïne badass contre l'agnelle destinée à l'abattoir, et là encore l'auteur se joue des stéréotypes et des attentes du lecteur. En revanche, les femmes sont, dans Paz, moins pourries que les autres personnages, dans leur majorité du moins. Elles se distinguent par leur capacité à affronter le monde qui les entoure, avec toutes les nuances possibles. 
Et je voudrais souligner aussi à quel point la structure du roman est maîtrisée : alternance des points de vue, raccords entre les différents moments, rythme, tout est impeccable, et j'avais bien du mal à lâcher le roman dans les 200 dernières pages. 
Vous faites comme vous voulez, mais vous auriez bien tort de passer à côté de Paz

Caryl Ferey, Paz, Gallimard, Série noire, 2019.

dimanche 6 octobre 2019

Les mois de septembre sont meurtriers (pour la lecture)

Roissy CDG, 29/09/2019

Je crois que mon mois de septembre a ressemblé à cela (NB : c'est le terminal 1 de Roissy CDG, quand on arrive à la zone des contrôles pour embarquement): un long tunnel, avec des tapis roulant qui vous interdisent toute pause, tout demi-tour. 
Mon rythme de lecture s'en est énormément ressenti, et je n'avais nulle énergie pour le blog, désolée. Je vais reprendre bientôt, promis. 

jeudi 19 septembre 2019

Il était une fois à l'est d'Arpad Soltész



Présentation éditeur
Fin des années 1990, dans l’est sauvage de la Slovaquie.
Veronika, 17 ans, est enlevée par deux hommes alors qu’elle fait du stop. Après l’avoir violée, les deux malfrats prévoient de la vendre à un bordel au Kosovo. Mais la jeune fille s’échappe,
puis porte plainte auprès de la police locale. C’est alors que les choses se compliquent : les kidnappeurs semblent bénéficier
de protections haut placées, et l’enquête piétine… Aidée de Pavol Schlesinger, le journaliste qui raconte son histoire, Veronika tente d’échapper aux trois plus grands groupes criminels de l’époque : la police, la justice et les services secrets. Réfugiée dans un hôtel désert à la frontière ukrainienne, elle fait la connaissance
du mystérieux Robert, qui l’initie à la fabrication des bombes.
Car si elle ne peut obtenir justice, Veronika refuse de laisser impunis ses tortionnaires.
Et la vengeance est un plat qui se mange froid…

Ce que j'en pense
Amateurs de polars "office du tourisme", passez votre chemin. Ce n'est pas une Slovaquie de carte postale que nous livre Arpad Soltész, mais le portrait au vitriol d'un pays qui cumule les plaies de la sujétion à la Russie, reliquat de l'époque soviétique, et celles du capitalisme arrivé sur la région comme une nuée de sauterelles, dévastant tout, sans pitié. Le capitalisme trouve ici son aboutissement dans le trafic d'êtres humains et la prostitution, ramenant les femmes à un statut d'objet et de marchandise. Pour les trafiquants, tout se monnaye, tout s'achète et se vend, et seul compte le profit. Sur ce point, le constat n'est pas éloigné de celui de R. Saviano dans Gomorra: le crime organisé est un système économique ultra-libéral, international et très puissant. Mais nous sommes en Slovaquie, avec ses tensions : la minorité rom, le voisin tchèque, la puissante Russie, tout cela en fait un état complexe dont Arpad Soltesz choisit de nous montrer la violence. Le roman est émaillé de nombreuses références à l'Histoire récente de la Slovaquie, à la corruption de ses dirigeants. Et cette corruption "ruisselle", si vous me passez l'expression... Dans le roman, deux institutions sont montrées comme particulièrement gangrénées : la police, la justice, toutes deux sous la coupe de services secrets (et la Russie repointe le bout de son nez) qui eux-mêmes sont liés au crime organisé. Un beau nid de vipères, l'hydre à sept têtes en quelque sorte. C'est dire que Veronika n'a aucune chance d'obtenir justice.

Le roman est composé de manière assez virtuose, je dois dire : alternant aujourd'hui et autrefois (en faisant la part à autrefois), il montre les années 1990 comme moment charnière, où plutôt comme le moment qui suit la charnière, le moment où toutes ces alliances nauséabondes montrent de quoi elles sont capables. La corruption est telle qu'il est impossible de faire confiance à qui que ce soit. Arpad Soltész alterne les points de vue, les personnages, dans un roman kaléidoscopique. Je me souviendrai longtemps de Veronika, personnage résilient, comme on dit, magnifique personnage qui déjoue tout pathos. Arpad Soltész refuse d'ailleurs constamment le pathos (c'est pourquoi certains lecteurs seront peut-être rebutés par le roman) et les facilités. Ainsi, nul ne sauve personne, et la dernière page du roman, superbe, est à ce titre éloquente en même temps que désespérante : il est peut-être trop tard, nulle parcelle d'innocence ne subsiste dans ce cloaque.


