vendredi 29 mai 2020

Autochtones de Maria Galina



Présentation éditeur
Dans une ville d’une ex-république soviétique, à la frontière entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, aujourd’hui envahie de touristes, débarque un certain Christophorov. Il arrive de Saint-Petersbourg, se prétend journaliste ou historien et enquête sur un groupe artistique et littéraire des années vingt, « Le Chevalier de Diamant ». Ce groupe aurait créé un opéra, La Mort de Pétrone, qui ne donna lieu qu’à une seule représentation : la légende raconte qu’une crise de folie collective aurait frappé le public, se terminant en orgie générale. Peut-être parce qu’on aurait versé dans le champagne des invités de la poudre de cantharide, un puissant aphrodisiaque… À la suite de ce scandale, le groupe fut dissout et ses membres semblent s’être évanouis sans laisser de traces.
Christophorov tente de remonter leur piste, en interrogeant quelques vieux mémorialistes ou collectionneurs, tous ravis de lui prêter main forte. Un peu trop ravis, peut-être ? À mesure que son enquête avance, Christophorov remarque dans la ville une kyrielle de détails ou de phénomènes qui suscitent une impression d’inquiétante étrangeté. Et les autochtones qui s’intéressent de plus en plus près à ses recherches ne sont pas les moindres de ces étrangetés…

Ce que j'en pense
J'ai quitté les rives du noir et du réalisme pour me laisser porter par la prose de Maria Galina, que je découvrais à l'occasion de cette lecture. Evidemment, si vous voulez un livre facile, un livre où tout est rationnel et lisible, passez votre chemin : mais si vous acceptez de vous laisser embarquer, la balade est bien belle et captivante. Je ne suis pas du tout spécialiste du roman russe, mais j'ai lu en mes jeunes années quelques auteurs et ici, je ne saurais dire pourquoi, j'ai parfois songé à Biély, notamment à son Pétersbourg que j'avais tant aimé. Il y a chez Maria Galina une démesure, un humour et une folie qui me semblent, sans que je sois capable de bien l'expliquer, très russes. Mais j'ai aussi pensé à des auteurs d'un autre continent, l'Amérique latine, notamment à Borges, pour le côté puzzle, labyrinthe, et pour la réflexion sur le récit, sur la fiction, mais aussi au réalisme magique d'un Cortazar. Car notre historien en quête de l'opéra maudit se laisse sans cesse prendre à des récits, et son enquête le mène de conteur en conteur, d'affabulateur en affabulateur. Qui dit la vérité? Et la vérité, qu'est-ce que c'est ? La fiction n'est-elle pas plus intéressante et au fond, véridique? Comme le personnage, nous y perdons notre latin, et Maria Galina se joue de lui et de nous en nous portant aux confins du fantastique : sylphes, salamandres et vampires, toute une mythologie surgit et nous fait douter du réel, de notre perception du réel. Notre héros repartira dépouillé de toutes ses possessions et de toutes ses certitudes. Le récit est émaillé de références artistiques, littéraires, de références à la pop culture (les serveurs Batman!), c'est touffu et passionnant. Les personnages sont à la démesure du roman : créatures insaisissables, doux illuminés, artistes excentriques, étranges riders (pas des bikers, s'il vous plaît), la galerie est savoureuse.

Ne vous laissez pas déconcerter par le début : il y a chez Maria Galina une façon de composer son roman un peu abrupte, diront certains, avec des changements de lieux, de personnages, sans transition. Mais comme je vous disais, il faut se laisser embarquer et Autochtones se mérite, car il faut s'habituer à son rythme et son ton. Croyez-moi, ça en vaut la peine, et il serait dommage de passer à côté de ce livre, sorti en février : certes, c'est moins pire que d'être sorti en mars, mais tout de même, Autochtones risque d'avoir été éclipsé par les évènements. Quant à moi, si ça ne vous gêne pas, je vais me procurer L'organisation, son précédent roman paru chez Agullo, parce que je referais bien un petit tour avec Maria Galina. 
Remarque : je soupçonne le travail de la traductrice Raphaëlle Pache d'être absolument remarquable, bravo à elle.

