jeudi 20 février 2020

L'horizon qui nous manque de Pascal Dessaint



Présentation éditeur
Entre Gravelines et Calais, dans un espace resté sauvage en dépit de la présence industrielle, trois personnages sont réunis par les circonstances : Anatole, le retraité qui rêve d’une chasse mythique, Lucille, l’institutrice qui s’est dévouée pour les migrants de la jungle et se retrouve désabusée depuis le démantèlement, et Loïk, être imprévisible mais déterminé, qui n’a pas toujours été du bon côté de la loi, peut-être parce que dans son ascenseur social, il n’y avait qu’un bouton pour le sous-sol. Laissés pour compte ? Pas tout à fait. En marge ? C’est sûr. En tout cas, trop cabossés pour éviter le drame.


Ce que j'en pense
Pascal Dessaint est l'un des auteurs français contemporains auxquels je suis le plus fidèle, et je m'étais précipitée sur ce roman dès sa sortie. On se demande bien pourquoi, puisque je viens juste de le lire, plusieurs mois après. Mais il était là, en bonne place, et j'ai une fois de plus été touchée au coeur. Pourtant, son ton est assez différent de ce que Pascal Dessaint a écrit jusqu'ici. N'allez pas croire qu'il y a une rupture complète, certainement pas. D'abord on retrouve des thématiques chères à l'auteur : la nature et les menaces qui pèsent sur elle, les transformations du littoral (nous sommes dans le Nord si cher au romancier), les laissés-pour-compte de la société ultra-libérale, la disparition de la classe ouvrière. Surtout, Pascal Dessaint utilise comme il sait si bien le faire le roman noir en le poussant à ses limites. A mes yeux, il est l'un de ceux qui, depuis les années 1990, estompent avec habileté les traits du noir, sans pour autant faire autre chose. Romancier du social, des oubliés, Pascal Dessaint reste désespéré, et la tragédie est toujours au bout du chemin (les dernières lignes, nom de zeus).
Pourtant, il y a dans ce roman quelque chose de presque lumineux. Il y a cet improbable trio de personnages, Loïk, Anatole et Lucille, tous trois en retrait volontaire du fracas du monde, esquintés et sans illusion. Ils forment une famille, les deux oncles et la nièce d'élection, et il y a quelque chose de réconfortant, oui, j'ai bien dit réconfortant, dans la vie "presque" (dirait Loïk) paisible qu'ils se sont aménagée dans leurs mobil-home et baraque à frite. L'extérieur, parfois menaçant, peut surgir, bien sûr, mais il y a là comme une enclave, un lieu de protection. Car s'il y a des colères, des incompréhensions, des peurs même, il y a aussi beaucoup de tendresse, et des moments de grâce arrachés au quotidien si difficile. Des personnages plus périphériques (mais essentiels à l'intrigue) sont aussi l'occasion de chapitres qui prennent aux tripes : les salicornes au goût de madeleine de Proust pour un flic lettré et humain, le quotidien morne du touchant et si tragique Jules, qui se sent traître à sa classe et qui voulait un ami... Plus encore, il y a dans L'horizon qui nous manque des moments de légèreté et de l'humour. J'ai ri, oui j'ai ri en lisant certaines scènes et certains dialogues : une incinération explosive, un moment de complicité avec crevettes grises et colère noire, entre autres.
Pascal Dessaint n'essaie pas de surfer sur les modes : ni rural noir, ni roman sur les migrants (on sait que Lucille a travaillé dans la jungle de Calais et en a fait un burn-out, mais pas plus), L'horizon qui nous manque ajoute une pierre à une oeuvre riche et qui continue de surprendre.



Pascal Dessaint, L'horizon qui nous manque, Rivages Noir, 2019.

lundi 17 février 2020

1994 d'Adlène Meddi



Présentation éditeur
1994 : c'est l'année où tout bascule pour quatre jeunes lycéens algérois d'El-Harrach. Le pays est à feu et à sang lorsque ces adolescents décident de former, avec leurs propres moyens, un groupe clandestin de lutte antiterroriste. Dans ce roman dense et puissant, à travers des personnages aussi emblématiques que complexes, Adlène Meddi raconte les guerres qui ont marqué le pays et qui imprègnent encore si intensément le présent des Algériens.