Arpad Soltész, Il était une fois dans l'est (Mäso - Vtedy na východe), Agullo, 2019. Traduit du slovaque par Barbora Faure.

mercredi 4 septembre 2019

La Crête des damnés de Joe Meno



Présentation de l'éditeur
La Crête des damnés, c’est l’histoire d’un ado des quartiers sud de Chicago qui découvre le punk dans les années 1990.
À travers les exploits et ruminations de Brian, ex-loser qui se rêve en star du rock, et de sa meilleure amie Gretchen, fan de punk et de bagarres aux poings, Meno décrit avec une grande justesse de ton les premiers émois amoureux,
la recherche d’une identité entre désir d’appartenance et de singularité, les situations familiales complexes... et brosse au passage le tableau de ces quartiers et leurs démons : racisme, conformisme catholique,
oppression de classe. L’âme du livre, c’est le punk, et comment la découverte de son message politique et social va bouleverser la vie de cet adolescent. Bourré de références à des groupes de punk et de rock, de cassettes-compiles et de conseils pour se teindre les cheveux en rose, le livre est punk jusqu’à l’os, jusqu’à la langue : rebelle à l’autorité, brut et furieux. Comme J. D. Salinger avant lui, Joe Meno réussit le tour de force de faire sonner les mots et les tourments de cette génération dans une langue rythmique et crue, et son Brian Oswald est régulièrement qualifié de « Holden Caulfield moderne ».


Ce que j'en pense
Ah quel bonheur! J'ai tant aimé ce roman de Joe Meno que je ne sais par où commencer. Je vais essayer de mettre de l'ordre dans mon enthousiasme.
D'abord il y a les références musicales, car la musique est essentielle dans ce roman : bande-son des 90's, et pas n'importe laquelle... Entre punk et metal, vous pensez que je me suis régalée. Ce n'était pas forcément mes références de l'époque, car oui, ancêtre que je suis, j'étais un poil plus âgée que les personnages, mais à peine, j'étais tout de même très jeune. Mais comme Gretchen et le narrateur, on se faisait des cassettes, avec des choix pensés pour le destinataire, pour une occasion, tout était prétexte à échanger de la musique et à se dire des choses par morceaux interposés.

Ensuite il y a les personnages, au premier rang desquels nos deux amis, Brian et Gretchen : je ne suis pas un garçon mais j'ai le sentiment que Joe Meno a exprimé avec un talent inouï les affres d'un ado, sans caricature. D'une manière générale, La Crête des damnés est un magnifique roman sur l'adolescence. Gretchen est un somptueux personnage, mais même les "American girls", ces nanas jolies et populaires, sont évoquées avec subtilité. Il y a dans le roman à la fois la gravité et la légèreté de l'adolescence: le rapport aux autres, la solitude, la sexualité (et ses risques : la grossesse), le rapport au corps et aux normes imposées. Gretchen la révoltée est une bagarreuse, elle n'a peur de rien et ça donne lieu à quelques scènes savoureuses. Plus globalement, il y a le portrait de l'Amérique de l'époque, minée par le racisme (le quartier de Chicago où vivent Brian et Gretchen est un quartier de middle-class blanche, exclusivement blanche) et une forme de fondamentalisme chrétien.

Enfin, pour servir tout cela, il y a une écriture et une composition remarquables. La narration à la première personne, qui exprime sans caricature la langue d'un ado américain des années 1990, est entrecoupée de morceaux qui évoquent un journal intime, mais qui ne sont peut-être que la transcription d'un monologue intérieur de Gretchen, rythmé et "brut", si je puis dire. Il y a des bouts de devoirs, les listes de morceaux de musique. Le roman est construit autour des années 1990-1991, et n'allez pas attendre une chute extraordinaire : la vie n'est pas ainsi, et la fin est magnifique. 
Bravo à Estelle Flory pour la traduction!

Vous l'aurez compris, La Crête des damnés n'est pas seulement recommandable, mais indispensable. 

Joe Meno, La Crête des damnés (Hairstyles of the Damned), Agullo, 2019. Traduit de l'anglais (USA) par Estelle Flory. 

lundi 26 août 2019

Rentrée littéraire

J'ai tenu bon jusqu'ici et ne me suis guère laissée tenter par des nouveautés, privilégiant les livres accumulés ces derniers mois, parfois ces dernières années. Néanmoins, que ce soit par les billets des uns ou des autres, par les critiques de la presse, ou simplement par la séduction de noms connus, la rentrée littéraire commence à sérieusement me démanger. 
Je ne parlerai pas ici des envies de polar et de roman noir, mais à la Série noire ou chez Gallmeister, pour ne citer qu'eux, il y a des titres formidables, que je lirai assurément. 