Maria Galina, Autochtones, Agullo, 2020. Traduit du russe par Raphaëlle Pache.

mercredi 27 mai 2020

Or, encens et poussière de Valerio Varesi


Présentation éditeur
Parme, la nuit, le brouillard. Un carambolage monstrueux se produit sur l’autoroute : des voitures ratatinées, des camions en feu, une bétaillère renversée. Vaches et taureaux errent sur la route, désorientés. Et des gitans auraient été aperçus, profitant de la confusion pour piller les véhicules accidentés. Le commissaire Soneri est le seul flic de Parme qui connaît assez bien la plaine du Pô pour ne pas se perdre dans le brouillard : c’est lui qu’on envoie sur place. Au lieu de petits voleurs, il découvre au bord de la route le corps carbonisé d’une femme. Nina Iliescu est une immigrante roumaine qui laisse derrière elle une longue liste d’amants de la haute société parmesane. Agneau sacrificiel ou tentatrice diabolique, même dans la mort, la jeune femme à la beauté fascinante exerce son pouvoir sur Soneri. Et lui réserve quelques surprises…

Ce que j'en pense
Un nouveau Valerio Varesi, ça se savoure. Il y a d'abord le titre, aux allures de mythe antique et biblique, Or, encens et poussière : n'est-ce pas une somptueuse promesse? Le roman commence, comme souvent chez Varesi, dans un brouillard terrible, alors que Soneri se rend sur une scène de crime : le cadavre de la femme qui a été retrouvé n'a rien à voir avec le carambolage que le brouillard a provoqué. Tout semble irréel, pour le plus grand bonheur du lecteur : il y a des vaches et des taureaux qui errent, des gitans qui font naître tous les fantasmes, et le corps carbonisé de cette femme venue de Roumanie. La machine est lancée, et Soneri mène une enquête sur une femme qui semble insaisissable, entre séductrice rouée et ange sacrifié sur l'autel de la haute société de Parme, elle l'étrangère sans pedigree... Et cette enquête résonne en Soneri qui connaît au même moment les affres de la jalousie, peut-être sur le point de perdre celle qu'il aime. Nous souffrons avec lui, nous nous interrogeons avec lui sur les limites de la passion.
Varesi n'oublie jamais les questions sociales : privilèges de classe, difficultés de la condition d'immigré, préjugés ethniques, crimes passionnels et domination masculine, normes de la société bourgeoise et catholique, tout cela et plus encore est évoqué avec la finesse que l'on connaît à l'auteur.
Et puis il y a ces déambulations de Soneri, ses observations de ses frères humains, c'est beau et bouleversant à la fois. C'est ainsi qu'il fait la connaissance d'un aristocrate désargenté, dont nul ne soupçonne la déchéance, qui se glisse en douce dans les restaurants pour finir les assiettes de clientes féminines, l'air de rien, avec son élégance (et la complicité silencieuse des restaurateurs). Il offre quelques uns des plus beaux passages du roman.
Et c'est ainsi que l'on referme le roman, le sourire aux lèvres, triste de devoir attendre pour retrouver Soneri mais apaisé aussi, sur la promesse, à la fin du livre, qu'en 2021, il sera de retour chez Agullo.