Ce que j'en pense.
En ce moment, je m'efforce de lire des romans qui n'ont que trop attendu leur tour, et de même que j'ai lu récemment Ce que nous avons abandonnés de Stuart Neville, j'ai lu ce week-end 1994 d'Adlène Meddi, lui aussi paru chez Rivages en 2018. Ce n'est pas un coup de coeur mais j'ai tout de même énormément aimé ce roman. Il y a bien sûr l'évocation d'une période terrible pour les Algériens, les années 1990, ici évoquées à travers une année de rupture pour les personnages d'Amin et de Sidali. J'étais un peu plus âgée qu'eux mais je suis tout de même de leur génération et j'ai le clair souvenir des horreurs évoquées quasi-quotidiennement dans les médias, des analyses qui renvoyaient les racines du mal aux lendemains de l'indépendance de l'Algérie, aux dérives du pouvoir en place. Dominait pour moi l'horreur des tueries, des attentats. Adlène Meddi en rend compte avec précision, avec émotion mais sans pathos, et surtout sans manichéisme. Il livre des éléments de compréhension, et pour moi 1994 a été une lecture éclairante. Le roman est parfaitement construit. Je sais que certains lecteurs ont eu du mal à adhérer au récit, à être captivé. Pour moi l'impression est différente mais je comprends : la mise en place peut sembler longue, mais elle est nécessaire et je trouve qu'il y a une accélération vers la moitié du roman, à partir du passage qui évoque la guerre d'Algérie, les combats pour l'indépendance. Trois niveaux temporels sont juxtaposés dans une construction très rigoureuse et efficace : le passé avec la guerre d'Algérie, l'année 1994, et des années plus tard, au moment où il faut solder les comptes, à la mort de la figure tutélaire et ogresque du Père. Au-delà de l'évocation d'une société ravagée par des luttes politiques et un pouvoir d'ordre militaire, au-delà du roman noir critique, il y a dans 1994 le portrait d'une génération, et peut-être aussi d'une classe sociale, en tout cas du peuple d'Alger, ou plutôt du peuple d'El-Harrach, ce quartier à la périphérie d'Alger, nid de révolte depuis des décennies. Ces jeunes gens, à peine sortis de l'adolescence, ont des aspirations de leur âge, boire, fumer, flirter ou plus, mais ils sont une génération perdue, fracassée par les massacres et la violence: on peut mourir en bas de soi, juste en allant retrouver des copains, on peut être fauché par des balles à la sortie du lycée. Et puis il y a l'héritage des pères, ces pères qui ont combattu pour l'indépendance de leur pays, et il faut se montrer digne de cet héritage, pensent-ils. C'est fort et déchirant, de voir ces jeunes gens chercher un sens à cette folie, par leur action, de les voir chercher une dignité quand leurs pères ont souvent été humiliés.

Je ne sais si 1994 a rencontré en France beaucoup de lecteurs : si ce n'est pas le cas, c'est injuste, car c'est un très beau roman noir, auquel je repenserai souvent, je pense.


Adlène Meddi, 1994, Rivages Noir, 2018. Précédemment publié en Algérie aux éditions Barzakh en 2017.

dimanche 9 février 2020

Les mains vides de Valerio Varesi

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Présentation éditeur 
Dans la chaleur humide et gluante du mois d’août à Parme, Francesco Galluzzo, un marchand du centre, a été battu à mort. Le commissaire Soneri, chargé de l’enquête, écarte rapidement le motif du vol pour se concentrer sur un usurier, Gerlanda, qui tire toutes sortes de ficelles dans l’ombre depuis des années. 
La vérité a mille visages, et Soneri, malgré sa répugnance pour les méthodes de l’usurier, comprend bien vite que Gerlanda et consorts ne sont que les vestiges d’un monde qui disparaît. Une nouvelle pieuvre déguisée en sociétés irréprochables a décidé de dévorer sa chère ville de Parme, et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Pas même l’acharnement désespéré du commissaire...


Ce que j'en pense
Vous le savez, j'ai tardé à me mettre à la lecture de la série de Valerio Varesi, et je gardais précieusement Les mains vides pour un moment privilégié. Et puis comme un nouveau volume de l'auteur est annoncé, il devenait possible pour moi de lire ce roman sans ressentir après un manque trop violent et la sensation de devoir attendre des siècles* pour retrouver un de mes auteurs favoris. C'est donc alors qu'il tombait des trombes d'eau par chez moi que je me suis aventurée dans la canicule de Parme, avec un grand bonheur. Soneri enquête sur la mort d'un dénommé Francesco Galluzzo, marchand de Parme, et plus ses investigations se précisent, moins il y voit clair. Les hypothèses se succèdent, et peu à peu on plonge dans l'essence même du noir, de sa portée critique, car la vraie victime, au-delà de Galluzzo, c'est la ville, c'est un monde ancien dévoré par des criminels en col blanc. Parme la rebelle, Parme la politique meurt sous les coups de boutoir d'une époque anesthésiée par la volonté de profit et de jouissance immédiate, par les puissances capitalistes, par l'indifférence. Même un sale type comme Gerlanda touche par sa lucidité désenchantée, mais faut-il s'en étonner? La force de Valerio Varesi est de brosser des portraits tout en subtilité, loin de tout manichéisme. L'accordéoniste Gondo est bouleversant, symbole de cette Parme qui meurt. 
Soneri déambule dans une Parme écrasée de chaleur, et nous étouffons avec lui, en sortant KO de cette lecture : Varesi se fait toujours plus sombre, plus désenchanté, et c'est magnifique.




* en impatience de lecteur, des siècles = des mois

Valerio Varesi, Les mains vides (A mani vuote), Agullo, 2019. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.