Ce que j'en pense
J'ai chroniqué le premier volume de la trilogie de Benjamin Dierstein, La sirène qui fume, et comme mon rythme d'écriture est un peu paresseux, j'ai lu les deux volumes suivants avant même d'avoir chroniqué La défaite des idoles. Je vais donc vous rendre compte de ma lecture des deux en même temps, valant pour avis sur l'ensemble de la trilogie, le tout en essayant de ne rien révéler de l'intrigue.
Le deuxième volume est le plus directement politique des trois, et que les âmes sensibles le sachent, le troisième est le plus dur: je connais une lectrice aguerrie de noir qui a calé devant la violence crue de ce tome conclusif. Question de sensibilité, mais aussi d'entrée dans l'univers de Benjamin Dierstein, car la lectrice en question n'avait pas lu les deux premiers. Pour ma part, j'étais prévenue (par elle!) sur le type de violences auquel m'attendre, mais surtout j'avais été "affranchie" dès La sirène qui fume. Mais je dois dire qu'on monte d'un cran pour aller vers l'insoutenable ou presque. Et c'est toute la force de l'auteur : quand certains auteurs peuvent se voir accuser de complaisance dans l'évocation des tortures physiques, en particulier à caractère sexuel, infligées (en particulier aux femmes), lui dose savamment les choses. Nulle complaisance, aucune esthétisation, mais rien n'est épargné, c'est à la fois un parti-pris d'écriture - on n'euphémise pas les violences faites aux plus fragiles, il faut les montrer telles qu'elles sont - et une nécessité narrative, car il nous faut comprendre pourquoi et comment tel ou tel personnage déraille, saisi par l'horreur, terrassé par la souffrance.
Avec le 3e tome, Benjamin Dierstein fait aussi le procès d'une époque, des relents des années 1970 et 1980, durant lesquelles, sous couvert de libération sexuelle, certains membres de l'élite politique et intellectuelle se sont fourvoyés, ont défendu l'indéfendable, avec une naïveté qui a bien servi les perversions réelles de quelques uns. On entend souvent dans le roman des noms de personnalités publiques qui résonnent avec l'actualité de ces dernières années, car les comptes ne sont pas soldés, et ne pourront l'être tant que vivront les protagonistes - victimes et bourreaux - de cette époque. On voit aussi comment il est commode de dénoncer l'idée de réseaux - vous n'y pensez pas, vilains complotistes - qui certes, peut être instrumentalisée à des fins politiques, mais qui permet aussi de planquer sous le lit la crasse, de faire comme si des organisations criminelles n'existaient pas. Il y a de l'argent en jeu, donc réseaux il y a. Quoi qu'il en soit, avec La cour des mirages, Benjamin Dierstein clôt avec maestria une somme romanesque impressionnante, sans se prendre les pieds dans le tapis, nouant et dénouant les fils de manière impressionnante. Il reprend des fils narratifs laissés là, dans le deuxième tome mais aussi le premier. Se déploie un imaginaire quelque peu paranoïaque, avec un motif-clé dans chaque tome, celui de la trahison.
L'auteur excelle dans l'évocation des services de police, reprenant bien sûr le thème de la guerre des services, mais l'amplifiant par une lecture politique des services. Qu'ils soient directement liés au pouvoir politique ou infiltrés par des sympathisants ou plus des forces politiques en présence dans le pays, ils dégagent l'image d'une police et d'une justice souvent plus occupées à couvrir leurs fesses et celles des gouvernants qu'à rendre quelque justice que ce soit. Au fond, seule la Brigade de Protection des Mineurs sort à peu près propre de cette trilogie. Les autres services semblent être des paniers de crabes, des nids de serpents, des services politiques en somme.
J'ai dit tout le bien que je pensais de l'écriture de Benjamin Dierstein, et je ressors bluffée de ma lecture. Le deuxième tome, peut-être parce qu'il explore plus directement les méandres de la vie politique française, est presque apaisé dans le rythme. Enfin, n'allez pas croire que c'est une croisière pépère, vous seriez un peu secoués : mais le premier tome était presque suffocant, du fait des deux points de vue adoptés. Le deuxième prend son temps, puis accélère. Le troisième reprend un rythme soutenu, et on est embarqué dans le point de vue de deux personnages habités, hantés, fracassés : c'est donc reparti pour un roman dont on ne sent pas passer les pages, qui empoigne, avec toujours cet effet de sur-accélération dans le dernier tiers, qui empêche de lâcher le volume. La syntaxe de Dierstein rend admirablement l'état de confusion mentale des protagonistes, de l'un en particulier, avec des phrases où tout se télescope, faisant perdre les pédales au lecteur même.
On sort de là essoré, vidé, et c'est bien.
Vous vous souvenez peut-être que j'avais pensé à Chainas, et qu'on comparait beaucoup Dierstein à Ellroy. Finalement, je ne sais pas. Il n'y a pas chez Benjamin Dierstein l'ambiguïté morale de certains auteurs de noir d'aujourd'hui. Ou plutôt si, chez les personnages principaux, dont aucun n'est vraiment aimable (inquiétez-vous si vous vous identifiez), ni coupable, ni innocent. Cependant il perçoit qu'il y a des degrés d'intensité variables dans le degré de déglinguerie morale (j'invente des mots si je veux). Certains sont définitivement corrompus, et au fond, qu'ils liquident d'autres personnes avec des flingues ou qu'ils se contentent de rendre service à des puissants - des plus puissants qu'eux - ne fait pas grande différence. Il y a ceux qui basculent du côté obscur de la force, pour de bonnes ou mauvaises raisons, mais qui gardent un étrange code moral ou de loyauté, qui leur coûte généralement cher dans ce marigot. Et puis il y a ceux qui sont victimes ET bourreaux. Dierstein ne croit guère à la résilience (ce mot que tout le monde a à la bouche aujourd'hui en le dévoyant de son sens) : les victimes sont perdues, soit parce qu'elles sont condamnées à la folie, soit parce qu'elles n'ont plus de repères moraux et se font complices ou bourreaux. Il y a ainsi quelques personnages saisissants de survivants/survivantes, torturés par ce qu'ils sont devenus aussi bien que par le passé. Mais la morale de l'histoire est dans la dernière phrase du 3e tome. Un constat désabusé, mais qui trace la frontière entre ceux qui profitent et ceux qui paient (de leur vie, de leur innocence). Ce ne sont pas les mêmes et cela vaut pour constat moral.
Je me demandais, en ouvrant ce 3e tome, ce que Benjamin Dierstein me réservait. Je savais qu'il irait loin dans l'horreur, mais je me demandais à quelle fin en fanfare je devais m'attendre. Je n'ai pas été déçue, tout est parfaitement logique, et tragique, évidemment.
Maintenant, j'attends avec impatience la prochaine oeuvre de Benjamin Dierstein.
Benjamin Dierstein, La défaite des idoles, Nouveau Monde Editions, 2020.
Benjamin Dierstein, La cour des mirages, Nouveau Monde Editions/Les Arènes Equinox, 2022.