samedi 25 juillet 2020

Elmet de Fiona Mozley


Présentation éditeur
John Smythe est venu s’installer avec ses enfants, Cathy et Daniel, dans la région d’origine de leur mère, le Yorkshire rural. Ils y mènent une vie ascétique mais profondément ancrée dans la matérialité poétique de la nature, dans une petite maison construite de leurs mains entre la lisière de la forêt et les rails du train Londres-Édimbourg. Dans les paysages tour à tour désolés et enchanteurs du Yorkshire, terre gothique par excellence des sœurs Brontë et des poèmes de Ted Hughes, ils vivent en marge des lois en chassant pour se nourrir et en recevant les leçons d’une voisine pour toute éducation.
Menacé d’expulsion par Mr Price, un gros propriétaire terrien de la région qui essaye de le faire chanter pour qu’il passe à son service, John organise une résistance populaire. Il fédère peu à peu autour de lui les travailleurs journaliers et peu qualifiés qui sont au service de Price et de ses pairs. L’assassinat du fils de Mr Price déclenche alors un crescendo de violence ; les soupçons se portent immédiatement sur John qui en subit les conséquences sous les yeux de ses propres enfants…


Ce que j'en pense
J'avais acheté ce roman à sa sortie ou presque, mais il patientait depuis lors. Ayant eu une semaine difficile, j'ai d'abord eu besoin d'en passer par des lectures plus "légères" (un roman de fantasy / un roman ado, deux plaisirs presque coupables) avant de revenir à quelque chose de plus consistant. Mes lectures légères ont eu le mérite de casser ma panne de lecture, et Elmet est tombé à pic. 
Je suppose que certains pourraient catégoriser Elmet comme "rural noir", mais on s'en fiche : c'est un grand roman, et basta cosi. 
Danny et Cathy vivent avec leur père John, une force de la nature et un marginal, un de ces exclus de la société post-thatchérienne, mais qui somme toute, s'en accommode très bien pourvu qu'on lui fiche la paix. Après la disparition des radars d'une mère en perdition et de la mort d'une grand-mère protectrice, le père embarque ses deux mouflets et leur construit une maison au fond d'un bois, sur une terre qui a jadis appartenu à la mère mais qui est aujourd'hui la propriété de Price, une de ces ordures de profiteurs de crise dans un pays néo-libéral en diable. La première chose que j'ai envie de souligner est la beauté de ces trois personnages : pas d'angélisme, le père a une violence en lui, c'est certain, qu'il utilise lors de combats clandestins et qu'il a souvent mise au service de Price pour des desseins peu reluisants. Mais il a quelque chose de solaire, et il n'est pas dénué de valeurs. Et le lecteur ne veut qu'une chose : qu'il puisse mener la vie dont il a envie, une vie à l'écart, en autarcie ou presque, une vie en harmonie avec la nature, frugale et rude, lente aussi. Fiona Mozley est très habile pour nous faire aimer ces personnages, car quand on y songe, je devrais tiquer face à ce père qui déscolarise ses enfants, qui leur offre une existence dure et précaire, sans réel avenir dans nos sociétés telles qu'elles vont. Mais il y a tant d'amour, tant de respect, que je ne peux qu'adhérer. La fête de Noël entre ces trois-là est un moment magnifique (et je DETESTE Noël), sorte de moment d'harmonie qu'on sait menacée, mais sans mièvrerie, hein. Avoir choisi de mener le récit du point de vue de Danny est formidable : c'est le point de vue d'un presque enfant, et il peut énoncer des choses qui secouent avec sa naïveté. Pourquoi la terre appartient-elle à quelqu'un qui peut vous empêcher d'en disposer alors même que vous voulez simplement y vivre? Les règles et les lois des hommes sont-elles iniques? Cathy est un magnifique personnage, que je n'oublierai pas de sitôt, plus tout à fait une enfant, pas encore une jeune femme, une sorte de Diane chasseresse prise au piège de sa condition de femme, dans le regard et l'esprit des hommes, constamment sous-évaluée par ces crétins virilistes. Tous les trois ne peuvent vivre dans leur Eden sans rendre de comptes, le monde des hommes est ainsi fait.
Car Elmet est aussi, à mes yeux, un somptueux roman noir, qui porte un regard social et politique acéré. Il met en question notre rapport à la nature, à la société, à la sauvagerie, à l'exploitation de la faune et de la flore, à notre domination stupide sur le monde animal. John et ses enfants chassent, pour se nourrir, mais ils respectent leurs proies. Mais surtout, Elmet évoque cette Angleterre post-Thatcher, livrée aux profiteurs de crise, qui ont racheté les logements sociaux pour faire toujours plus d'argent. C'est un monde d'exploitation de la terre par l'homme, de la femme par l'homme et de l'homme par l'homme : abandon des services sociaux, hausse des loyers, mise en concurrence de la main d'oeuvre peu/pas qualifiée, exploitation éhontée des plus faibles. John se retire de ce monde parce qu'il veut disposer de son corps, qui est son seul capital. C'est tout l'enjeu de sa lutte. Et Cathy connaît les mêmes problèmes, mais avec la "tare" sociale d'être une femme, ce dont elle s'explique auprès de son frère dans un superbe passage féministe en diable, et d'une grande puissance. Cathy la sauvageonne, avec son arc, sera une superbe figure sacrificielle (à moins que...). C'est nue qu'elle donnera toute sa mesure, reprenant possession, à son tour, de son corps. 
Enfin, je dois évoquer la force de l'écriture et l'intelligence de la construction. Dès le début, par ces chapitres en italiques qui montrent Danny à la recherche de sa soeur, nous savons que leur Elmet a été dévasté, qu'il n'est plus de bonheur possible à trois, que la violence du monde les a rattrapés. Mais le récit n'en reste pas moins captivant. Et l'écriture de Fiona Mozley est saisissante de beauté (bravo à la traductrice Laëtitia Devaux), elle capte à la fois le plus subtil dans les personnages et le plus beau dans la nature qui les environne, dans ce bois rude et poétique, dans cette bulle si fragile. Là encore, le mot qui me vient pour qualifier son écriture est "solaire". 
J'ai refermé le roman bouleversée, secouée, car le final, l'affrontement final, que l'on redoute et que l'on attend, est remarquable de violence et de beauté, de force et de poésie (oui oui). Cela dépasse tout ce que l'on pouvait attendre. Il n'est plus d'Elmet possible dans cette Angleterre-là, et c'est à pleurer. 