Au premier rang, au firmament, l'un de mes auteurs favoris, découvert à l'âge de 13 ans et qui ne m'a jamais quittée : Patrick Modiano, qui publiera en octobre chez Gallimard Encre sympathique. Oh comme j'ai hâte! En attendant, j'ai plongé dans Dimanches d'août, un des rares Modiano qui m'ait échappé jusqu'ici (et qui attendait son tour dans mon stock). 

Un autre de mes auteurs favoris est Jean-Philippe Toussaint, qui publiera La clé USB (Editions de Minuit) : là encore, je suis impatiente. 

Parmi les valeurs sures, le nouveau Roman Slocombe, La débâcle (Robert Laffont), dans lequel l'auteur continue d'explorer la sombre période de la Seconde Guerre mondiale. 

Sur la foi des impressions de lecture de personnes en qui j'ai toute confiance, je me laisserai peut-être tenter par le nouveau Nathacha Appanah, Le ciel par-dessus le toit (Gallimard), et qui sait? j'aurai peut-être le courage de lire La fabrique des salauds de Chris Kraus (Belfond). 



Et puis les trois titres suivants me font très envie, alors je me laisserai peut-être tenter...

Que lirai-je finalement de tout cela? nul ne le sait!
A suivre, donc...





jeudi 22 août 2019

Le Terroriste joyeux suivi de Le virus de l'écriture de Rui Zink




Présentation éditeur

Le Terroriste joyeux

Un dialogue. Deux personnages : un présumé terroriste face au policier qui l’interroge.
Le premier est cueilli à la frontière, à sa descente de l’avion, transportant des explosifs. Sa défense : il n’a fait que les transporter pour son cousin, en échange d’un peu d’argent.
Les autorités n’avaient qu’à lui demander de remplir préalablement un formulaire !
Le ton est donné. Au fil de l’interrogatoire, le doute s’installe,
un glissement insidieux se produit, les rôles se défont : il n’y a plus un terroriste et un policier, mais simplement deux hommes. Et dans un système qui prône la suspicion, la méfiance
et la haine de l’autre, le sort de ces hommes n’est peut-être
pas si différent…

Avec une grande maîtrise, Rui Zink joue de la farce
et de l’humour pour questionner notre rapport aux maux
de notre temps que sont le terrorisme, la torture, mais aussi
le pouvoir et la manipulation.

Le Virus de l’écriture

Un virus hautement contagieux se répand partout, et à grande vitesse : le nombre d’écrivains et de poètes augmente à vue d’oeil. Et ils écrivent bien par-dessus le marché !
L’épidémie est d’abord saluée avec enthousiasme, considérée comme une nouvelle Renaissance par les journalistes, commentateurs
et autres critiques. Bien vite, pourtant, les choses tournent vinaigre : les marchés et les magasins sont vides, la pénurie alimentaire menace, plus personne n’assume ses fonctions. Tout le monde écrit. Mais si tous écrivent, qui reste-t-il pour lire ? Ainsi s’interroge
le narrateur, mystérieusement immunisé. Existe-t-il un espoir de trouver d’autres lecteurs pour former une cellule de résistants ?
Pour empêcher la lecture et les langues de mourir ? Telle est la puissance, follement perverse, du virus.

Ce que j'en pense

Quelle excellente idée que cette forme dialoguée! Nul doute qu'il y a des références en la matière dans la littérature portugaise, mais en bonne Française, j'ai tout de suite pensé à Diderot et à Jacques le Fataliste. J'ai retrouvé cette façon dynamique et malicieuse de poser des idées, de pousser l'interlocuteur dans les retranchements et les impasses de son raisonnement. Notre terroriste est un as pour mettre son interrogateur face à ses contradictions, pour inverser le rapport de pouvoir dans l'échange. C'est jouissif et drôle, tout du long. Mais le XXIè siècle étant ce qu'il est, une autre référence m'est venue en tête, peut-être de manière tout aussi saugrenue : Kafka. Car il y a de l'absurde dans la situation, la situation de ce terroriste mais aussi de nos sociétés occidentales et européennes, empêtrées dans leurs peurs. Mais c'est du Kafka rigolo, si vous voulez.