Valerio Varesi, Or, encens et poussière, Agullo, 2021.

mercredi 20 mai 2020

Le sourire du scorpion de Patrice Gain




Présentation éditeur
C’est décidé, Tom, Luna et leurs parents descendront le canyon de la Tara en raft. Une belle étape de plus dans leur vie nomade. Pourtant, malgré les paysages monténégrins époustouflants, la complicité familiale et la présence rassurante de Goran, leur guide serbe, la tension envahit peu à peu le canyon et le drame frappe, sans appel. Du haut de ses 15 ans, Tom prend de plein fouet la violence du deuil et de la solitude. Dans l’errance qu’engendre le délitement de sa famille, il découvre la grande douleur, celle qui fissure les barrières et ouvre les portes à ceux qui savent s’engouffrer dans la détresse d'autrui. Mais, en dépit du chaos, Tom ne peut s’empêcher de retracer les événements et le doute s'immisce : ne sont-ils pas les victimes d’une Histoire bien plus grande que la leur?

Ce que j'en pense
C'est au moment de sa sortie, en janvier, que j'ai acheté ce roman : j'étais à Paris, je revenais de Bruxelles, vous savez, c'était un temps où comme des foufous nous bougions, où nous n'avions aucune idée de ce qui nous attendait... Néanmoins, je n'avais pas encore ouvert Le sourire du scorpion jusqu'ici, et alors que certains gambadent en profitant de leur liberté retrouvée, j'ai fait une plongée dans la noirceur de ce roman. Je n'ai pas été accrochée ni convaincue tout de suite, il m'a bien fallu 50 pages de ce court roman pour m'immerger vraiment, mais ensuite, nom de Zeus, quel voyage! Nul besoin pour moi d'aller respirer à pleins poumons les pollens qui n'auraient pas manqué de réveiller mes allergies, j'ai fait une plongée littéraire, poétique et effrayante dans une nature magnifique et parfois hostile grâce à Patrice Gain. Son écriture rend merveilleusement grâce à la beauté des espaces : gorges, rivière, plateau, fjord, la puissance de la nature est là, et elle offre un écrin aux personnages, pour le meilleur et pour le pire. 
Les personnages sont dans un premier temps ce qui m'a empêchée de me laisser porter, j'ai mis du temps à me familiariser avec Tom, Luna, Alex, Emilie et Goran. Ils ont quelque chose d'irréel, de décalé et Patrice Gain les caractérise par leurs actes, avant tout. Donc j'ai dû me laisser apprivoiser par cette famille qui, au regard des normes de notre société, est une famille de marginaux, de nomades. Le roman pourrait rappeler à certains les tragédies familiales des romans de David Vann. La "folie" de la mère, l'étrangeté rassurante (un temps) de Goran, les morts qui parsèment le roman, les espaces sauvages, le tout dans l'isolement de ces êtres atypiques, oui, cela peut faire penser à Vann. Mais la voix de Patrice Gain est singulière, et la tragédie familiale est "débordée" par la tragédie de l'Histoire, et le roman prend alors une autre ampleur, tous les faits sont remis en perspective. Et si j'ai mis un peu de temps à me laisser embarquer, ensuite je ne pouvais plus lâcher le roman. Je l'ai refermé époustouflée, il m'a fallu quelques instants avant de quitter cet univers et ces personnages, submergée d'émotion. 

Patrice Gain, Le sourire du scorpion, Le Mot et le reste, 2020.

dimanche 17 mai 2020

Les militantes de Claire Raphaël


Présentation éditeur
Ce n’est pas tous les jours qu’on assassine une femme en pleine rue par arme à feu. Ni qu’on trouve une signature sur des étuis percutés. Alice Yekavian est experte en balistique. Béatrice Chabaud avait été capable de quitter un mari qui la battait, de retourner son destin, assez peut-être pour irriter ceux qui aimeraient que les victimes restent dans leur rôle. Qui s’est attaqué à cette militante contre les violences faites aux femmes, liée à un journaliste ayant appartenu à la mouvance d’extrême gauche ? Les équipes de police n’ont aucun doute. Cette enquête va leur demander du temps, de la minutie, de la modestie. Quand les malentendus s’enchaînent, quand les détails prennent de l’importance et qu’on n’y peut rien, quand le hasard s’invite en prenant l’ascendant sur votre intelligence, quand les suspects ont trop de choses à dire après avoir peaufiné leurs mensonges pendant des années, il suffit parfois d’un détail pour que tout s’éclaire. Ou de laisser une chance à ses intuitions.

