jeudi 24 juin 2021

Donbass de Benoît Vitkine




Présentation éditeur

Sur la ligne de front du Donbass, la guerre s’est installée depuis quatre ans et plus grand monde ne se souvient comment elle a commencé.

L’héroïsme et les grands principes ont depuis longtemps cédé la place à la routine du conflit.

Mais quand des enfants sont assassinés sauvagement même le Colonel Henrik Kavadze, l’impassible chef de la police locale, perd son flegme.



Ce que j'en pense

Voilà un roman qui a patiemment attendu son heure, au point qu'il se demandait probablement s'il serait lu un jour (oui oui, les livres se demandent des trucs, mais sinon tout va bien dans mon crâne). Et bon sang, ne pas le lire aurait été bien dommage : j'ai adoré Donbass. L'intrigue policière est somme toute assez classique, mais elle sert admirablement le roman, et surtout l'essentiel de ce roman, qui est de brosser le portrait d'un territoire martyrisé par une guerre qui traîne avec elle les remugles du passé. Le Donbass est une région ouvrière, minière, en grande partie post-industrielle car peu d'usines y fonctionnent encore. Démantelée à l'ère post-soviétique, elle s'est pris de plein fouet les vagues de privatisation, la révolution en Ukraine et ces dernières années la guerre. Le quotidien des habitants d'Avdïïvka, sur la ligne de front, c'est les tirs de mortiers, les obus, et qui s'en soucie? 
Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais moi je savais peu de choses de cette région, pas si loin de chez nous, et Donbass m'a appris beaucoup, sans pesanteur. Le talent de Benoît Vitkine est de nous apprendre tout cela en incarnant des situations, en proposant des personnages tout à la fois ordinaires et extraordinaires : des veuves de guerre ou de mine, des mères qui ont perdu leur enfant à la guerre (celle-ci ou une autre, en Afghanistan), des mineurs, des petits caïds, des malins reconvertis en directeurs d'usine, des policiers corrompus ou dévastés. C'est tout un peuple qui prend vie sous la plume de Benoît Vitkine, et qui nous permet de saisir un pan de notre Histoire. 
Et puis il y a des scènes sidérantes, d'une splendeur tragique incroyable : ces gens s'agenouillant devant le cercueil d'un enfant, dans le silence de la trêve ordonnée aux canons ; la poursuite finale (n'attendez pas un truc à l'américaine, c'est beaucoup mieux) dans des rues désertées, une poursuite entre fantômes, somptueuse. 
Voilà, encore une découverte permise par les Arènes / Equinox... En plus le roman est sorti en format poche, vous n'avez plus qu'à le découvrir. 

Benoît Vitkine, Donbass, Les Arènes Equinox, 2020. 

lundi 21 juin 2021

La caverne aux chauves-souris sous la montagne noire de Sébastien Raizer



Présentation éditeur

Avril 2020. Nous sommes à Kyōto où vit Sébastien Raizer, alors que la pandémie mondiale progresse aussi au Japon. L’auteur décide de pratiquer la méditation, chaque matin à l’aube, au temple zen Kōshō-ji.

« Durant les six premières semaines de cette discipline quotidienne, j’ai eu besoin de mots pour mettre en perspective la voie dans laquelle je m’engageais ».

Notes, observations, réflexions, anecdotes, histoires et paroles de maîtres zen... composent ce journal d’un individu à la recherche de son être authentique et de sa place véritable dans le monde.


Ce que j'en pense

En refermant ce récit, je me suis dit un truc qui va peut-être vous sembler bizarre. Je me suis dit : "ce texte est exactement le contraire de Yoga d'Emmanuel Carrère". Oui, aussi talentueux soit Carrère, Yoga m'a un peu gonflée. Sébastien Raizer nous propose quelque chose de radicalement différent, on est très très loin du trip égotiste qu'est le bouquin de Carrère (à mes yeux en tout cas), on est ici dans une expérience de méditation qui mène à une voie très personnelle de découverte de soi autant que, m'a-t-il semblé, d'oubli de soi, remis à sa juste place dans ce monde, en toute humilité. Peut-être n'ai-je pas compris l'essentiel de cette expérience, mais elle m'a touchée. Ce n'est bien sûr pas un hasard si Sébastien Raizer s'immerge dans le temple, à l'aube, à partir d'avril 2020 : la pandémie est là, elle bouleverse le rapport au monde et au vivant. Je suis admirative de cette démarche, que je trouve très ascétique. N'allez pas croire que vous vous allez lire un pensum, on sourit aussi, et je me suis même esclaffée quand le bonze déboule avec son souffleur à feuilles (lisez, vous comprendrez). 