Quoi qu'il en soit, on retrouve dans Le terroriste joyeux les thématiques découvertes dans L'installation de la peur : la peur de l'autre, la paranoïa généralisée, la surveillance d'état, les manipulations, le pouvoir et la domination. La farce est amère, évidemment. C'est la force de Rui Zink : nous faire rire de ce qui est, somme toute, effrayant.

Ce dialogue est suivi d'un petit texte nommé Le virus de l'écriture: toujours sur le ton de l'absurde et de la farce, le narrateur nous relate la propagation d'un étrange virus. Tout le monde écrit, tout le temps, de tout, au point que plus personne ne regarde la télé ou ne reste collé à quelque écran que ce soit, par exemple. On saisira l'ironie de la chose, évidemment... Mais il y a pis : puisque tout le monde écrit, plus personne ne lit! Summum de l'absurdité, isn't it? Sauf notre narrateur, qui a réussi à s'immuniser contre le virus de l'écriture, mais qui est atteint de celui de la lecture... Là encore, c'est drôle et ça fait réfléchir...

Dans les pesanteurs de la rentrée, gardez-vous un peu de temps pour lire Rui Zink, ça fait un bien fou.




Rui Zink, Le Terroriste joyeux suivi de Le virus de l'écriture, Agullo, 2019. Traduit du portugais par Maïra Muchnik.

jeudi 15 août 2019

Nitrox de Pierre Gobinet


Présentation éditeur
Nash Gopler veut quitter le sérail de la gendarmerie pour réaliser son rêve de gosse : devenir moniteur de plongée sous-marine. Sa hiérarchie, qui n’y voit qu’un énorme gâchis, est bien obligée de se plier à sa volonté mais réussit à lui imposer le centre de formation : Nash aurait préféré les Bahamas ou les Maldives, ce sera Cannes, et pas ailleurs. Sur place il fait la connaissance de la ténébreuse Samar, libanaise, en formation elle aussi. Peut-être n’aurait-il pas été envoyé sur la Côte d’Azur tout à fait par hasard... Mais qui est Samar, à qui la mort semble faire comme une seconde peau ? C’est ce que Nash va tenter de découvrir, au risque de tout perdre.

Ce que j'en pense
Encore un que j'ai acheté à sa sortie et que je n'avais pas lu. J'ai eu un peu de mal au début, mais il ne faut pas oublier que je sortais de la lecture d'Il était une fois dans l'est, qui m'avait bien secouée. Disons que le début prend un peu son temps, mais dès que le personnage arrive à Cannes, ça roule! Pierre Gobinet a un vrai talent pour dessiner des personnages un peu hors normes, et c'est un plaisir de les voir trouver leur place tour à tour dans l'intrigue, qui va s'accélérant. Nitrox tient autant de l'espionnage que du polar, avec un narrateur qui se retrouve mêlé à une sombre histoire presque malgré lui, une sorte d'anti-James Bond, qui en garderait tout de même les James Bond Girls: la vénéneuse brune et l'innocente blonde, l'une des deux étant bien sûr promise à la mort. Et puis il y a la plongée : Pierre Gobinet connaît son affaire, et il sait passionner son lecteur, y compris moi qui ne connais de la plongée que ce qu'en montrait Le Grand Bleu. Et croyez bien que je n'ai aucune passion pour les fonds sous-marins... Bref, l'auteur a un beau talent d'écriture, et j'ai adoré les récits de plongée, tous. Après un début de lecture un peu difficile (sans que le roman soit en cause), je me suis passionnée pour Nitrox, que j'ai dévoré et que j'ai quitté le sourire aux lèvres. 
Nitrox pourrait bien être le début d'une série, car si l'intrigue est bouclée, il reste bien des questions sans réponse à l'issue de cette histoire. Moi en tout cas, je suis partante. 

Pierre Gobinet, Nitrox, Seuil Cadre Noir, 2019. Traduit de l'anglais par Alexandra Bigaignon.

lundi 12 août 2019

Le couteau de Jo Nesbø


Présentation éditeur
Harry Hole a réintégré la police criminelle d’Oslo, mais il doit se contenter des cold cases alors qu’il rêve de remettre sous les verrous Svein Finne, ce violeur en série qu’il avait arrêté il y a une dizaine d’années et qui vient d’être libéré. 
Outrepassant les ordres de sa supérieure hiérarchique, Harry traque cet homme qui l’obsède. Mais un matin, après une soirée bien trop arrosée, Harry se réveille sans le moindre souvenir de la veille, les mains couvertes du sang d’un autre. 
C’est le début d’une interminable descente aux enfers : il reste toujours quelque chose à perdre, même quand on croit avoir tout perdu.


