Présentation éditeur
Amal, une jeune Américaine d’origine égyptienne, vient de sortir d’un an de prison. Elle a été inculpée pour appartenance à une organisation étrangère visant à déstabiliser le régime, une ONG en l’occurrence. Durant une fête célébrant sa sortie de prison, elle rencontre Omar, un chauffeur de taxi. Ils passent la soirée et la nuit ensemble. Quarante-huit heures séparent Amal de son retour aux États-Unis et c’est durant ce laps de temps que se déroule le roman. Amal et Omar feront l’amour, souvent, se raconteront et raconteront l’Égypte d’une jeunesse contemporaine depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui, pleine d’espoirs mais souvent désenchantée.
À l’instar des Mille et Une Nuits, Ezzedine Fishere nous propose des récits enchâssés avec pour cadre l’histoire d’Amal et Omar. S’inspirant de faits réels, le roman n’est pas seulement bien documenté, il est empreint d’un humour noir et d’une autodérision ravageurs.
Ce que j'en pense
A sa manière, Joëlle Losfeld nous rappelle qu'il y a dix ans, la population égyptienne s'est soulevée, avec la publication (quatre ans après la parution originale) de Toutes ces foutaises. Ezzedine Fishere fait explicitement référence au classique Mille et une nuits, dans une construction virtuose. On retrouve aussi des subterfuges narratifs du roman des XVIIè et XVIIIè siècles : l'histoire que nous lisons a été assumée par "l'éditeur" Fishere, qui en est le dépositaire et non l'auteur. Cette ruse permet de rappeler le poids de la censure en Egypte, où l'on emprisonne les intellectuels, les écrivains, pour leurs écrits, pour leurs idées ou tout simplement parce qu'ils ont l'impudence d'écrire trop crûment sur le corps et le sexe. Dans le roman, les circonvolutions langagières pour évoquer les scènes de sexe rappellent cet interdit stupide, de manière assez ironique.
Amal et Omar se connaissent à peine, et leur rencontre est sans lendemain ou presque puisqu'Amal doit repartir aux Etats-Unis : elle propose au jeune homme de passer les heures qui la séparent de son départ pour l'aéroport avec elle, dans ses bras, et les récits de l'un et de l'autre s'enchaînent, s'entrelacent, et retardent l'échéance, comme dans le prestigieux modèle narratif des contes. Mais les récits sont ici bien plus désespérés, parfois tragiques, tout simplement. La révolution a échoué, et les protagonistes dont les histoires s'égrènent sont terribles. Par son récit tout en méandres, kaléidoscopique, Ezzedine Fishere livre un roman politique très fort. Pas de réquisitoire lourdingue, non, le portrait d'un pays saccagé, que l'on saisit ici par des trajectoires individuelles, broyées par un régime militaire qui réprime violemment une tentative de révolution et tout espoir de changement. On perçoit notamment le tournant pris par les rassemblements de la place Tahrir, le rôle de certaines forces contre-révolutionnaires, si je puis dire. Meurtres, viols, tout est bon pour museler cette jeunesse qui n'aspire, comme le dit un personnage, qu'à vivre décemment. Pays exsangue, l'Egypte écrase ses forces vives, et ajoute la violence d'un régime autoritaire au poids des traditions et la famille, forces conservatrices s'il en est. Si le récit est puissamment romanesque, on n'oublie pas, en le lisant, qu'il s'inspire de nombreux faits réels (arrestation et torture d'homosexuels, ou d'employés d'ONG). La force de Toutes ces foutaises est de donner à ces destins plus que des allures de fantômes dans la presse, de les incarner et cela tord le coeur.
Ezzedine Fishere, Toutes ces foutaises (Kol hadha al-haraa), Joëlle Losfeld, 2021. Traduit de l'arabe (Egypte) par Hussein Emara et Victor Salama.