Et puis il y a l'écriture de Sébastien Raizer : étoilée de haikus, sa prose est une prose poétique, qui capte l'instant, la sensation, la beauté. J'ai parsemé mon exemplaire de petits signets adhésifs, je vous livre un extrait :

"Au sommet de la butte, le soleil vient raser les mousses qui s'illuminent de vert flamboyant et d'ombres caverneuses. Attiré par l'odeur qui s'en dégage, humide et pleine, l'odeur charnelle de la passion, l'odeur fétide des cavernes et des cadavres, l'odeur du soleil, de la vie et des larmes, je m'allonge, tends la nuque vers les branches qui survolent l'étang et le pont de pierre, jusqu'à ce que mes os craquent. Cela n'a aucun rapport avec ce que je suis censé faire, et pourtant... C'est parfait"

Voilà : c'est parfait. 


Sébastien Raizer, La caverne aux chauves-souris sous la montagne noire, Editions du Relié, 2021. 

dimanche 20 juin 2021

L'été sans retour de Giuseppe Santoliquido



Présentation éditeur

« La vie se gagne et se regagne sans cesse, à condition de se convaincre qu’un salut est toujours possible, et de se dire que rien n’advient qui ne prend racine en nous-mêmes. »

Italie, la Basilicate, été 2005. Alors que le village de Ravina est en fête, Chiara, quinze ans, se volatilise. Les villageois se lancent à sa recherche ; les jours passent, l’enquête piétine : l’adolescente est introuvable. Une horde de journalistes s’installe dans une ferme voisine, filmant le calvaire de l’entourage. Le drame de ces petites gens devient le feuilleton national.
Des années après les faits, Sandro, un proche de la disparue, revient sur ces quelques mois qui ont changé à jamais le cours de son destin.
Roman au suspense implacable, L’été sans retour est l’histoire d’une famille maudite vivant aux marges du monde, confrontée à des secrets enfouis et à la cruauté obscène du cirque médiatique.

Ce que j'en pense

Voilà un roman taillé comme une pièce d'orfèvrerie, avec un savoir-faire inouï. J'en suis ressortie secouée, émue, éblouie. Le roman est publié chez Gallimard mais il a quelque chose d'un roman noir, quand le roman noir se fait tragédie à l'antique. On est à Ravina, dans la Basilicate, dans le sud de l'Italie. S'il n'était fait mention de téléphones portables, on pourrait aussi bien être en 1950 dans ce village, tant les moeurs y sont restées figées, les codes moraux à la fois nobles et traditionalistes. Quoique... c'est bien l'Italie du début du XXIè siècle qui est ici représentée, dans laquelle les rêves sont modelés par les paillettes de la télévision berlusconienne, les sirènes de la téléréalité. En cela L'été sans retour est une charge sociale et politique. Le roman nous donne à voir l'obscénité de l'exploitation médiatique de la disparition de Chiara, dont Lucia tire immédiatement profit, prise dans ses rêves illusoires de gloire, dans son aveuglement d'aspirante starlette. La construction est impeccable, avec des stratégies narratives qui m'ont fait penser à Pereira prétend de Tabucchi, lorsque Sandro fait son récit au procureur. 

Et Sandro, celui qui porte pour nous le récit des évènements qui ont mis fin à la communauté apparemment heureuse de Ravina... C'est un magnifique personnage, que je préfère vous laisser découvrir, pour ne pas vous gâcher le plaisir. Il est au centre de scènes déchirantes, parfois révoltantes, et il n'aura d'autre solution que d'aller sur son propre chemin, pour ne pas finir comme son père de substitution, contraint au silence et au néant. 

Giuseppe Santoliquido saisit et restitue de façon extraordinaire cette terre, ses odeurs, ses lumières, sa chaleur, sa dureté, tout comme il brosse des portraits implacables de ces villageois pris au piège de leur propre existence, du regard des autres. Comme il est bien rendu, ce contrôle social et moral des campagnes (pas seulement italiennes), où l'on est prompt à juger, à exclure, à se déchirer. Comme elles sont pointées, ces aspirations dérisoires et vaines à être quelqu'un, à échapper à l'enfermement de la famille, du village, des rôles assignés par avance. Les passions humaines, ancestrales, violentes, à la fois sublimes et laides, sont là, et avec elles toutes les tragédies. 