Fiona Mozley, Elmet (Elmet), Joëlle Losfeld, 2020. Traduit de l'anglais par Laëtitia Devaux. 

vendredi 17 juillet 2020

Nous errons dans la nuit dévorées par le feu de Jules Grant



Présentation éditeur
Manchester, début des années 2000. Donna et Carla, filles du sud de la ville, amies depuis l’enfance, dirigent un gang composé exclusivement de femmes. Elles sont parvenues à s’établir malgré les hommes et à se faire une place et un nom dans les coins les plus mal famés. Contrairement aux hommes, Carla, Donna et leurs acolytes restent à l’écart des guerres de clans, font profil bas et prospèrent tranquillement du commerce de drogue vendue dans les toilettes des clubs de la ville dans des atomiseurs à parfum. Mais un jour, Carla est abattue pour avoir séduit la femme d’un membre d’un gang rival. Donna doit alors protéger Aurora, la fille de Carla, dix ans et une langue bien pendue, et ourdir une vengeance contre l’assassin.

Ce que j'en pense
Inculte a décidé de créer sa collection de romans noirs et si l'on entend parler de Sirènes de Laura Pugno (que je vais lire, c'est certain), je trouve que l'on ne voit guère de recensions de ce roman de Jules Grant, qui mérite pourtant d'être découvert. D'abord ce titre, nom de zeus, est d'une beauté incroyable. Et puis c'est un roman noir extraordinaire, tout simplement. On peut lire Nous errons dans la nuit dévorées par le feu comme un roman avec tous les codes du genre : bandes, criminalité, trafic, enlèvements, le tout dans un univers très sombre, dans le Manchester des années 2000, qui n'est pas précisément un parcours de santé. Voilà un roman qu'on ne trouvera pas à l'office du tourisme local, c'est certain. Grise, dure, violente, Manchester est une ville propice aux ambiances noires, pour le meilleur de la littérature. C'est une ville de désespoir, on l'avait vu avec Joy Division ou plus récemment avec Wu Lyf. Via Donna, Jules Grant égratigne la Ville et ses édiles, et il y a des passages bien savoureux sur Manchester "capitale culturelle".