Ce que j'en pense
De Jo Nesbø je n'ai lu que très peu de choses, et uniquement des Harry Hole. Avec plaisir mais sans passion, le côté thriller m'empêchant d'adhérer complètement. Qu'en est-il de ce nouvel opus, Le couteau? Eh bien il confirme tout ce que je pense de Jo Nesbø  Commençons par ce que je n'aime pas, et je précise que ce ne sont pas des réserves ou des choses que je juge faibles, simplement, ce sont des éléments qui font que je n'aime guère les thrillers, même les meilleurs - et on est ici en présence du meilleur. D'abord, la présence de l'abominable Svein Finne, pas un serial killer mais la logique est la même : une incarnation du mal, qui occasionne quelques scènes de torture physique et psychologique, perpétrées comme il se doit sur des femmes. Ce personnage n'est pas loin d'endosser des caractéristiques du méchant de comics, insaisissable, apparaissant de manière inattendue et presque surréelle. J'avoue que le moment où le roman se détourne de lui m'a beaucoup plus plu que le premier tiers, où il occupe le devant de la scène. Ensuite, il y a de nombreux "twists", avec une succession de suspects dans l'affaire qui préoccupe Harry Hole: et ça c'est quelque chose que je n'aime pas, mais encore une fois, je comprends bien que c'est pour ainsi dire un attendu du genre, et Jo Nesbø a un sacré savoir-faire en la matière. 
Car c'est ce qui me frappe : le savoir-faire incroyable de l'auteur, qui fait que j'ai dévoré le roman en deux jours, incapable de le lâcher sans l'avoir terminé dans la nuit de samedi à dimanche. Le lecteur est piégé par un rythme très maîtrisé, jamais lent sans pour autant être frénétique. A aucun moment Nesbø ne prend le lecteur pour un imbécile, chaque twist est soigneusement préparé et "justifié", si j'ose m'exprimer ainsi. Et il y a suffisamment de noirceur pour que je prenne plaisir à cette lecture, avec également ce que j'appellerais un propos, un point de vue sur le monde. Harry Hole est plus déglingué par la vie que jamais, en proie à ses démons alcooliques, hanté par les pertes subies, terrassé par des questionnements sans réponse. Le roman est parcouru d'interrogations sur la violence, celle que l'on a en soi, que l'on exerce sur autrui, au nom de valeurs parfois tout à fait respectables: pour des valeurs politiques (en temps de guerre par exemple), pour des valeurs humanistes, pour répondre à la violence subie. Quel sens peut-on donner à la violence, y compris celle qui s'exerce en toute légalité? Jusqu'où peut aller la volonté de vengeance et de réparation? Comment vivre avec des actes que l'on a exercés sans que cela fasse sens? Il y a de très belles pages sur le Syndrome de Stress Post Traumatique. Les personnages féminins sont particulièrement soignés, d'une grande complexité, et c'est aussi pour cela que Jo Nesbø échappe au cliché du thriller scandinave qui découpe les femmes en morceaux pour le plaisir. 
Je n'ai toujours pas envie de me jeter sur l'ensemble de la série des Harry Hole, mais franchement, si tous les thrillers étaient de cette trempe, j'en lirais plus souvent. Jo Nesbø a un talent fou, c'est certain. 

Jo Nesbø  Le couteau (Knive), Gallimard Série Noire, 2019. Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier. 

samedi 3 août 2019

Les ombres de Montelupo de Valerio Varesi


Présentation éditeur
C’est l’automne à Parme. Le commissaire Soneri décide d’échapper à la grisaille de la ville en retournant dans son village natal des Apennins pour des vacances bien méritées.
Il se réjouit à l’idée de cueillir des champignons sur les pentes boisées de Montelupo, une activité jadis partagée avec son père. Sur le village isolé règne la famille Rodolfi, producteurs de charcuterie depuis des générations. Le patriarche, Palmiro, mène sa barque d’une main sûre.
Mais derrière la réussite, se profile un drame familial : le fils, Paride, a d’autres projets pour son avenir… Brutalement, la famille est plongée au cœur d’un scandale financier qui touche toute la petite communauté : Palmiro aurait escroqué la plupart des habitants en leur faisant miroiter des placements financiers qui s’avèrent bidons. Peu après, un randonneur fait une découverte macabre dans les bois : le cadavre de Paride. Voilà qui signe la fin des vacances paisibles de Soneri, embarqué malgré lui dans une enquête où les relations complexes entre le père et le fils Rodolfi jouent un rôle prépondérant. Et en creusant, Soneri va se retrouver bien plus impliqué qu’il ne l’aurait souhaité, quand il découvre que son propre père et Palmiro étaient amis...

