mercredi 21 décembre 2022

Les liens mortifères de Sophie Lebarbier





Présentation éditeur

Qui a tué la ravissante Ingrid ? Et pourquoi ? Sa sœur Léonie, psychologue trentenaire, aussi vive que névrosée, tente de comprendre. En parallèle, Fennetaux, une commandante de police atypique, légèrement allumée mais redoutable, mène l’enquête officielle. 

Tandis que le mystère s’épaissit, les deux femmes unissent leurs forces pour démêler les liens mortifères d’une histoire dont les origines remontent à il y a fort longtemps… au cœur d’un village médiéval de l’Ardèche.

Ce que j'en pense

Il faut que je vous dise tout d'abord que j'aimais beaucoup la série Profilage, du moins les premières saisons, avec son côté totalement irréaliste, l'héritage de figures et de motifs de littérature populaire échevelés et assumés. Par conséquent, lorsque j'ai vu que l'une des créatrices-scénaristes publiait un polar chez Albin Michel, je n'ai pas hésité. Bon, le titre, je ne vous le cache pas, je ne le trouve pas terrible. En revanche, j'ai été très vite emportée par l'histoire et les personnages. 

L'efficacité scénaristique est bien là, avec un sens du rythme de la narration, un talent pour ménager des rebondissements sans pour autant épuiser le lecteur. Est-ce du thriller? Je ne sais pas. Un peu, sans doute, mais vous savez, on s'en fiche. 

Sophie Lebarbier travaille des motifs tels que la filiation, et elle s'y entend pour parler d'enfances tordues, de mères atypiques. Mais surtout, j'ai aimé ses personnages, et en particulier ses deux héroïnes, Léonie et Fenneteaux. Léonie est une jeune psy à laquelle on s'attache d'emblée, avec son jules tendre et envahissant tant il est moelleux, avec ses névroses familiales, avec ses rondeurs. Mais j'avoue un faible pour Fenneteaux, peut-être parce qu'elle est plus proche de moi (par l'âge notamment). J'ai adoré cette "vieille" qui ne s'en laisse pas compter, son équipe qui, alleluia, ne comporte pas de mâle dominant. J'ai été sensible à sa maladie chronique (pour bien connaître le sujet, hélas), évoquée sans détour ni pathos. J'ai aimé sa façon de mener l'enquête.

J'ai passé un excellent moment de lecture, et j'ai très envie de retrouver les personnages dans un prochain roman : pourvu que ce soit le premier d'une série!


Sophie Lebarbier, Les liens mortifères, Albin Michel, 2022.  

mercredi 14 décembre 2022

Bois-aux-Renards d'Antoine Chainas



Présentation éditeur

Un accident de voiture au beau milieu de nulle part laisse une fillette orpheline et estropiée, Chloé, sauvée in extremis par trois hommes et une guérisseuse.
Trente-cinq ans plus tard, Yves et Bernadette, un couple de tueurs en série, sillonnent les routes dans un camping-car Transporter T3 Joker Westfalia en quête d’auto-stoppeuses.
Anna, une gamine témoin de leur premier meurtre de l’été, réussit à leur échapper et se réfugie au cœur d’un bois où une étrange femme boiteuse, entourée de renards, prend soin d’elle.
Dans ce bois vit une communauté coupée du monde moderne, au plus près de la nature et des mythologies du lieu tout en veillant à préserver quoi qu’il en coûte sa tranquillité et sa pérennité.


Ce que j'en pense

Antoine Chainas étant l'un de mes auteurs favoris, j'attendais avec une impatience folle ce nouvel opus, et sans appréhension. Parce que Chainas, soit j'aime, soit j'adore. Plus sérieusement, c'est à mon sens l'une des voix les plus singulières et les plus puissantes du roman (noir) français, un styliste (je ne sais quel mot employer, c'est le moins pire) époustouflant. 

Bois-aux-Renards m'a d'abord saisie par cela : la beauté de l'écriture. Qu'il lance des phrases courtes comme dans l'incipit du roman, qui nous place d'emblée sous le signe du récit mythologique, ou qu'il enroule des phrases qui se déploient comme des racines, des rhizomes, Antoine Chainas fait preuve dans ce roman d'une maîtrise de la langue et du rythme incroyable, époustouflante. La force du verbe de Chainas m'avait déjà saisie lors de ma première lecture de l'auteur, avec Versus (vous rappelez-vous ce début incroyable?), mais je trouve que Bois-aux-Renards change encore d'échelle. 

