lundi 22 mars 2021

L'hôtel de verre d'Emily St. John Mandel



Présentation éditeur

« Et si vous avaliez du verre brisé ? » Comment cet étrange graffiti est-il apparu sur l’immense paroi transparente de la réception de l’hôtel Caiette, havre de grand luxe perdu au nord de l’île de Vancouver ? Et pourquoi précisément le soir où on attend le propriétaire du lieu, le milliardaire américain Jonathan Alkaitis ? Ce message menaçant semble lui être destiné. Ce soir-là, une jeune femme prénommée Vincent officie au bar ; le milliardaire lui fait une proposition qui va bouleverser sa vie. D’autres gens, comme Leon Prevant, cadre d’une compagnie maritime, ont eux aussi écouté les paroles d’Alkaitis dans ce même hôtel. Ils n’auraient pas dû…


Ce que j'en pense

J'aime aborder la plupart de mes lectures sans savoir grand-chose, et parfois, comme ça a été le cas ici, je connais juste le point de départ : cet hôtel luxueux pour riches en mal de sérénité, la phrase inscrite sur la baie vitrée de l'hôtel. Et c'était très bien ainsi, parce que je ne savais pas où m'emmenait Emily St. John Mandel, et vous le savez, elle s'y entend pour nous promener et instiller un climat d'étrangeté. 

C'est un roman fascinant, qui crée un sentiment de décalage alors qu'il traite d'un sujet contemporain dont d'autres feraient un machin plat et terre-à-terre. On se laisse porter, égarer, et la romancière retombe sur ses pattes à la fin (par rapport à l'inscription) avec une élégance folle, une absolue maîtrise de l'architecture de son récit. On referme le roman habité par des scènes, des images, des phrases, et c'est tout bonnement somptueux. On passe d'une année à l'autre, d'une strate temporelle à l'autre, de la vie à la contrevie (lisez et vous comprendrez), et ce n'est jamais confus (pas comme certaine mini-série britannique regardée par un dimanche soir de déprime, totalement fouillis et ch...). Emily St. John Mandel est une grande romancière. 

Nous vivons tous dans cet hôtel de verre, et nous sommes cruellement rattrapés par les ignominies commises, par la cupidité, par l'escroquerie généralisée du capitalisme financier. J'ai parfois pensé au film Margin Call de C.J. Chandor : ces gens brassent des millions et des milliards qui en fait n'existent pas, mais qui s'évaporent et anéantissent des vies. Telle est l'escroquerie suprême : construire un système sur de l'argent pour ainsi dire virtuel. Voilà l'hôtel de verre. Et il se brise à un moment ou à un autre. 

Il y a des évocations saisissantes de l'Amérique invisible, ou des invisibles (magnifique personnage de Leon). Comme toujours avec St. John Mandel, c'est subtil, anti-démonstratif (avec les pesanteurs qu'on pourrait y mettre), c'est presque onirique et pourtant glaçant. 

L'hôtel de verre est un roman somptueux, tout simplement. 


Emily St. John Mandel, L'hôtel de verre (The Glass Hotel), Rivages Noir, 2021. Traduit de l'anglais (Canada) par Gérard de Chergé. 

samedi 20 mars 2021

La trilogie du Baztán de Dolores Redondo



Présentation du premier volume par l'éditeur

Au Pays basque, sur les berges du Baztán, le corps dénudé et meurtri d’une jeune fille est retrouvé, les poils d’un animal éparpillés sur elle. La légende raconte que dans la forêt vit le basajaun, une étrange créature mi-ours, mi-homme… L’inspectrice Amaia
Salazar, rompue aux techniques d’investigation les plus modernes, revient dans cette vallée dont elle est originaire pour mener à bien cette enquête qui mêle superstitions ancestrales, meurtres en série et blessures d’enfance.

Ce que j'en pense

Quelle curieuse histoire, ma lecture de Redondo... Cela faisait très longtemps que j'avais Le Gardien invisible, premier opus de cette trilogie du Baztán, et je ne sais pourquoi exactement, j'avais en tête que c'était plutôt du noir. Lorsque Folio a réédité les trois volumes, que j'ai reçus par les bons soins de Christelle Mata et Clara Donati, je me suis dit qu'il était temps, car j'avais envie de lire le nouveau roman de Dolores Redondo (La face nord du coeur), alors annoncé à la Série noire. J'ai donc attaqué Le Gardien invisible. Et je n'ai pas aimé. Mais alors pas du tout. Imaginez que vous aimez le roman noir et que vous lisez non pas, comme vous l'aviez pensé, un roman noir mais un thriller, forme de récit avec laquelle vous avez généralement du mal... Le choc. Et je n'aimais pas le personnage principal, sa vie un peu trop parfaite, sa chouette baraque à Pampelune, son mari impeccable et trop chou. Je suis allée au bout quand même. 