Et puis il y a les personnages, ces filles qui forment une bande criminelle, qui ont en commun leur sexualité et qui n'ont pas peur des hommes, même les plus violents. Le côté girl power du roman est réjouissant de bout en bout, sans que Jules Grant cède à la mode discutable de la nana bad ass qui, je vous l'avoue, me fatigue un tantinet parfois. Ce sont des personnages très forts, jamais idéalisés, et il y a de la castagne, pas toujours propre. Mais il faut dire qu'en face, les mecs sont tellement consternants qu'on ne peut que prendre plaisir à les voir échouer. Donna, Carla et sa fille Aurora sont les trois piliers du récit, et c'est un régal. Ce sont des dures à cuire.

La réussite du roman tient aussi, à mon sens, au mélange des registres. Si 
Nous errons dans la nuit dévorées par le feu  est globalement un roman noir très sombre, comme il se doit, il y a néanmoins beaucoup d'humour, avec des situations navrantes et drôles, des dialogues percutants, et ça participe évidemment à l'immense plaisir de lecture. Ces filles-là, mon vieux, elles sont terribles, et elles s'amusent comme des folles, tout en côtoyant la tragédie. Il y a des bagarres, des poursuites, des joutes verbales. On ne s'ennuie pas une minute et on sort de là en ayant le sentiment d'avoir fait de belles rencontres: avec Donna et les autres, avec Jules Grant aussi. 

Jules Grant, Nous errons dans la nuit dévorées par le feu (We Go around in the Night and Are Consumed by Fire) Inculte, 2020. Traduit de l'anglais par Maxime Berrée. 

jeudi 16 juillet 2020

Le disparu de Larvik de JØRN LIER HORST


Présentation éditeur
À Larvik, l’été est là. Six mois se sont écoulés depuis la disparition de Jens Hummel et son taxi sans qu’aucun indice n’ait permis de faire avancer l’enquête de Wisting. Sa fille, Line, est revenue s’installer dans cette jolie ville côtière, à deux pas de chez lui, et elle profite de son congé maternité pour retaper la maison qu’elle vient d’acheter.
Coup sur coup, deux événements surviennent qui offrent à Wisting une nouvelle piste à suivre. Mais les fils que son équipe et lui tirent viennent fragiliser une autre affaire dont le procès doit commencer sous peu. Affrontant les réticences de sa hiérarchie, et malgré l’imminence de l’accouchement de Line, Wisting suit jusqu’au bout son instinct de flic.


Ce que j'en pense
Moi ce que j'aime avec JØRN LIER HORST, c'est que je sais que je vais avoir du solide, du bien mené, de la belle ouvrage. C'est aussi du classique, donc si vous voulez être chamboulé, passez votre chemin. 
Il y a d'abord le plaisir de retrouver le personnage de Wisting, qui s'apprête à devenir grand-père, et dont j'aime l'air bonhomme, la tranquillité, la rectitude. Il a ce côté instinctif et obstiné, il n'est pas spectaculaire, il fait juste son travail, et bien. 
Ensuite on retrouve une intrigue solide, suffisamment tordue pour tenir jusqu'au bout, sans invraisemblance. La construction est impeccable, on avance sans tambour ni trompettes, et mine de rien, l'auteur, via son personnage, pointe les insuffisances d'une instruction bâclée. Oh ce n'est pas du grand polar social, non, mais c'est tout de même un roman qui s'efforce de ne pas idéaliser cette société et cette petite ville, qui comporte son lot de criminels, de pourris et de pauvres types. 
Je trouve que comme pour Noyade, c'est malin de la part de la Série noire de sortir ce titre pour l'été : c'est une lecture prenante, divertissante et parfaite pour passer un bon moment. 