Sa phrase se fait aussi sinueuse que les lacets de ce monde à part, que les racines des arbres, que les méandres des esprits. Ce qui est certain en tout cas, c'est que l'écriture de Chainas enveloppe comme des volutes de fumée, envoûte, charme et effraie tout à la fois. 

Car c'est Chainas tout de même : âmes sensibles et amateurs de feel-good books s'abstenir. Bois-aux-Renards secoue, dérange, à la fois avec des scènes de pure cruauté et une capacité à remuer ce qu'il y a de plus sombre en l'espèce humaine, sans faire des personnages de bêtes monstres sans chair ni âme. Une fois encore, j'ai eu l'impression qu'à certains égards, il s'amuse avec les codes, les stéréotypes du rural noir tel qu'on nous l'a vendu ces dernières années. La mère qui vit dans des mobile home, perpétuellement en fuite, représentante d'un white trash à la française, Le couple de tueurs sur la route, alliance d'eros et thanatos dans un combi Volkswagen, dont la destinée déraille soudain. Les illuminés un brin survivalistes, en marge de la société dans leurs hameaux désertés. Pour tout vous dire, les meurtres des deux amants terribles m'ont moins glacé le sang que la scène des renardeaux (lisez, vous comprendrez) qui m'a secouée, bouleversée, stupéfiée.

Mais la force de Chainas, c'est qu'il offre un roman à plusieurs niveaux de lecture, l'une balayant l'autre, et il ne s'en tient pas à ce qui pourrait être une aimable blague (et d'ailleurs, il est possible que je me plante complètement en y voyant un jeu malicieux avec des codes déjà éculés). 

Le premier chapitre, bref et saisissant, place le roman sous le signe de la mythologie. Ce Bois-aux-Renards est un non-lieu, un espace où l'on se perd mais où l'on est ramené à quelque chose de fondamental. C'est un lieu de transformation et de dénuement, d'inversion de tout (vous avez vu comme je cause bien ? oui c'est affligeant, "inversion de tout"). Il m'a semblé qu'il y avait quelque chose d'asiatique dans la symbolique liée aux renards : gardiens du puits et de la tour, ils sont les créatures qui mènent les êtres vers une transformation, ils les guident vers LE passage, ils sont omniprésents dans la forêt et dans les contes, mythes et légendes d'Admète. 

Un autre point qui me frappe, c'est la maîtrise de la structure. Sans être complexe à la lecture (jamais on n'est perdu), le roman est virtuose dans la construction, allant d'un personnage à l'autre, dévoilant progressivement les points fondamentaux du récit. A cet égard, Bois-aux-Renards est aussi sinueux que la phrase, avec des récits emboîtés, des retours en arrière insérés dans des moments de paroxysme, comme des pauses en décalage, une mosaïque de points de vue. Et Chainas allie ainsi la puissance de la lecture mythologique et la lecture sociale du roman noir. Puissance dévastatrice de la société capitaliste, aliénation de la consommation et du salariat, face à l'ensauvagement pulsionnel. 

Je pourrais vous parler des personnages, de Chloé et de cette maison à la Frank Lloyd Wright, d'Hermione, d'Admète, d'Anna, et je n'épuiserais toujours ma lecture et les sensations éprouvées.

Je rate sans doute bien des dimensions de ce roman gigogne, que j'ai fini il y a quelques heures. Mais je sais une chose : 2023 démarre fort. 

Sortie le 5 janvier. 


Antoine Chainas, Bois-aux-Renards, Gallimard, La Noire, 2023.

dimanche 4 décembre 2022

Un colosse de Pascal Dessaint



Présentation éditeur

L’histoire incroyable de Jean-Pierre Mazas, lutteur sensationnel qui galvanisa les foules, monstre de foire inouï qui suscita tous les fantasmes, curiosité médicale que les plus grands scientifiques étudièrent à la Pitié-Salpêtrière. Pascal Dessaint s’est plongé dans les registres de l’État-civil, dans les archives départementales de la Haute-Garonne. Il a réuni des dizaines d’articles de presse, des témoignages, des rapports médicaux, des photos, des biographies, des récits, des romans, pour reconstituer le parcours du Colosse, et faire émerger l’homme derrière la figure du héros populaire.