Ce que j'en pense
Voici encore un livre qui a eu la malchance de sortir peu de temps avant le confinement. Heureusement il avait rejoint mon stock le samedi qui en a précédé l'annonce, comme quelques autres titres, ouf. Je n'avais aucune attente puisque c'est le premier roman d'une autrice qui a précédemment écrit de la poésie. 
Claire Raphaël est experte en balistique au sein de la police scientifique et cela se sent. La précision des notations sur les crimes, les armes, tout ce qui compose la balistique ou plus largement les procédures criminelles et scientifiques en rebutera peut-être certains : moi cela m'a passionnée et j'ai apprécié cette minutie. Au-delà même de son personnage principal, Alice, Claire Raphaël brosse des portraits de flics sans vision romantique, et c'est également quelque chose que j'ai beaucoup apprécié. Pas de surhommes dans ce récit d'enquête, de la patience, de la précision, une confiance dans les faits et les preuves. 
Et puis il y a les victimes, ces femmes prises pour cible d'un tueur : oh pas un tueur sadique, on n'est pas dans un thriller à la noix, non, un tueur qui les abat froidement. Mais là non plus, n'attendez pas un tueur hors du commun, le roman préfère les chemins moins sexy du réalisme, et c'est tant mieux. 
Je pourrais reprocher quelques passages un chouïa maladroits, un peu trop démonstratifs ou explicatifs, mais ils passent derrière les qualités du roman. Les militantes (dont je n'aime guère le titre, ceci dit) saisit les violences de notre société, au premier rang desquelles les violences faites aux femmes. Les victimes ont en commun, au premier abord, le fait d'avoir refusé de plier l'échine, d'accepter la violence infligée, et là aussi Claire Raphaël est d'une précision implacable dans les faits, les mises en perspective et les chiffres, sans jamais être pesante (il n'en est pas besoin) car elle est trop fine pour cela. Et là où un mauvais romancier aurait fait du tueur une caricature, Claire Raphaël construit un personnage plus complexe, pathétique autant que glaçant, victime à son tour d'une violence, de classe et non de genre. 
Et puis il y a l'écriture de Claire Raphaël, d'une grande force mais aussi d'une grande beauté. Je me suis même surprise à noter des passages, des phrases, et c'est une chose que je fais rarement. 
Il serait dommage de passer à côté des Militantes, et avant que d'autres nouveautés n'arrivent en masse chez nos libraires, lisez Claire Raphaël. 

Claire Raphaël, Les militantes, Le Rouergue, Rouergue noir, 2020.

mardi 12 mai 2020

Cirque mort - La folie Tristan - Feu le royaume de Gilles Sebhan




Une fois n'est pas coutume, je vais rendre compte de ma lecture de plusieurs volumes à la fois. Et je vous le dis tout de suite, a priori, ces romans ne sont pas mon genre. Pourtant, j'en ai énormément apprécié la lecture. Pas mon genre, habituellement, le côté très psychologique - et même psychiatrique ici - qui nous emmène dans des esprits border line ou carrément barrés. Car il est beaucoup question de folie, de transgressions criminelles et meurtrières liées à des pathologies très lourdes, et ce n'est pas un sujet que j'affectionne. Gilles Sebhan a cependant une façon d'aborder cela qui m'a retenue et même captivée. Il n'essaie pas d'enjoliver la folie : elle est avant source de souffrance, pour ceux qui en sont affligés, pour ceux qui les entourent. Pour autant, il dote chacun des personnages - des jeunes pensionnaires de l'institut psychiatrique - d'une humanité qui échappe à toute caricature, à tout pathos ou à toute criminalisation systématique. L'auteur crée un univers qui confine au surnaturel, sans effet de manche, mais avec poésie. Il interroge les frontières de la raison, de la folie, les limites aussi de chacune d'entre elles, le rapport à la norme, et le personnage le plus ordinaire peut prendre des allures troubles. Au premier rang des personnages border line, Dapper, le père du petit Théo, mais aussi Hélène, et bien sûr Théo. J'ai trouvé remarquable la façon dont Gilles Sebhan commence par construire un personnage assez typique des romans noirs, pour en faire peu à peu autre chose. 

