dimanche 25 février 2024

Nos armes de Marion Brunet



Présentation éditeur

1997. Mano et Axelle, aussi passionnées que révoltées, évoluent dans le milieu engagé et militant d’une ville étudiante. Exaltées par leurs idéaux, entourées par un groupe soudé, elles rêvent d’un autre ordre social tout en laissant naître entre elles un amour fou. Jusqu’au jour où elles participent à un braquage qui tourne mal : l’une tue un policier et écope d’une lourde peine de prison, l’autre parvient à s’échapper. 

Vingt-cinq ans plus tard, dans la campagne où elle a posé sa caravane, Mano attend, bouleversée, car une femme la cherche. Est-ce la possibilité de retrouvailles si longtemps rêvées ou le moment de solder les comptes ?

Ce que j'en pense

Marion Brunet est une des autrices les plus talentueuses du roman (noir) à mes yeux. Elle a cette capacité de suivre des hommes et des femmes dans leur intimité, et d'y saisir ce que l'époque, ce que l'Histoire impriment aux corps et aux esprits, de saisir à travers des trajectoires singulières la dimension sociale. J'ignore si l'on peut dire que Nos armes est son roman le plus personnel, mais elle fait le portrait de jeunes hommes et de jeunes femmes qui pourraient être ses frères, ses soeurs, tant ils lui sont proches par l'âge. Il ne me semble pas pour autant qu'elle fasse un roman générationnel : elle saisit la jeunesse, elle saisit les soubresauts de l'Histoire, et il n'y a rien de nostalgique ou de factice. Lorsque les évènements relatés commencent, nous sommes quelques temps après les grandes grèves de 1995, et quand le roman s'achève, nous sortons des mouvements de Gilets Jaunes. Entre les deux, des parcours brisés, des vies saccagées, et un désenchantement douloureux. 

Mieux que personne elle sait retrouver l'énergie et la révolte de la jeunesse, à travers son groupe de grands adolescents qui rêvent de révolution. Elle dessine de délicats portraits de jeunes gens déjà malmenés mais encore pleins de fougue. C'est un talent rare : je lis tant de romans (noirs ou non) qui s'imaginent saisir l'adolescence et la jeunesse alors qu'ils en proposent une vision d'adulte nostalgique qui n'a pas grand-chose à voir avec la fêlure adolescente. Elle saisit aussi l'ivresse des corps, les élans du désir, et c'est magnifique. C'est une jeunesse fiévreuse, et j'ai pensé à ces mots d'Henri Michaux : "Si nous ne brûlons pas comment éclairer la nuit?"

Axelle et Mano, mais aussi Charly, Jicé et Nacer (Paola me semble en retrait) partagent les idéaux d'une partie de la jeunesse à la fin des années 1990. Ils ont la maladresse de leur jeune âge, en dépit d'une certaine éducation politique. Ils n'ont pas grand-chose à voir avec leurs aînés révoltés et sont plus libertaires que "gauchistes". A travers eux, Marion Brunet saisit le désenchantement qui a commencé après la chute du Mur (dont il est question vers la fin du roman). Si je suis plus âgée que les protagonistes, je n'avais pas vingt ans quand le Mur est tombé, et j'avais comme eux l'illusion que quelque chose commençait. Le roman est ainsi ponctué des séismes majeurs de la fin du XXème et du début du XXIème siècles, et ce n'est pas un détail, pas un décor. Nos armes embrasse le délitement du tissu social, la reprise en mains (avait-elle cessé?) des plus fragiles, des "précaires" comme on dit, et le constat est bien amer. Leur colère ne pèse pas lourd face à l'adversité. Police, justice, milieu carcéral, la violence d'Etat est constante, et même de plus en plus forte. 

Marion Brunet entrelace avec une grande maîtrise passé et présent, récit d'Axelle et narration à propos de Mano, et déstabilise par la pirouette finale, pourtant si logique (chut!). Nos armes est un superbe roman d'amour, un amour qui est dans cette époque, ce contexte, une transgression (qui se fiche de l'être). C'est, sur fond de révolté matée, d'écrasement de toute velléité de changement social, un amour tragique (nul suspense à ce sujet). 

Et puis une fois encore, Marion Brunet excelle lorsqu'il s'agit de nous broyer le coeur, et cela sans pathos. La scène où le grand-père rend pour la première fois visite à Axelle en prison m'a laissée en miettes (et qu'il est beau, ce personnage de grand-père). L'écriture est tout en finesse, d'une beauté à couper le souffle. 

Nouvel opus, nouvelle réussite : Marion Brunet est une très grande autrice, mais ça, on le savait déjà, non? 


Marion Brunet, Nos armes, Albin Michel, 2024.

vendredi 9 février 2024

Hôtel Carthagène de Simone Buchholz



Présentation éditeur

Aujourd’hui, hôtel River Palace. Dernier étage. Douze hommes armés prennent en otage les clients du bar. Ils ignorent qu’un jeune retraité y fête son anniversaire avec ses anciens collègues flics, et la procureure Chastity Riley.
À l’extérieur, les équipes spéciales se mettent en place.

1984. Colombie, Carthagène. Henning arrive d’Allemagne pour prendre un nouveau départ. Plein de rêves, le jeune homme vivra-t-il une ascension fulgurante au pays des cartels de drogue ?