Giuseppe Santoliquido, L'été sans retour, Gallimard, 2021. 

samedi 19 juin 2021

Les gagneuses de Claire Raphaël




Présentation éditeur

Une prostituée est retrouvée morte dans un petit parc public. Son assassin n’a pas laissé de traces. Mais la même arme tue quelques jours plus tard la serveuse d’une boîte de nuit. La première victime était Roumaine, et se prénommait Irina. Isabelle, la deuxième, rêvait d’être comédienne et s’était mise à la prostitution comme pour s’affranchir d’une éducation classique qui ne lui aurait rien appris. Les deux femmes ont été tuées de la même façon, trois balles dans la cage thoracique. Deux affaires banales devenues brûlantes du seul fait de leur lien.

Ce que j'en pense

Vous vous en souvenez peut-être, j'avais aimé Les militantes, le précédent roman de Claire Raphaël, dans lequel elle introduisait le personnage d'Alice Yekavian, qui travaille à la police scientifique, spécialiste de balistique et d'armes à feu. Les gagneuses dont il est question dans le titre ne sont pas les "winneuses" dont raffole notre société, non non, ce sont les gagneuses, celles qui rapportent de l'argent par le commerce de leur corps à des souteneurs. J'ai beaucoup aimé ce deuxième opus : j'ai retrouvé ce que j'avais apprécié dans le précédent, la précision de l'évocation de l'enquête, loin des embellissements de certains mauvais polars, mais en plus le récit est débarrassé de ce que j'avais trouvé un peu trop explicatif dans Les militantes. Ou je ne le perçois pas de la même façon, allez savoir. De même, Claire Raphaël poursuit sont exploration des violences faites aux femmes. Elle s'intéresse ici aux prostituées, ces invisibles de nos sociétés, au mieux considérées avec pitié, au pire méprisées, violentées et tuées dans l'indifférence. Elle leur donne un visage, une voix, une histoire. Marina m'a beaucoup touchée. Par ailleurs, le roman m'a touchée en évoquant le fonctionnement de l'équipe, les relations aux chefs, aux puissants, qui protègent l'ordre ; Dutile a des propos très lucides sur les rapports entre pouvoir et argent et par conséquent, entre bourgeois et délinquants/criminels : leurs aspirations sont les mêmes. Comme dans Les militantes, j'avais très envie de noter des phrases.

Et puis Claire Raphaël a une voix, très singulière, il y a un rythme dans ses phrases, quelque chose qui donne à la fois une écriture sèche et dénuée de fioritures, d'effets de manche, et une mélopée poétique.

Claire Raphaël est décidément une voix du polar à suivre.

Claire Raphaël, Les gagneuses, Le Rouergue, 2021.

jeudi 17 juin 2021

Les chiens de Pasvik de Olivier Truc



Présentation éditeur

Ruoššabáhkat, « chaleur russe », c’est comme ça qu’on appelait ce vent-là. Ruoššabáhkat, c’est un peu l’histoire de la vie de Piera, éleveur de rennes sami dans la vallée de Pasvik, sur les rives de l’océan Arctique. Mystérieuse langue de terre qui s’écoule le long de la rivière frontière, entre Norvège et Russie. Deux mondes s’y sont affrontés dans la guerre, maintenant ils s’observent, s’épient.

La frontière ? Une invention d’humains.

Des rennes norvégiens passent côté russe. C’est l’incident diplomatique. Police des rennes, gardes-frontières du FSB, le grand jeu. Qui dérape. Alors surgissent les chiens de Pasvik.

Mafieux russes, petits trafiquants, douaniers suspects, éleveurs sami nostalgiques, politiciens sans scrupules, adolescentes insupportables et chiens perdus se croisent dans cette quatrième enquête de la police des rennes.