Ce que j'en pense

Un colosse n'est pas un roman mais un récit, un très court récit qui retrace l'itinéraire d'un homme hors-normes, Jean-Pierre Mazas, métayer du XIXème siècle qui avait pour particularité de mesurer 2,20 mètres et d'être d'une force herculéenne. 

Ce n'est pas la première fois que Pascal Dessaint sort des sentiers du roman noir, qu'il a toujours empruntés de façon personnelle et souvent atypique, d'ailleurs. Mais Un colosse ne perd pas pour autant deux traits de son écriture (et du noir tel qu'il le pratique) : le sens du social et la puissance tragique. Rien de tonitruant dans son récit, ne vous attendez pas à ce qu'on sorte les violons, tout est sobre au contraire pour dépeindre cette vie extra-ordinaire. 

A travers la vie de Jean-Pierre, Pascal Dessaint peint un monde rural, celui des métayers, tout entiers soumis aux propriétaires terriens, notables du XIXème siècle et en ce sens modernes, mais aussi reliquats d'une organisation quelque peu féodale. La scène où Teulade lui rend visite est terrible : peu importe ce qui arrive à Jean-Pierre, ce qui compte, c'est que la terre soit travaillée comme à l'habitude. Jean-Pierre est un outil pour Teulade, qui contribue à sa fortune. Pascal Dessaint n'oublie pas de parler de la noblesse de ce travail de la terre, dans sa dureté même. Les scènes de labour sont très belles, il y a une forme d'harmonie entre l'homme, la bête et la terre. 

C'est aussi un monde en pleine mutation, dans lequel, développement ferroviaire oblige, les distances diminuent grâce à la vitesse croissante des locomotives. C'est surtout un monde de spectacle et de médias qui connaît ses premiers sommets. La presse relate les exploits des lutteurs, et le spectacle sillonne les villes et les campagnes. Le public se délecte des combats inégaux, parfois sanglants, et la cruauté n'a rien à envier à nos tristes spectacles télévisuels ou aux débordements des réseaux sociaux. Pascal Dessaint saisit ce moment où naît la société du spectacle moderne, soutenue par l'essor de la presse. 

Ainsi, à travers le destin de Jean-Pierre, il donne à voir un XIXème siècle d'avant les terribles conflits mondiaux qui vont déchirer l'Europe, avec une France en proie à des soubresauts politiques qui ne semblent pas avoir d'effets sur la vie de ces gens des campagnes, en tout cas dans les périodes apaisées. La vie de Jean-Pierre est pourtant scandée par les changements de régimes, par les grandes évolutions sociales et les tensions qui aboutissent parfois à des tragédies (Fourmies). Elle reste une "vie simple", celle d'un homme qui ne parle pas ou peu le français, qui ne sait ni lire ni écrire, qui n'est probablement pas armé pour comprendre ce qui lui arrive, et qui est constamment ramené à sa condition, celle d'un homme qui ne s'appartient pas. Métayer, il est gouverné par le propriétaire; lutteur et héros populaire, il est réifié en tant que "colosse"; monstre de foire, il n'est plus que l'ombre d'un homme; et objet d'études médicales, il est certes objet de connaissances plus approfondies, mais toujours ramené à des catégories qui ne permettent pas de le cerner en tant qu'être humain. Somme toute, il est toujours outil ou objet, et nous ne savons rien de ce qu'il ressent, ou pas grand-chose. C'est là qu'est le talent de Pascal Dessaint : il pourrait faire un récit de 300 pages ou plus, habiller de chair romanesque Jean-Pierre. Mais s'il revendique des libertés de romancier, il n'entend pourtant pas faire un roman. Il s'en tient à ce que les documents, les archives lui disent. Et si ces archives ne disent pas grand-chose de qui était l'homme, l'être pensant, douté d'émotions et de sentiments, elles disent beaucoup de la société de l'époque, et Pascal Dessaint a l'excellente idée de se "contenter" de cela, parce que précisément, ce "peu" dit assez que Jean-Pierre Mazas, au fond, ne s'est pas totalement appartenu, qu'il existait dans le regard des autres. Il me semble que Un colosse lui rend un bel hommage, est un beau tombeau littéraire, bien plus puissant qu'une somme de 500 pages qui n'aurait été que le résultat du regard d'un romancier (encore un regard qui façonne en inventant). 


Pascal Dessaint, Un colosse, Rivages, 2021. Disponible en poche.