Ce que j'en pense
Que c'est bon de retrouver Soneri! Cette fois, un peu à la manière de Maigret, il prend des vacances, sur les lieux de son enfance, et est amené malgré lui à enquêter sur une drôle d'affaire. L'analogie avec Maigret s'arrête là, à mon sens, car dans ce volume, une fois de plus, Soneri liquide une part de son passé, avec douleur. C'est déchirant et il y a des pages d'une émotion incroyable. Soneri fait une fois de plus l'expérience de la perte, avec dans Les ombres de Montelupo une part de son enfance qui fiche le camp. Je me souviendrai longtemps de Sante... Mais il retrouve aussi des choses : une part de la vie de son père (pas de spoiler, promis), et les sensations éprouvées lors des promenades avec son père. 
Valerio Varesi évoque de manière magnifique la montagne, la forêt, ses bruits, ses odeurs, la dureté de cet environnement qui peut être hostile aux hommes mais aussi leur offrir un abri quasiment inviolable. Je pouvais sentir l'odeur des sous-bois en lisant, et palper girolles et trompettes de la mort (je suis d'accord avec Soneri : c'est délicieux, les trompettes de la mort). 
Valerio Varesi livre une fois de plus un roman noir fort et subtil : les changements de nos sociétés sont également perceptibles dans ce coin de montagne où les braconniers côtoient des trafiquants d'un nouveau genre, où l'on convoie d'autres marchandises, bien plus mortifères que jadis. Les êtres qui survivent dans ces bois ne parlent pas le dialecte local mais des langues plus lointaines, au grand dam de certains villageois. Et puis il y a un propos très fort sur l'ascension sociale, sur ce qu'elle fait de génération en génération, sur les fortunes amassées - pas proprement, ni jadis, ni aujourd'hui - et leurs conséquences, jusqu'à l'effondrement. De ceux qui ont crevé de faim à ceux qui naissent corrompus par l'argent, on perçoit l'éloignement de la communauté, la perte des repères et des valeurs. 
Enfin, il y a dans Les ombres de Montelupo les fantômes de la Seconde Guerre mondiale, ce passé source de bien des maux et de la corruption de la communauté, en quelque sorte, en tout cas de la famille qui fait vivre ce village tout en le corrompant. Soneri va chercher des réponses à ses propres interrogations, tout au long de son séjour. Il les trouvera, comme solde de tout compte avec Montelupo. 
L'écriture est d'une poésie incroyable, superbement rendue par la traduction de Sarah Amrani. La langue de Varesi est magnifique, et cela m'a davantage frappée dans ce volume, sans doute parce qu'il fait la part belle aux descriptions.
Décidément, Valerio Varesi s'impose comme un grand du roman noir italien... 

Valerio Varesi, Les ombres de Montelupo (Le ombre di Montelupo), Agullo, 2018. Traduit de l'italien par Sarah Amrani. Disponible en Points Policier. 

mercredi 31 juillet 2019

Circé de Madeline Miller



Présentation éditeur
Fruit des amours d’un dieu et d’une mortelle, Circé la nymphe grandit parmi les divinités de l’Olympe. Mais son caractère étonne. Détonne. On la dit sorcière, parce qu’elle aime changer les choses. Plus humaine que céleste, parce qu’elle est sensible. En l’exilant sur une île déserte, comme le fut jadis Prométhée pour avoir trop aimé les hommes, ses pairs ne lui ont-ils pas plutôt rendu service ? Là, l’immortelle peut choisir qui elle est. Demi-déesse, certes, mais femme avant tout. Puissante, libre, amoureuse…

Ce que j'en pense
C'est curieux, comme on découvre parfois un livre... J'étais sur le quai de la gare dans ma ville, en attente de mon train pour la capitale, quand mon oeil a été attiré par le livre que commençait une jeune femme à quelques mètres de moi. La curiosité n'étant pas le moindre de mes défauts, j'ai fini par déchiffrer le titre, et arrivée à bon port, j'ai acheté le livre. Oui, je sais, je suis bizarre. Comme une envie de récit mythologique... 
Je me suis accrochée sur le premier quart, pas plus passionnée que cela. Et puis Circé est exilée sur son île, et là j'ai été accrochée. Se dessine un beau portrait féminin, une Circé seule, perpétuellement trahie, et follement puissante. Madeline Miller réussit à nous faire vibrer à des épisodes pourtant bien connus, en leur donnant de l'ampleur et une dimension émotionnelle moderne. Les dieux apparaissent dans toute leur cruauté, enfants gâtés parfois inconséquents et ivres de pouvoir. Ulysse ne sort pas grandi de ce roman: avide de gloire et de légende, c'est un formidable embobineur, mais il fait surtout souffrir ceux qui l'entourent : Pénélope, Télémaque (magnifique personnage), et bien sûr Circé. 
En somme, j'ai bien fait de céder à ma curiosité, j'ai ainsi fait un pas de côté par rapport à mes lectures habituelles et je ne le regrette pas. 