Ces romans constituent un hybride intéressant, entre roman noir et thriller, une sorte de thriller noir en quelque sorte. Vous savez que je ne suis pas fan de thriller, donc il y a des petites choses qui, sans gâcher mon plaisir, m'ont un peu chiffonnée. Par exemple le personnage introduit dans le tome 3, parce que je trouve que c'est "a bit too much", qu'on était déjà au complet côté esprits dérangés, ou bien la révélation de la fin du tome 2, bof, même si j'en conçois l'intérêt narratif. Bref, les motifs empruntés au thriller, quoi. Mais tout ça est tempéré par la tonalité noire, et également par l'écriture. 

Car Gilles Sebhan écrit superbement, dans un style à la fois efficace et poétique, avec des phrases ciselées, une justesse dans les évocations. Tout cela transfigure les situations évoquées et construit un univers d'auteur très singulier. Les titres seuls vous en donnent une idée : ne sont-ils pas magnifiques? 
J'imagine que Gilles Sebhan n'en a pas fini avec Dapper, en tout cas le volume 3 laisse des portes ouvertes. Je le suivrai sans hésiter. 

Gilles Sebhan: Cirque mort, Le Rouergue, 2018 ; La folie Tristan, 2019 ; Feu le royaume, 2020. 


dimanche 10 mai 2020

Cendres de Johanna Marines


Présentation éditeur
Londres, East-End, 1888, ère industrielle. 
C'est dans ce quartier malfamé que vivent Nathaniel et sa sœur de rue, Luna. Lui, sillonne les rues à la tombée de La nuit. Elle, est une voleuse hors pair. Mais un soir, lors d'une énième tournée, le jeune homme fait une macabre découverte. 
Des rues sombres de la capitale en passant par un manoir victorien luxueux ... De soirées mondaines où le diamant est roi aux tavernes miteuses où l'opium circule dans les veines ...