Ce que j'en pense

Voilà une des bizarreries de ce blog : ne vous avoir jamais parlé de la série d'Olivier Truc, dite de la police des rennes. Pourtant, c'est une série que j'aime beaucoup, et que j'ai eu l'occasion de recommander à des amis. Comme Les chiens de Pasvik est sorti il y a peu, c'est l'occasion de revenir sur la série. Il y a d'abord le plaisir de retrouver Klemet, même si Nina n'est plus sa co-équipière dans ce volume. Lassée de ses errements identitaires, désireuse de faire évoluer sa carrière en enrichissant son expérience professionnelle, elle est allée voir ailleurs, devenant inspectrice au Commissariat de la frontière. Klemet se retrouve flanqué d'un nouvel acolyte, opposé en tous points à Nina, et d'une bêtise crasse, un vrai crétin qu'on est ravis de détester. Nina est pourtant bien présente dans ce nouvel opus, rassurez-vous. J'ai retrouvé ici tout ce que j'aime chez Olivier Truc : une intrigue très solide, qui nous permet de découvrir un autre aspect des territoires samis, celui de la frontière avec la Russie, qui génère des heurts, des troubles, qui apporte son lot de criminalité par la proximité avec un territoire défait à l'ère post-communiste. Rennes et chiens ne connaissent pas les frontières des hommes, et les tensions sont nombreuses. Les tensions entre exploitants forestiers et éleveurs de rennes sont aussi une source de heurts, qui peuvent prendre un tour violent. Et il y a ces nouveaux riches, ces parvenus russes, parfois tout simplement des criminels écoeurants dans l'ostentation de leur richesse : la chasse au renne est leur safari à eux, une pratique dégueulasse et révoltante. Intrigue solide, fiction documentée, ces deux qualités sont bel et bien là. J'ai retrouvé deux autres qualités de l'écrivain Olivier Truc : d'abord sa capacité à proposer une galerie de personnages nuancés, complexes. Les affrontements manichéens, laissons-les aux idéologues de cette zone frontalière : le réel est plus en gris qu'en noir et blanc. Piera est un superbe personnage, coincé entre des exigences contradictoires, et père un peu perdu. Et que dire d'Oleg? Ce personnage, qui a tout en apparence de l'ordinaire salaud, est touchant dans sa quête éperdue des soldats morts, à qui il veut donner une sépulture. Dans le roman, les appartenances aux territoires tracés par les hommes ne signifient pas grand-chose pour les animaux, comme je le disais, qui divaguent des deux côtés de la frontière. Les territoires et les appartenances ethniques et nationales sont tout aussi dépourvues de sens, car dans ces lieux faiblement peuplés, les liens familiaux sont inattendus et les populations plus mêlées qu'il n'y paraît. Ensuite, une autre qualité d'Olivier Truc est sa capacité à écrire des scènes saisissantes et haletantes. La scène d'ouverture, comme toujours avec lui, est particulièrement soignée : on est saisis d'emblée, et je ne sais pas si j'écarquille les yeux quand je lis, mais disons que, littéralement ou non, j'étais éberluée comme je l'ai été au début des précédents volumes. Mais l'écriture d'Olivier Truc est également contemplative, attachée aux sensations que procurent ces espaces extrêmes. Le bruit de la neige qui craque sous les pas, le son des joiks, les aboiements des chiens russes, la lueur d'une aube, tout est là pour nous immerger dans le récit, nous faire suivre les pas de Klemet. Pour ma part, je compte bien marcher dans ses pas encore un moment...


Olivier Truc, Les chiens de Pasvik, Métailié, 2021.

mardi 15 juin 2021

Un coin de ciel brûlait de Laurent Guillaume



Présentation éditeur

Sierra Leone, 1992. La vie de Neal Yeboah, douze ans, bascule sans prévenir dans les horreurs de la guerre civile qui ensanglante son pays : enrôlé de force dans un groupe armé, il devient un enfant-soldat.

Genève, aujourd'hui. La journaliste Tanya Rigal, du service investigation de Mediapart, se rend à une convocation de la police judiciaire suisse. L'homme avec qui elle avait rendez-vous a été retrouvé mort dans sa suite d'un palace genevois, un pic à glace planté dans l'oreille. Tanya comprendra très vite qu'elle a mis les pieds dans une affaire qui la dépasse...

Trente ans séparent ces deux histoires, pourtant, entre Freetown, Monrovia, Paris, Nice, Genève et Washington DC, le destin fracassé de Neal Yeboah va bouleverser la vie de bien des gens, celle de Tanya en particulier. C'est que le sang appelle le sang, et ceux qui l'ont fait couler en Afrique l'apprendront bientôt. À leurs dépens.