Ce que j'en pense

Je suis une veinarde : grâce aux bons soins de Caroline de Benedetti, j’ai reçu un exemplaire du nouveau roman de Simone Buchholz, Hôtel Carthagène, sorti hier en librairie. Et j’ai embarqué avec ravissement. Le roman alterne entre le huis-clos de plus en plus angoissant du bar de l’hôtel River Palace et l’équipée de Henning par-delà les océans, dont se dégage pourtant la même sensation étouffante. Evidemment, je n’avais même pas lu la quatrième de couverture, je ne savais donc pas qu’il y avait une prise d’otages. Par conséquence, le premier et très bref chapitre, qui nous projette en avant par une des prolepses (z’avez vu comment je cause ?) auxquelles le roman noir nous a habitués, m’a intriguée et confortée dans l’idée que tout allait très mal se passer. Néanmoins, j’ai quasiment sursauté quand, à la fin d’un chapitre page 21, il est écrit : 

« à ce moment-là retentissent les premiers coups de feu. » 

Ah la la ! toujours cet art de la surprise, de la gifle finale. Il faut dire qu’en dehors de cet incipit qui fleurait bon la tragédie, ça commençait piano. Au bon sens du terme et avec la mélancolie de Chastity. Faller fête son anniversaire, et autour de lui, ce sont ceux qu’on aime, qui nous tordent le cœur depuis le début, exception faite de Stepanovic qui se fait attendre. 

Et vous voyez, beaucoup de romanciers, à partir d’une situation analogue, nous auraient sorti le grand jeu (et certains avec talent) de l’action, du retournement de situation sur fond d’actes héroïques. Mais pas Simone Buchholz. Chastity et ses fidèles acolytes ne sont pas des fous, ce ne sont pas des stéréotypes sur pattes. Et puis oh ! c’est « open bar », ça tombe bien. Quoi de mieux pour supporter une prise d’otages ? 

A travers le destin de Henning, c’est une nouvelle facette de la criminalité organisée – sur la base du trafic de stupéfiants – que le roman explore : l’engrenage de l’argent facile, des liens que l’on ne peut défaire, de la passivité qui se mue en pure criminalité. C’est une mécanique en tous points comparable à celle de nos sociétés capitalistes, avec les dindons de la farce qui font tourner le business au quotidien, assurent la production, la logistique et la vente, et les gagnants dégueulasses, ceux qui sont en capacité de blanchir et réinvestir, et qui s’en tirent. Ce bar d’hôtel est un microcosme : 

« Trop d’armes, trop d’hommes en costumes. Au fond, la situation n’est pas plus merdique que partout ailleurs sur la planète. »

Comme tout héros de roman noir qui se respecte, Henning est un personnage tragique, qui fait de mauvais choix, qui les paie au prix fort, et se révolte : sa révolte est nihiliste, mais elle touche au cœur. 

Dans ce huis-clos, Chastity ne s’y trompe pas, elle sait quelles sont les forces en présence et repère ces hommes qui achètent tout, y compris les femmes :

« Je n’éprouve aucune sympathie particulière pour ces femmes, mais encore moins pour ces hommes. Parce que, manifestement, ils estiment que s’acheter des femmes est une bonne idée. Que c’est légitime et qu’ils le font uniquement parce qu’ils peuvent se le permettre.

Mais je suis peut-être injuste, comme souvent quand j’ai envie de mettre le feu au capitalisme. »

La suite montrera qu’elle n’est pas injuste et qu’elle a vu clair. 

De volume en volume, l’univers de Simone Buchholz se fait plus sombre, plus tragique. Les pointes d’humour sont pourtant présentes, mais elles sont aussi teintées de douleur, comme dans ces réflexions de Stepanovic :

« La police est organisée policièrement.

Stepanovic supporte à peine l’ordre.

En général il supporte mal l’ordre inhérent à la police parce qu’il ne croit pas à l’ordre : selon lui, c’est une tentative de diversion ridicule des gens pour oublier qu’ils sont mortels. »

La police est organisée policièrement : que voulez-vous, je trouve ce genre de formule irrésistible. 

Hôtel Carthagène laisse nos personnages dans l’introspection, parce qu’ils sont dans l’attente. Chastity observe ses amis, ses amants, et les preneurs d’otages. Elle n’éprouve pas réellement de peur, en tout cas pas pour elle-même. Elle mesure l’étendue du désastre, encore et toujours. 

Et dans ce marasme qui ne saurait trouver d’issue heureuse, on redoute que jamais Chastity et Stepanovic ne se rejoignent. Stepanovic finit par se mettre en mouvement, et j’emploie ces termes à dessein, parce que ce n’est pas Jason Bourne, c’est Ivo, dont le corps se fait plus lourd avec les années, mais qui est mû par quelque chose qui le dépasse et le grandit :

« Il commence à grimper, échelon après échelon ; même si son corps est lourd et pataud, moins agile qu’autrefois, son âme le tire vers le haut. Il avance nettement plus vite que prévu parce qu’il est en chemin vers elle. 

Le reste ne compte pas. »

Et qu’importe que son initiative n’enclenche rien de décisif pour l’action, qu’importe qu’il arrive trop tard pour l’un de nos otages préférés… Nous avançons avec lui vers Chastity. 

Nous avons voyagé avec Henning, mais le centre du monde, c’est le bar du River Palace, c’est là que le monde perd ou retrouve son équilibre. 

Une fois de plus, Simone Buchholz excelle dans l’art du roman noir, dont elle utilise les codes sans cynisme et sans naïveté, nous écrabouillant le cœur avec sa musique si délicate, ses chapitres aux allures de poème de prose. On en redemande. 


Simone Buchholz, Hôtel Carthagène (Hotel Cartagena), L'Atalante, coll. Fusion, 2024. Traduit de l'allemand par Claudine Layre.