Ce que j'en pense
J'avais acheté il y a quelques temps déjà Cendres, parce que comme vous le savez, j'aime bien le steampunk. Je suis cependant méfiante envers les éditions SNAG, donc je ne m'étais pas lancée. Il aurait été bien dommage que je passe à côté de ce roman pour cette raison, car j'ai passé un excellent moment. 
D'abord, étant donné que j'étais un peu en mal de lecture (petite panne), ce roman m'a offert une lecture rapide : c'est rythmé en diable, avec des chapitres courts, le récit est très fluide et c'est très agréable. J'ai été très vite accrochée, et j'ai dévoré le bouquin. Le récit ménage de jolis rebondissements, j'ai été surprise, captivée, j'en redemande! Ensuite, le roman brasse des thématiques et des motifs de la littérature populaire de manière convaincante,
et je ne peux en dire plus sans vous gâcher le plaisir : sachez seulement qu'il y a des orphelins, grand motif de la littérature anglaise de la fin du XIXè siècle, et que Johanna Marines manie bien les codes.
Côté steampunk, il y a des créations mécaniques, et l'autrice fait un pas de côté intéressant : la vapeur est remplacée par les cendres (dont ce n'est pas le seul rôle dans l'histoire, mais chut!). Dans cette Londres industrielle, c'est bien vu. J'ai aimé la façon d'évoquer Londres : d'un côté, Johanna Marines l'évoque sans l'idéaliser la cité victorienne, insistant sur la misère, sur les conditions de vie déplorables des hommes et des femmes du peuple ; de l'autre, bien entendu, elle reprend dans Cendres une vision désormais fréquente de cette ville industrielle dans la littérature, une ville en proie au crime, labyrinthique et dangereuse, idéale donc d'un point de vue romanesque. C'est la ville de Jack l'éventreur (dont les crimes impriment leur marque à l'histoire), propice à toutes les visions romanesques, irriguée par un brin de réalisme social, et c'est très réussi. 
Et puis j'ai aimé la noirceur de ce récit. Là où certains auraient cédé à la facilité et sauvé tout le monde (ah que c'est frustrant, je ne peux être précise sans dévoiler l'intrigue), Johanna Marines fait le choix de l'ombre, du tragique, autant que possible, et j'ai adoré ça. 
Pas de bémol? Si, mais il tient autant au travail éditorial qu'à la romancière elle-même. L'écriture est un peu jeune (normal) et il y a des petits détails qui déraillent dans la façon de s'exprimer des personnages, avec des expressions anachroniques, très XXIè siècle : untel est "craquant" par exemple. J'entends bien que Johanna Marines ne veuille pas que les personnages s'expriment comme à l'époque victorienne (on ne comprendrait rien d'ailleurs), mais il y a quelques tournures qui sont inutiles et qui choquent vraiment dans la tonalité du roman. 
Enfin, je salue le travail graphique d'Aurélien Police sur la couverture : dans les littérature SFFF, sa patte s'est imposée et je trouve son boulot remarquable. 

Johanna Marines, Cendres, SNAG, 2019.

vendredi 8 mai 2020

Fin de siècle de Sébastien Gendron


Présentation éditeur
2024, Bassin méditerranéen : depuis une dizaine d'années, les ultra-riches se sont concentrés là, le seul endroit où ne sévissent pas les mégalodons, ces requins géants revenus, de façon inexplicable, du fond des âges et des océans. À Gibraltar et à Port Saïd, on a construit deux herses immenses. Depuis, le bassin est clos, sans danger. Alors que le reste du monde tente de survivre, ici, c'est luxe, calme et volupté pour une grosse poignée de privilégiés. Mais voilà! l'entreprise publique qui gérait les herses vient d'être vendue à un fonds de pension canadien. L'entretien laisse à désirer, la grille de Gibraltar vient de céder, le carnage se profile...

Ce que j'en pense
J'avais adoré Révolution (désormais disponible en poche) et j'ai passé un excellent moment avec Fin de siècle. Sébastien Gendron nous offre un joyeux délire (?) jubilatoire de bout en bout, un livre inclassable et c'est tant mieux. J'ai souri, ri, mais n'allez pas croire que c'est une pantalonnade : sous ses dehors de joyeux et méchant n'importe quoi, le roman fait souvent mouche. La Méditerranée, enclave pour riches, est une sorte de forteresse marine protégeant les nantis de la terre des mégalodons surgis des profondeurs avec une taille anormale qui leur permet de bouffer et de broyer à peu près n'importe quoi. C'est aussi, du même coup, une sorte de pédiluve géant qui contient toute la crasse humaine. Alors évidemment, on a envie en lisant Fin de siècle que pète un peu plus ce monde déjà post-apocalyptique, et une fois n'est pas coutume, on a l'espoir mauvais que les personnages ne s'en tirent pas. Et alerte spoiler, ils ne s'en tirent pas. Sébastien Gendron pointe nos petits travers et nos grandes saloperies, avec humour toujours. La scène avec Jean-Claude m'a fait hurler de rire, et le petit bruit pathétique de la chute du milliardaire qui se pique d'expériences scientifiques en forme de records sans intérêt est le point d'orgue du roman. Le roman est bourré de références, je pense en avoir raté la plupart, ignare que je suis. Et il y a même un post-générique, en quelque sorte, faites attention. 