Mais il se trouve que je suis un peu entêtée. D'abord le thriller est un point aveugle dans mes lectures polareuses, et si en tant que lectrice j'ai le droit de n'en avoir rien à faire, en tant que sachante de mes deux, je ne peux décemment ignorer ce genre de fiction criminelle, que mes étudiants et mes étudiantes lisent, eux qui lisent si peu de fiction criminelle, et qui est un poids lourd en termes de ventes. Ensuite je suis bourrée de contradictions, et sans que je puisse l'expliquer, j'avais envie de retrouver cet univers. 

Et j'ai abordé le deuxième volume, De chair et d'os (mon préféré) : la lecture a été immersive, et j'ai eu un plaisir inattendu à retrouver les personnages et cet univers ancré dans un territoire. Je ne me suis pas agacée contre les rebondissements, parce que cette fois je savais à quoi m'attendre. 



J'ai lu le week-end dernier le troisième opus, Une offrande à la tempête



Que dire de la trilogie et de ma lecture? 

C'est du thriller, donc. Si le genre vous file des boutons, passez votre chemin. En ce qui me concerne, je continue à appartenir à la team "roman noir", forever, mais au-delà de l'intérêt professionnel que je me devais de lui porter, le thriller m'a réservé quelques bonnes surprises (Donato Carrisi, Ilaria Tuti). Redondo les rejoint. Sa maîtrise de l'intrigue, déployée sur trois volumes, est assez épatante : elle ménage un bon équilibre entre clôture d'une intrigue sur un volume et continuité du récit. Elle parvient à lier l'enquête et la vie privée de l'enquêtrice très habilement, sans que ce soit totalement ahurissant. Ces deux aspects à eux seuls forcent le respect. Et s'il y a des rebondissements (ce qui peut vite me fatiguer), il n'y a pas trop de twists archi-débiles, rien qui me donne envie de jeter le livre à travers la pièce. Je ne veux pas vous gâcher la lecture, mais même la révélation finale, la super révélation, on la sent venir (et ici ce n'est pas par maladresse de la romancière)  et c'est une bonne chose, car le retournement n'est pas artificiel, du coup. 

Et on n'appelle pas les romans "la trilogie du Baztán" pour rien : majesté des paysages, force des éléments naturels, puissance des croyances ancestrales, la façon que Dolores Redondo a d'évoquer ce territoire est saisissante, romanesque en diable. Elle insuffle ainsi une profondeur aux questionnements habituels du thriller : quelles sont nos racines? le foyer nous protège-t-il ou non? de quelle nature est le Mal? qui sommes-nous? qui est l'Autre? C'est foutrement efficace. Les thématiques de la famille, de la filiation, de la conjugalité sont articulées avec beaucoup de savoir-faire, et la trilogie propose une belle galerie de femmes, puissantes ou terrifiantes. Si je continue à trouver le mari parfait un peu insipide, j'ai adoré les membres masculins de la brigade qui entourent Amaia Salazar, qui tous offrent une vision de la masculinité différente. 

Mes lectures se suivent et ne se ressemblent pas. Enfin pas trop, car je dois reconnaître que les fictions criminelles en constituent l'essentiel. Petit à petit je me constitue un petit panthéon de thrillers : Dolores Redondo vient d'y arriver. 

Dolores Redondo, Trilogie du Baztán:

1. Le Gardien invisible (El guardián invisible), Gallimard Folio, 2021. Traduit de l'espagnol par Marianne Millon. Première édition française: Stock, 2013.

2. De chair et d'os (Legado en los huesos), Gallimard, Folio, 2021. Traduit de l'espagnol par Anne Plantagenet. Première édition française : Mercure de France, 2015.

3. Une offrande à la tempête (Ofrenda a la tormenta), Gallimard, Folio, 2021. Traduit de l'espagnol par Judith Vernant. Première édition française: Mercure de France, 2016. 



jeudi 11 mars 2021

Milkman de Anna Burns




Présentation éditeur

Bien que se déroulant dans une ville anonyme, Milkman s'inspire de la période des Troubles dans les années soixante-dix, qui ensanglanta la province britannique durant trente années. Dans ce roman écrit à la première personne, une jeune fille, non nommée excepté par le qualificatif de « sœur du milieu » - grande lectrice qui lit en marchant, ce qui attise la méfiance -, fait tout ce qu'elle peut pour empêcher sa mère de découvrir celui qui est son « peut-être-petit-ami » ainsi que pour cacher à tous qu'elle a croisé le chemin de Milkman qui la poursuit de ses assiduités. Mais quand son beau-frère se rend compte avant tout le monde de tous les efforts qu'elle fait et que la rumeur se met à enfler, sœur du milieu devient « intéressante ». C'est bien la dernière chose qu'elle ait jamais désirée. Devenir intéressante c'est attirer les regards, et cela peut être dangereux. Car Milkman est un récit fait de commérages, d'indiscrétions et de cancans, de silence, du refus d'entendre, et du harcèlement.