JØRN LIER HORST, Le disparu de Larvik (Blindgang), Gallimard Série Noire, 2020. Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier. 

dimanche 5 juillet 2020

New Iberia Blues de James Lee Burke


Présentation éditeur
La mort choquante d'une jeune femme retrouvée nue et crucifiée amène Dave Robicheaux dans les coulisses d'Hollywood, au coeur des forêts louisianaises et dans les repaires de la Mafia. Elle avait disparu à proximité de la propriété du réalisateur Desmond Cormier, que Dave avait connu gamin dans les rues de La Nouvelle Orléans, quand il rêvait de cinéma... 

Ce que j'en pense
N'en doutez pas, je suis une grande fan de Robicheaux, que j'ai découvert au début des années 2000 avec Dans la brume électrique avec les morts confédérés (relu depuis plusieurs fois). Mais je dois vous dire que certaines choses m'ont gênée dans ce nouvel opus. En fait, une chose principalement : James Lee Burke fait comme si son héros était un quinqua, alors que, vétéran du Viet Nam, il est bien plus âgé ; l'engagement des USA au Viet-Nam a duré de 1965 à 1975, si mes souvenirs sont bons, autrement dit le héros de James Lee Burke doit être dans ses 70 ans au bas mot. Passe encore qu'il exerce encore en tant qu'officier de police (je ne sais pas s'il y a un âge limite pour exercer là-bas), même si je doute qu'après l'existence mouvementée qu'il a eue, il soit encore aussi robuste et résistant à la fatigue. Mais l'histoire avec Bailey, honnêtement... Encore une fois, ce n'est pas une question de vraisemblance (encore que), c'est surtout que tout se passe comme Burke oubliait l'âge de son personnage, comme s'il l'avait figé dans la cinquantaine. Les mêmes remarques valent pour Clete. De manière plus accessoire, j'ai trouvé qu'il y avait quelques longueurs dans ce roman, sans doute soulignées par le sentiment de déjà-vu, avec le milieu du cinéma. Mais il faut dire que je sortais de la lecture coup-de-poing de King County Sheriff et forcément, l'extrême brièveté de l'un soulignait l'ampleur narrative de l'autre. 
Est-ce à dire que New Iberia Blues est une déception? Non, pas exactement, parce que le plaisir de lecture demeure : James Lee Burke parle de son coin de Louisiane avec la même perception tragique que d'habitude, et à cet égard, la déliquescence dans laquelle se trouve ce coin des USA est évoquée avec une force incroyable. C'est un peu le paradis perdu, ou le paradis pourri. Le bayou cède peu à peu aux forces de l'argent, de la corruption, et les laissés-pour-compte sont un peu plus écrasés chaque jour. C'est aussi le plaisir de la sérialité : je retrouve des personnages qui sont de vieilles connaissances, j'ai l'impression de les connaître et de les revoir avec un immense bonheur. Et puis en dépit des impressions de déjà-vu, New Iberia Blues reste bien au-dessus de nombre de polars étatsuniens, et reste percutant aussi bien que passionnant. Peut-être, horrible personne que je suis, aurais-je aimé que James Lee Burke aille un peu plus loin dans la noirceur pour le dénouement, mais il n'est visiblement pas prêt à en finir avec ses personnages, et ce n'est pas moi qui vais le regretter. 

James Lee Burke, New Iberia Blues (The New Iberia Blues), Rivages Noir, 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier. 

samedi 4 juillet 2020

Un bilan pour juin 2020


Le mois de juin est placé sous les auspices du seul polar : roman noir essentiellement, polar pour de rire, forme borderline du noir aussi. 
Le moins "roman noir" fut L'enfer commence avec elle de John O'Hara (éditions de l'Olivier), chroniqué en ces pages. 
Le polar pour de rire fut Derniers mètres jusqu'au cimetière, de Antti Tuimainen, sympathique lecture qui ne m'a cependant pas plus emballée que ça (peut-être n'étais-je pas d'humeur). 