Sébastien Gendron, Fin de siècle, Gallimard Série noire, 2020. 

mardi 5 mai 2020

Chevrolet Impala de Michèle Astrud


Présentation éditeur
Une jeune étudiante américaine est entraînée dans le sillage d'un riche acteur français, membre de la French Connection. Lorsque leur association de malfaiteurs entre la France et les États-Unis est démantelée, elle échappe aux poursuites et reconstruit sa vie. Elle devient agent d'artistes. C'est alors que son ancien mentor la retrouve et demande à la voir.

Ce que j'en pense
J'avais acheté ce livre sur la foi de sa couverture, que je trouve très réussie. J'ai passé un très bon moment avec ce roman qui se déroule en plusieurs lieux et à plusieurs époques, et qui propose une intrigue étrange à souhait, plutôt originale. Si vous voulez trois mille rebondissements à la page, passez votre chemin, Chevrolet Impala cultive un rythme plus lent, même s'il se passe tout de même beaucoup de choses. L'étrangeté est partout : dans la relation de Michèle à Adriano, à son jeune amant et client toxico, dans la manière qu'ont les hommes d'Adriano de la suivre, dans son périple aux Chutes du Niagara et dans sa rencontre avec Sarah, dans sa curieuse agence d'artistes... et c'est bien ce qui fait le charme du roman. Une inquiétante étrangeté, douce aussi, très agréable. J'ai beaucoup aimé cette lecture, je me suis laissée charmer et porter, et j'ai beaucoup aimé la fin.
J'ai en revanche un bémol, côté prise en charge éditoriale. Michèle Astrud utilise à de nombreuses reprises des imparfaits là où il faudrait des passés simples, ou des conditionnels là où il faudrait des futurs (ou inversement), à une autre page il manque un mot... Désolée de faire ma crispée de la langue, mais cela m'a vraiment dérangée, et j'attends mieux d'une belle maison d'édition comme Aux Forges du Vulcain. Pas de quoi gâcher ma lecture, mais comme une petite démangeaison au fil des pages. 

Michèle Astrud, Chevrolet Impala, Aux Forges de Vulcain, 2019.

dimanche 3 mai 2020

Du Rififi à Wall Street de Vlad Eisinger


Présentation éditeur
Du rififi à Wall Street démarre comme un hommage au roman noir américain et au roman-feuilleton rocambolesque, pour déboucher sur une interrogation plus vaste des pouvoirs de la littérature. C’est une poupée russe : un roman dans un roman. C'est enfin un livre sur les moyens de dire le réel. Eisinger pense, comme Truman Capote avant lui, qu'on peut prendre des libertés avec la réalité pour mieux la dire.

Ce que j'en pense
Figurez-vous que je n'avais jamais lu Antoine Bello, et pourtant à la maison, Monsieur le lit depuis Les Falsificateurs. Tout ça pour dire que s'il n'y avait pas eu cette parution en Série Noire, ça aurait pu durer longtemps. 
D'abord le plaisir de l'objet : retirez le bandeau, et vous verrez apparaître la maquette des origines, en quelque sorte, avec ce bonheur du faux roman amerloque à la John Amila ou Terry Stewart, en forme de mention traduit de l'américain par Antoine Bello... 
Ensuite la délectation de la lecture : Antoine Bello nous offre un récit palpitant, drôle, avec des mises en abyme, des références (explicitées), et réussit à n'être jamais pédant, à ne jamais cultiver un entre-soi élitiste ("tu l'as vue la référence? non? ben tant pis pour toi"), et à égratigner tout le monde au passage. Il manie les codes avec brio, nous offrant une Série noire tout ce qu'il y a de plus typique, en rendant un vibrant hommage à la littérature de genre, qui semble procurer autant de plaisir à l'écrivain (à sa grande surprise) qu'au lecteur. 
Et puis que voulez-vous? Quand on rend hommage à Manchette (dont j'ai une furieuse envie de relire Le petit bleu de la côte ouest), mon petit coeur fond... Et l'hommage à Ponson du Terrail est hilarant!
J'ai ri, j'ai souri, j'ai tourné les pages avec fébrilité, j'ai refermé le roman en ayant oublié la saloperie de virus (nous étions au jour 12 du confinement), admirative devant la maîtrise, de la première à la dernière page, de l'auteur, qui tire parti de toutes les ficelles, sans affectation, sans cul-de-sac. 
Et c'est ainsi que la littérature de genre est grande. 