Ce que j'en pense

On a beaucoup parlé de ce roman ces dernières semaines, et je ne voulais rien lire de tous ces articles. J'aime aborder un roman en en sachant rien ou pas grand-chose, et je lis les critiques après (idem pour le cinéma). J'ai bien fait car je pense que cela laisse toute sa force au roman d'Anna Burns. Parce que nom de Zeus, quelle claque! Il est rare qu'à ce point je sois secouée par la forme et par le fond, si je puis dire, que j'aie l'impression de lire un truc que je n'ai jamais lu, qui ne ressemble à rien de ce que j'ai lu. C'est le cas avec Milkman. J'ai mis un peu de temps avant de l'aborder, parce que je percevais, rien qu'en le feuilletant, que ce n'était pas un roman dont je pouvais lire quelques pages en passant, avant de me remettre au boulot ou à autre chose. Découpé en 7 longs chapitres, le roman ne se donne pas à lire si facilement, il mérite une attention soutenue.

L'écriture, et les choix de la traductrice sont stupéfiants : il y a le rythme de la narration, des phrases, souvent proches d'un flux intérieur. Les phrases s'enroulent sur elle-même, l'action laisse souvent la place à des retours en arrière ou des pauses explicatives, avec beaucoup de "naturel", et l'on apprend à partir d'un évènement comment fonctionne cette société, cette micro-société. Il y a le choix de ne nommer personne : on est sa fonction (familiale, intime, professionnelle), on est un nom passe-partout (Machin MacMachin, jolie trouvaille), et les groupes sont identifiés en termes de positionnement politique. Belfast n'est jamais nommée, les lieux ne sont pas identifiés, parce que l'important est ce qui joue en termes quasiment anthropologique. Bref, les choix stylistiques donnent une puissance incroyable au récit.

Tout ce qui se joue ici, décuplé par les Troubles (guerre civile, quoi) de l'Irlande du Nord, c'est le fonctionnement d'une micro-société, d'une communauté où le contrôle social est permanent, où l'on n'est pas ce que l'on veut mais ce qu'on doit être, où les femmes sont particulièrement - religion oblige - emprisonnées dans des rôles pré-déterminés, où leur corps ne leur appartient pas tout à fait. La narratrice en fait l'amère expérience, elle qui devient à la fois l'objet de la convoitise du Laitier (un vrai stalker) et la cible de la rumeur et d'une surveillance collective, surveillance réprobatrice évidemment. Car elle a tous les torts, aux yeux de cette communauté : pas en couple (malgré Presque-petit ami), elle ne prête pas attention aux attentes des autres, elle lit en marchant (déjà elle lit, mais en plus elle lit en marchant aux yeux de tous, attitude anormale qui exhibe son indifférence à ceux qui l'entourent et la jugent), elle est socialement inadaptée. Et elle va le payer.

C'est un superbe roman : sur une communauté absurdement corsetée par ses règles et sa religion, sur les femmes de cette communauté, celles qui acceptent leur sort (la mère, superbe personnage qui pourrait se libérer mais n'ose pas tout à fait, parce que les femmes de 50 ans sont trop vieilles pour cela), celles qui refusent les carcans (la narratrice, et les 7 "femmes de la condition").

Il y a des scènes extraordinaires : le Jour des chiens (je ne peux en dire plus) est sans doute celle qui m'a le plus marquée, la scène où la narratrice surprend le secret de Presque Petit-ami est également bouleversante de pudeur et de force. Et en dépit des tragédies qui parsèment le roman, des morts, des scènes quelque peu macabres, du harcèlement dont la narratrice est victime, de la peur qu'elle ressent dans ses membres et dans ses tripes, il y a des scènes cocasses. Les 7 femmes de la condition face aux hommes venus chercher la 8ème (qui n'est pas des leurs et pervertit leurs femmes), Machin MacMachin subissant le châtiment féminin dans les toilettes (et la vraie raison pour laquelle il est puni), et les femmes qui se retrouvent pour picoler ensemble... Toutes ces femmes tournent en ridicule à leur manière la puissance virile, le contrôle que les hommes exercent sur elle.

La fin du roman fait une boucle, en quelque sorte, avec le début, et les fillettes qui envahissent l'espace public en jouant aux couples internationaux mettent de la joie et de la couleur dans ce monde si terne, miné par des décennies de lutte fratricide. J'ai trouvé cette fin solaire, et j'ai quitté le roman en ayant la conviction que je ne l'oublierais pas de sitôt.

Anna Burns, Milkman (Milkman), Joëlle Losfeld, 2021. Traduit de l'anglais (Irlande) par 
Jakuta Alikavazovic.