Ce que j'en pense

Avec Un coin de ciel brûlait, Laurent Guillaume nous emmène dans un pays dont, pour ma part, je connais mal l'Histoire récente, baignée de sang. Connaissant les compétences de l'auteur, qui sait de quoi il parle, j'étais curieuse de découvrir le roman. Sur ce plan-là, je n'ai pas été déçue, car Laurent Guillaume distille savamment les informations nécessaires à la compréhension de l'action. Pas déçue aussi parce que, bien sûr, c'est encore pire que ce que j'imaginais. De fait, si vous vous attendez à un aimable divertissement, passez votre chemin : si le roman est sans doute en dessous de la vérité, il ne nous épargne pas la violence et l'horreur. Razzias, massacres, tortures, assassinats en tous genres, voilà le quotidien des habitants de Sierra Leone, quel que soit leur "côté", victimes, bourreaux, ou les deux. Eh oui, nul manichéisme dans ce roman, et si les ordures sont bien identifiées - ces Occidentaux cupides et dénués de scrupules - elles ne sont pas toujours celles qu'on croit, au premier abord. La sauvagerie ne va pas toujours pieds nus. Telle est la puissance du roman, de la fiction : en incarnant des destins, le récit échappe à la caricature, et il nous offre des supports émotionnels, bien plus forts qu'un reportage (telle est du moins ma conviction). Les enfants-soldats - ou quel que soit le nom qu'on leur donne - ne sont pas seulement des silhouettes effrayantes et déshumanisées, Neal en est un exemple parmi d'autres. Pas de leçon donnée dans le roman : somme toute, Neal s'adapte, comme il le peut, à sa situation, et sa marge de manoeuvre est réduite. Mais il n'est pas que "Bande-à-la-guerre", il n'est d'ailleurs pas un gamin peu éduqué et donc malléable, non, c'est bien plus complexe que ça. Cela interroge le lecteur : qu'est-ce qui subsiste de notre part d'humanité dans de telles circonstances, ou plutôt, qu'est-ce que notre humanité? Quelle est la part de la violence dans cela? Là encore, point d'angélisme neuneu, façon "la guerre c'est pas beau". Evidemment, personne ne devrait avoir à subir ce que subit Neal, ce que vivent d'autres personnages, et le récit est parsemé de morts atroces, d'actes d'une violence inouïe. Mais face à la violence déchaînée, à la fois pulsionnelle pour ceux qui la mettent et éminemment conscientisée et politique pour ceux qui sont à la manoeuvre, il n'est pas d'autre réponse efficace. Les propos d'Eden sont très forts : 

"Depuis qu'on est tout petits, on vous apprend que la violence n'est jamais la solution. Il faut tendre l'autre joue, bla bla bla, toutes ces conneries... Mais face à la violence inique, il n'y a de solution que dans la violence."

Ils ont résonné en moi, faisant écho à une discussion que j'avais eue, il y a des années de cela, avec un collègue algérien (vivant en France depuis les années 1990) : il m'avait dit que, considérant d'où il venait, il savait très bien que les discours lénifiants ne servent à rien, et que la violence est parfois la seule réponse possible face à la violence subie, et qu'il faut l'accepter. Cet homme d'une douceur incroyable, très diplomate dans l'exercice de notre métier, me disait cela avec une tranquille conviction.

Mais n'allez pas vous effrayer de tout cela : Un coin de ciel brûlait n'est pas un pensum gore. Non, comptez sur l'art du romancier Laurent Guillaume pour transcender la violence dépeinte par des personnages vibrants, et surtout par une maîtrise romanesque jubilatoire. Il a cet héritage du grand roman populaire (vous savez que dans ma bouche c'est un compliment) : lier tous les fils, offrir une forme de consolation jubilatoire ("on tuera tous les affreux"), retomber sur ses pattes avec grâce, boucler la boucle. Certains auraient fait le choix d'une noirceur totale dans le dénouement, et si Laurent Guillaume nous évite un happy end qui serait hors sujet, il nous offre, par sa façon de dénouer l'intrigue, un apaisement. Et il s'amuse aussi, avec des clins d'oeil : Paul Colize, une convocation à mourir de rire de Hammett, et pardon si je vois des références là où il n'y en a pas, mais dans l'épisode du greffier trucidé (chut!), j'ai vu une référence à ou une réminiscence de Manchette (La position du tireur couché, je crois, mais je ne suis plus très sûre). Et la clôture du roman ! Ah le sourire que ça laisse sur nos lèvres, plaisir sadique absolu... 

En tout cas, Un coin de ciel brûlait est une vraie réussite. Je ne suis pas certaine que ce soit le divertissement estival que certains chercheront, mais comme il ne me vient pas à l'esprit que le polar est une lecture de plage, on s'en fout. En plus je ne vais pas à la plage, y a des gens, du sable, et j'aime pas me cramer la tronche. Après, si vous voulez le lire à la plage, grand bien vous fasse et soyez certains que vous oublierez où vous êtes pendant quelques heures qui vous sembleront des minutes. 