Madeline Miller, Circé (Circe), Pocket, 2019. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christine Auche. Précédemment paru chez Rue Fromentin Editeur (2018).

lundi 29 juillet 2019

Maharajah de M.J. Carter


Présentation éditeur
Calcutta, 1837. Le pays est sous la régence de la Compagnie britannique des Indes orientales. Figure haute en couleur chez les expatriés anglais, l’écrivain Xavier Mountstuart vient de disparaître dans les profondeurs de la jungle, alors qu’il faisait des recherches sur une secte d’assassins, les thugs. L’armée de la Compagnie envoie à sa recherche Jeremiah Blake, un agent spécial, grand spécialiste des mœurs du pays, accompagné d’un jeune officier, William Avery. C’est le début d’une aventure passionnante au pays des temples et des maharajahs. En approchant de la région où Mountstuart a disparu, celle des thugs, adorateurs de Kali, déesse de la mort et de la destruction, Blake et Avery vont bientôt découvrir une incroyable conspiration.

Ce que j'en pense
Voilà sans aucun doute un livre que je n'aurais jamais eu l'idée d'acheter si ma chère Miss Cornélia ne m'en avait pas parlé. Je serais passée à côté d'un grand bonheur de lecture. C'est avec Maharajah que j'ai inauguré mes vacances et quelques jours de lecture frénétique. 
C'est un formidable roman d'aventures, exotique à souhait, mais c'est un roman d'aventures d'aujourd'hui, soigneusement documenté - ce qui ne nuit nullement au romanesque - et sombre comme j'aime. M.J. Carter saisit l'histoire coloniale de l'Inde à un moment de changement, changement dans la manière qu'a le colonisateur de se comporter avec les populations locales: violences, mépris, manipulation de la vérité pour construire un roman colonial propice à toutes les exploitations (humaines, économiques). M.J. Carter n'est cependant pas manichéenne, et l'on a quelques beaux portraits de Britanniques lucides, et surtout, elle saisit ce que la colonisation avait parfois de sincèrement bien intentionné... 
S'il exprime un vrai point de vue sur la colonisation, Maharajah n'en oublie pas pour autant d'être un authentique roman d'aventures, riche en péripéties, captivant de bout en bout, avec des morceaux de bravoure rondement menés. C'est un roman que l'on a du mal à lâcher, et ça c'est formidable! On parcourt différentes couches sociales de l'Inde, on vibre lors de poursuites et d'attaques dans la nature flamboyante, on visite des palais, on déjoue des complots... 
Le duo de personnages est fantastique, le vieux (pas si vieux d'ailleurs) bougon qui connaît l'Inde à merveille, le jeune Britannique qui rêve de retourner à ses vertes prairies anglaises, l'antagonisme classique fonctionne très bien et l'on s'attache très vite à eux. J'ai été ravie de constater que M.J. Carter leur consacrait en fait une série, et j'ai hâte que 10/18 publie la suite. 

M.J. Carter, Maharajah (The Stranger Vine), 10/18 Grands Détectives, 2019. Traduit de l'anglais par Karine Lalechère. Précédemment paru au Cherche-Midi Editeur (2017). 

vendredi 26 juillet 2019

Une flèche dans la tête de Michel Embareck



Présentation éditeur
Après une longue séparation, un père et sa fille se retrouvent pour emprunter la route du blues entre Memphis et La Nouvelle-Orléans en espérant renouer des relations jusqu’alors chaotiques. S’ils découvrent peu à peu l’envers du décor d’une musique devenue folklore pour touristes, ils apprennent la vérité vraie sur la mort énigmatique de Robert Johnson, figure tutélaire de la musique bleue. Mais le voyage est surtout l’occasion pour le père de s’interroger sur ses crises de migraine, ce douloureux symptôme d’aucune maladie formellement identifiée qui conduit les victimes à entretenir avec le monde un rapport d’observateur misanthrope. Difficile dans de telles conditions de se livrer à des confidences.