Vlad Eisinger, Du rififi à Wall Street, Gallimard Série Noire, 2020. 



samedi 2 mai 2020

Richesse oblige d'Hannelore Cayre



Présentation éditeur
Dans les petites communautés, il y en a toujours un par génération qui se fait remarquer par son goût pour le chaos. Pendant des années l’engeance historique de l’île où je suis née, celle que l’on montrait du doigt lorsqu’un truc prenait feu ou disparaissait, ça a été moi, Blanche de Rigny. C’est à mon grand-père que je dois un nom de famille aussi singulier, alors que les gens de chez moi, en allant toujours au plus près pour se marier, s’appellent quasiment tous pareil. Ça aurait dû m’interpeller, mais ça ne l’a pas fait, peut-être parce que notre famille paraissait aussi endémique que notre bruyère ou nos petits moutons noirs… Ça aurait dû pourtant…
Au XIXe siècle, les riches créaient des fortunes et achetaient même des pauvres afin de remplacer leurs fils pour qu’ils ne se fassent pas tuer à la guerre. Aujourd’hui, ils ont des petits-enfants encore plus riches, et, parfois, des descendants inconnus toujours aussi pauvres, mais qui pourraient légitimement hériter ! La famille de Blanche a poussé tel un petit rameau discret au pied d’un arbre généalogique particulièrement laid et invasif qui s’est nourri pendant un siècle et demi de mensonges, d’exploitation et de combines. Qu’arriverait-il si elle en élaguait toutes les branches pourries ?

Ce que j'en pense
C'est avec appétit que j'ai commencé ce roman, et je le dis tout de suite : la lecture m'a moins emballée que La Daronne, qui était mon premier roman d'Hannelore Cayre, il y avait la surprise. N'empêche, j'ai moins ri avec Richesse oblige, peut-être aussi parce que la romancière est partie ici d'une colère qui la rendait moins légère. N'allez pas croire que je n'ai pas aimé ce roman, si si si, mais il m'a fallu un peu de temps pour me faire à son ton. Hannelore Cayre n'a cependant rien perdu de son mordant, et Richesse oblige est teigneux à souhait, vif dans les portraits et les situations, acéré dans le constat social et politique. J'ai aimé l'alternance entre les deux époques, c'est bien mené, c'est rapide, rythmé, et j'ai apprécié que l'autrice m'apprenne des choses sur le conflit de 1870, dans les petits détails. Il y a par ailleurs de savoureux portraits de Bretons, des insulaires plus précisément, à qui on ne la fait pas. Mine de rien, Hannelore Cayre nous emmène à une époque qu'on ne peut qualifier de "racines du mal" capitaliste (ça a commencé avant), mais qui est sans doute une période de cristallisation, avec un renforcement des logiques de classe, un triomphe des valeurs bourgeoises et capitalistes, dans un monde où tout peut se monnayer.
J'aurais sans doute aimé que le roman soit un peu plus long, qu'il développe un peu plus la petite tribu de Blanche, et la fin m'a semblé un peu abrupte. Mais le fait est : le roman est ainsi plus brutal, plus sec, et je comprends ce choix. Quoi qu'il en soit, si vous avez aimé La Daronne, vous aimerez Richesse oblige, roman noir féroce et teigneux.


Hannelore Cayre, Richesse oblige, Métailié, 2020.