Laurent Guillaume, Un coin de ciel brûlait, Michel Lafon, 2021.

dimanche 6 juin 2021

La maison du commandant de Valerio Varesi




Présentation éditeur

Dans le paysage d’eau et de brume de la Bassa, au bord du Pô, le commissaire Soneri est à l’aise. Avec les anciens du coin, il est le seul à bien connaître cette partie du fleuve, à savoir se déplacer entre les rives, les plaines inondables, les fermes éparpillées dans une terre qui semble habitée par des fantômes.

Alors quand deux cadavres sont retrouvés, c’est lui qu’on charge de l’enquête. L’une des victimes est un Hongrois tué d’une balle dans la tête ; l’autre, un ancien partisan, mort depuis des jours dans sa maison isolée. Deux histoires différentes, liées par un fil que Soneri aura bien du mal à démêler. Entre les pêcheurs de silures venus de l’Est, un trésor de guerre disparu et le nouveau terrorisme rouge, le commissaire mélancolique et gastronome devra naviguer en eaux troubles pour résoudre cette affaire...


Ce que j'en pense

Valerio Varesi fait partie de mes auteurs préférés, depuis quelques années seulement, mais il est désormais bien installé dans mon petit panthéon personnel. Il a quelque chose de singulier, il allie la noirceur et une forme de douceur, liée à l'hédonisme de son personnage, un hédonisme qui résiste à toutes les saloperies de ce triste monde. Ainsi, retrouver Soneri, c'est pour moi la promesse de replonger dans un univers de fiction qui me comble. La maison du commandant a quelque chose d'un retour aux sources (oui, déjà), puisque Soneri est amené, une fois encore, à enquêter dans la bassa, noyée dans la brume et sous la pluie, un univers fragile où le Pô, qui va être en crue, fait sa loi. Je vous laisse découvrir l'intrigue, à la fois banale et retorse, avec un mort mystérieux, Gabor, et un mort qui fait bien des vagues, le Commandant. Valerio Varesi entrelace soigneusement les fils de son intrigue, laissant à Soneri le soin d'aller au-delà des évidences (qui n'effraient jamais le questeur), de suivre son intuition, de se laisser porter aussi par le hasard (ou le sort) : l'accident sur la route de Soneri, le sac charriant de vieux documents à la faveur de la crue. N'allez pas croire que l'auteur utilise des pirouettes pour construire son histoire, tout est maîtrisé.

On compare souvent Varesi à Simenon, l'un de ses maîtres, et la parenté est là. Soneri est comme Maigret qui prend sa "tête de province", se fond dans le paysage, observe, écoute. Comme Maigret, c'est un marcheur et un flâneur, et les rencontres de hasard le font parfois avancer, comme ses discussions avec Lumen, ce vieil homme étonnant qui ne sort que la nuit. Comme Simenon, Valerio Varesi est un romancier d'ambiances, d'atmosphères : il a le talent de nous faire sentir la puanteur montée du fleuve, l'humidité des maisons abandonnées (ou presque), la poix de la brume qui enveloppe tout. La scène, au début du roman, où Soneri et Nocio partent à la poursuite d'un canot sur les flots est saisissante, et même si vous allez dire que je divague, je vous l'avoue, j'ai pensé à cette nouvelle de Maupassant, Sur l'eau.

La comparaison avec Simenon a cependant ses limites, car Varesi, à mes yeux, va bien plus loin que lui : Maigret, s'il pouvait à l'occasion prendre le parti des faibles, en laissant par exemple filer un coupable, gardait une forme de réserve sociale. L'époque est différente, et Soneri, lui, est en colère, furieux contre ce monde et ses règles. On retrouve ici le regard désabusé mais qui ne se résigne pas de Soneri face aux saloperies ordinaires, à la bêtise, aux reniements, aux aveuglements idéologiques. Il doute, souvent, profondément, et dans La maison du commandant, la mort dans la plus extrême solitude du Commandant, justement, bouleverse Soneri. Dans quel monde un homme que le Commandant meurt-il seul, abandonné de tous? Et face au sort qui nous est fait, comment sortir de certaines impasses, entre résignation et impuissance, entre vaine violence et reniement des idéaux? Les constats de Soneri sont amers. Le Pô charrie aussi bien les secrets de la guerre que les ignominies de l'époque (le rejet de ces étrangers qui viennent pêcher la silure).