Ce que j'en pense
J'avais acheté ce roman à sa sortie et il a enfin trouvé son heure. Une Flèche dans la tête est un road-trip qui doit réunir un père et une fille, chacun hanté par ses propres douleurs, avec comme fil conducteur la route 61, les légendes du blues. Chacun reste une énigme pour l'autre, et le voyage n'y changera rien. De ce père, ancien flic aux RG, elle ne sait pas grand-chose, il est parti trop tôt, alors qu'elle n'était qu'une enfant. D'elle il saisit peu de choses et surtout pas l'essentiel, les failles. Le voyage ne peut les réconcilier, il est un leurre à touristes, car pas plus que l'amour entre un père et une fille ne peut se réinventer, le blues n'a d'existence désormais. Il est devenu une légende, comme la vie de Robert Johnson. La seule chose qui subsiste, ce sont les racines du blues, ses causes, c'est-à-dire les souffrances des noirs américains, toujours les premiers malmenés. Derrière les légendes il y a souvent des choses plus ordinaires qu'on ne l'espère, plus glauques aussi. Le roman va amener les personnages à détricoter toutes les légendes et tous les attendus - et le lecteur fait le même chemin: le blues, la rédemption d'un père, la réconciliation entre le père et la fille, le Sud "authentique". 
Mais il y a aussi des instants de grâce, pour peu qu'on s'écarte des sentiers (touristiques) battus: la rencontre avec le Frenchy exilé Olivier et sa famille est l'un de ces magnifiques moments dans le roman, où une communion est donnée à voir. Pour nos personnages en revanche, pas de communion, juste le constat du gouffre creusé, et la possibilité d'aller au bout de soi-même. Pour le père, en s'acquittant de la mission dont il entendait s'acquitter mais dont il n'a pas su parler à sa fille, une mission qui met en jeu le curieux étui à violon qui a donné à celle-ci de se faire son petit film d'espionnage personnel (autre leurre). Pour la fille, il s'agit de prendre une petite revanche sur le sentiment d'abandon qui est le sien, par un double abandon (je ne peux en dire plus). 
Ce court roman se savoure, grâce à la finesse de l'écriture de Michel Embareck, musicale, sans pathos, et dieu sait que je me méfie des écrivains férus de musique (surtout jazz et blues), parce qu'à mon sens nombre d'entre eux tombent dans des clichés pénibles. Rien de tel chez Embareck, qui instille une belle mélancolie et permet de refermer le roman avec une forme d'apaisement. Construit comme un morceau de blues, Une flèche dans la tête exhibe la douleur pour mieux la magnifier. 

Michel Embareck, Une flèche dans la tête, Joëlle Losfeld Editions, 2019.

mercredi 24 juillet 2019

La briscola à cinq de Marco Malvaldi


Présentation éditeur
Dans un village près de Livourne, en Toscane, un jeune homme découvre dans une poubelle le cadavre d’une adolescente, Alina Costa. Il se rend dans l'établissement le plus proche pour appeler les secours et tombe sur le BarLume, tenu par Massimo. Et voilà que ce trentenaire fantasque, râleur et bon enfant, amoureux de la nourriture italienne, se retrouve enquêteur malgré lui ! Mais il pourra compter sur les quatre habitués du bar, une bande d’octogénaires originaux qui se retrouvent pour jouer aux cartes, fuir leur femme et échanger leurs avis sur « l’affaire Alina ».

Ce que j'en pense
Je furetais sans but sur le site de 10/18 et la page Grands Détectives quand je suis tombée sur le titre La briscola à cinq. L'auteur, Marco Malvaldi, m'était totalement inconnu, mais l'argument du roman me plaisait bien. Je suis ravie de ma découverte! Comment vous dire? Côté intrigue policière, rien de fulgurant, et j'avais soupçonné que le personnage s'avérant être le coupable faisait un bon suspect, puisque insoupçonnable de prime abord. Ce n'est donc pas là que réside le plaisir de la lecture. Non, c'est dans l'ambiance, les dialogues, les personnages, que se trouve l'immense saveur de ce bonbon italien. La scène d'ouverture avec découverte du cadavre est saisissante et drôle, et j'ai été embarquée d'emblée! Massimo est assez irrésistible, les petits vieux qui campent dans son bar tout au long de la journée sont hilarants de mauvais esprit et d'irrévérence, les dialogues font mouche. Les règles imposées par Massimo quant aux boissons délivrées dans son bar sont très drôles : quand servir ou non un apéritif, un capuccino, parce qu'on n'est pas là pour faire n'importe quoi, hein! Fusco, le commissaire obtus, donne lieu à quelques scènes croquignolesques, et tous les personnages, même aperçus rapidement (Okay par exemple ou les physionomistes de la boîte de nuit) sont soignés. J'ai beaucoup souri, ri parfois, et j'ai trouvé le roman trop court. Il y en a un deuxième paru chez 10/18, vous pensez bien que je vais me jeter dessus sans tarder, en croisant les doigts pour les parutions se poursuivent en français. 

Marco Malvaldi, La briscola à cinq (La briscola in cinque), Christiant Bourgois - 10/18 Grands Détectives, 2014. Traduit de l'italien par Nathalie Bauer.