La mélancolie l'étreint souvent, et s'il a la consolation de la chair, la relation avec Angela, qui le tire du côté solaire de l'existence, n'est pourtant pas de nature à le rassurer. Dans le droit fil des aventures précédentes de ces deux-là, La maison du commandant montre un Soneri à qui le plaisir et le désir n'apportent pas tout.

Les polars de Valerio Varesi ne consolent pas, ils n'offrent pas une résolution susceptible de rassurer. Mais malgré cela (ou grâce à cela), ils font du bien et procurent le bonheur de retrouver un univers et une écriture, de rencontrer une vision du monde partagée. Ce n'est pas rien.



Valerio Varesi, La maison du commandant (La casa del comandante), Agullo Noir, 2021. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.

samedi 5 juin 2021

Collections, éditions 2 : Rivages Noir & Co

 Alors que pour d'autres collections, ou maisons d'édition, j'ai le clair souvenir du premier volume que j'ai eu entre les mains, là, impossible de me rappeler quoi que ce soit. Ni titre précis, ni même auteur. C'est quand je suis revenue au polar dans ma vie de lectrice, en entrant dans la vie active, que j'ai commencé à explorer Rivages Noir. Je ne ferai pas la distinction ici avec Rivages Thriller, la collection grand format d'alors, même si je reste dingue de la maquette originelle du format poche, le côté mat, la trame de la photographie, le côté vintage et hommage des couvertures. Alors pourquoi Rivages Noir dans les collections de ma life? Je vous le dis tout de suite, je ne vous servirai pas l'habituel argument de la qualité des traductions ; même si j'entends bien que la collection a rompu avec certains usages, je suis plus nuancée dans mes constats sur cet aspect de Rivages Noir et surtout, à l'époque de ma découverte, à la fin des années 1990, ce n'était pas une préoccupation pour moi. Rivages Noir s'est imprimé de manière plus affective dans ma découverte du noir. Je dois à la collection des tsunamis littéraires et émotionnels, tout simplement.

Il y a bien sûr eu des chocs du côté des USA, et je jette ici pêle-mêle quelques titres ou noms, tout en étant persuadée que je vais en oublier : la série des Kenzie et Gennaro (à qui je dois mon pseudo) de Dennis Lehane. Il m'est impossible de retranscrire l'émotion ressentie à la lecture de Un dernier verre avant la guerre et les suivants (au bout de quelques volumes la série s'est essoufflée). Alors oui bien sûr, depuis Lehane a écrit son grand roman américain, on considère qu'il a pris une autre dimension. Mais pour moi, il avait plus d'acuité avec ces romans-là, ou avec Mystic River.  Et vous ai-je dit comme j'aimais Booba, délicieux psychopathe? 



Grâce à Pascal Dessaint, j'ai lu mon premier James Lee Burke, Dans la brume électrique avec les morts confédérés (je continue à préférer le titre "long"). Il me l'avait conseillé lors d'une discussion en marge de Livre Paris (en 2001, 2002?) et je me souviens l'avoir lu dans un train qui me menait à Lyon, par un printemps brûlant; j'en ai le clair souvenir car alors, il y avait encore une ligne Bordeaux Lyon passant par Limoges, et l'on prenait alors un très vieux train aux sièges orange en skaï, dépourvu de climatisation, qui collait bien aux cuisses, un cauchemar. J'ai relu plusieurs fois ce roman précis, et je l'aime à chaque fois. 



Toujours côté ricain, de fabuleux romans et auteurs : Craig Holden pour Les quatre coins de la nuit, une claque dans la tronche, un roman inoubliable (récemment réédité, je dis ça je dis rien). Jack O'Connell, créateur d'une ville folle et d'un univers qui ne ressemble à aucun autre. Ellroy pour Le Dahlia noir, lui aussi lu plusieurs fois, alors même que j'ai lu peu de romans de l'auteur. 



Mais alors qu'on parle toujours des grands auteur américains de la collection, j'y ai fait de fabuleuses découvertes côté français. Pascal Dessaint évidemment, probablement en 1999 avec Du bruit sous le silence. J'ai lu puis relu Pascal Dessaint et alors que certains auteurs ne "tiennent" pas la distance ou la relecture, lui reste parmi mes favoris. Hugues Pagan : j'ai déjà raconté comme j'ai découvert son univers sombre, très sombre, par une soirée d'hiver dans le silence d'une maison de campagne. Très impressionnée, j'ai lu tous ses romans. Les premiers romans noirs de Michel Quint, avant que des médias à moitié incultes, à moitié snobs, feignent de croire qu'il n'avait rien écrit avant Effroyables jardins. Dominique Manotti, déjà une de mes préférées. Et puis les Chroniques de Manchette, une référence à travers les années, inégalable. 



Je n'oublie pas les autres, les Alicia Gimenez Bartlett, les Wessel Ebersohn, et tous les autres, mais vous n'allez pas me lire pendant des heures. 

Rivages Noir a changé bien des choses dans le paysage du genre en France : la collection a aujourd'hui un catalogue de classiques, classiques amenés par la collection, ou classiques "récupérés" et retraduits, dans une logique de patrimonialisation du polar qui permet de redécouvrir des titres fondamentaux. Je trouve qu'elle connaît ces derniers temps une nouvelle vigueur, continue de chercher, d'ouvrir nos horizons. Je me suis habituée au grand format, et son identité graphique, qui ne renie pas la fabuleuse charte d'antan. Mais je reste émue par les couvertures du poche dans lequel j'ai découvert tant de fabuleux auteurs. 


mercredi 2 juin 2021

L'eau rouge de Jurica Pavičić




Présentation éditeur
Dans un bourg de la côte dalmate, en Croatie, Silva, 17 ans, disparaît lors de la fête des pêcheurs. C’est un samedi de septembre 1989, dans la Yougoslavie agonisante. L’enquête menée par l’inspecteur Gorki Šain fait émerger un portrait de Silva plus complexe que ne le croyait sa famille : la lycéenne scolarisée à Split menait-elle une double vie ? Mais l’Histoire est en marche, le régime de Tito s’effondre, et au milieu du chaos, l’affaire est classée. Seule la famille de Silva poursuit obstinément les recherches...


Ce que j'en pense

Vous qui n'avez pas encore lu L'eau rouge, vous avez bien de la chance. Car vous allez le lire, n'est-ce pas? Oh oui, vous allez le lire et vous en serez comblé(e). C'est une merveille, à tous égards, un énorme coup de coeur pour moi.

L'auteur entrelace destins individuels et Histoire de la Croatie sur trente ans, donnant une leçon de roman noir, subtil, jamais bavard, à mes yeux très puissant. Il saisit la manière dont des vies sont bouleversées à la fois par un évènement singulier - la disparition d'une jeune fille - et par la transformation radicale d'un pays, dont le système politique s'effondre avant de laisser la place à la guerre puis à un système libéral mondialisé. Mais en réalité les deux sont liés : Silva, la jeune fille disparue, n'aurait jamais connu ce destin sans les bouleversements politiques qui ont fait basculer le pays. Car oui, "même" à Misto, sa petite ville tranquille où tout semble immuable, les changements sont profonds. Jamais Jurica Pavičić ne porte de jugement péremptoire sur ces changements, il n'est pas un donneur de leçons ; il nous fait constater, tout simplement, que l'effondrement du régime de Tito est une débâcle qui va permettre aux nationalismes de se déchaîner, mais il n'explore pas la période de la guerre, dans les années 1990, sinon par le prisme des destins individuels, entre opportunisme et tragédie. Il nous montre le délitement d'une communauté sur fond de nationalismes puis de capitalisme, tout autant que son renforcement sur d'autres points, et le poids des secrets, des mensonges. Le tout est aérien, c'est vraiment le mot qui me vient : pas de pesanteur, pas de didactisme, pas de bavardage introspectif des personnages, mais tout est sous nos yeux. L'écriture est quasiment comportementaliste.

Les personnages sont superbes, ou plutôt superbement construits, dessinés, ils ne sont pas des caricatures, jamais le trait n'est forcé. Il y a également une sensualité dans l'écriture de 
Jurica Pavičić : il donne à voir et à sentir les particularités de cette petite ville au bord de l'Adriatique, les odeurs des herbes, des fruits, certains moments sont très contemplatifs, on saisit le quotidien des habitants, dans sa simplicité, et c'est très beau, sans doute aussi très bien retranscrit par le travail du traducteur.

Agullo nous a, une fois de plus, offert une pépite, et décidément, à l'est, il se passe bien des choses intéressantes dans le noir...

Jurica Pavičić, L'eau rouge (Crvena Voda), Agullo, Agullo Noir, 2021. Traduit du croate par Olivier Lannuzel.