Côté roman noir, que du bon, du très bon, de l'excellent. 
Si vous voulez un roman noir qui exhume un sale moment de l'Histoire, lisez Aux vagabonds l'immensité, de Pierre Hanot, à La Manufacture de Livres. J'en ai pensé la même chose que Jean-Marc Laherrère, allez donc voir sa chronique ici (clic). 
Si vous avez envie de roman noir avec beaucoup d'humanité, du girl power et de la noirceur tout de même, lisez William Boyle et L'amitié est un cadeau à se faire, chez Gallmeister, c'est un bijou. 

J'aurais bien du mal à dégager un roman parmi les suivants, car tous m'ont sidérée par leur beauté, leur force, leur regard sur notre monde : 
Autopsie des ombres de Xavier Boissel, chez Inculte, dont je vous ai parlé : une écriture superbe, une vision tragique. 
Zippo de Valentine Imhof, au Rouergue noir, dérangeant et magnifique. 
Et deux pépites chez Inculte, dont je vais vous reparler dans les jours à venir : King County Sheriff de Mitch Cullin, un uppercut paru il y a quelques années, et un OVNI littéraire ; un des deux titres qui lancent la collection Noir chez Inculte, Nous errons dans la nuit dévorées par le feu, de Jules Grant, qu'il faut absolument découvrir notamment pour en finir avec les conneries machistes (véhiculées aussi par certaines femmes) sur la fragilité féminine et les demoiselles en détresse. 

Le mois de juillet démarre moins fort, mais je vais changer ça. 



vendredi 3 juillet 2020

Noyade de J.P. Smith


Présentation éditeur
Joey, huit ans, passe l'été dans un camp de vacances au milieu des bois. Le moniteur de natation, Alex Mason, s'est juré qu'à la fin du séjour, tous les garçons sauraient nager. Or Joey a peur de l'eau. La veille du départ, Alex l'abandonne sur un radeau au milieu du lac, le mettant au défi de rentrer tout seul à la nage. Joey ne se présente pas au réfectoire ce soir-là. Les recherches s'organisent : il n'est plus sur le radeau. Il est nulle part. On ne le retrouvera jamais... Vingt ans après, Alex est devenu promoteur immobilier à New York. Ses méthodes et sa morgue lui ont attiré de solides inimitiés, mais sa réussite est éclatante. Jusqu'au jour où ça dérape. Du sang dans l'eau de la piscine, des photos compromettantes qui arrivent sur le smartphone de sa femme, un ascenseur bloqué entre deux étages... Les épisodes perturbants se succèdent, transformant en cauchemar le quotidien d'Alex et des siens.
Joey serait-il de retour?

Ce que j'en pense
Je trouve extrêmement malin de publier ce roman juste avant l'été : Noyade est un page-turner efficace, un thriller bien fichu, qui trouvera sa place dans les lectures estivales. Moi en tout cas, j'ai marché, je suis entrée aisément dans cette intrigue, dans laquelle je ne cherchais pas de réalisme, pas de peinture sociale (encore que), mais une histoire à faire (un peu) peur, comme celle qu'écoutent les enfants autour du feu dans leur camp de vacances. Peu m'importait que certaines questions restent en suspens (où est passé Joey? pourquoi une vengeance à ce moment-là?), je préfère cela à des explications ahurissantes. Le seul bémol est que j'avais compris qui avait ressurgi du passé pour tourmenter Alex, qui est par ailleurs un personnage tellement détestable qu'on lui souhaite bien du mal. Mais qu'importe. J'ai aimé cette punition infligée à ce type chez qui rien ne dépasse, archétype de l'arriviste dénué de tout scrupule, qui se croit irrésistible. Marqué par une faute originelle, il est condamné à devenir ouvertement ce qu'il est hypocritement : un assassin, prêt à tout pour préserver son petit monde de privilégié, sa famille en toc. 
Le personnage auquel je me suis le plus attachée est Joey, enfant qui vit mal le désamour du couple parental, qui ne parvient pas à correspondre aux normes déjà virilistes (c'est un tout petit enfant) qu'on impose aux garçons. D'ailleurs, si vous vous apprêtez à envoyer votre progéniture en colonie de vacances, ne lisez pas ce livre. 
Somme toute, Noyade allie certains aspects du Bûcher des vanités à la noirceur d'un conte horrifique et gothique : ce n'est peut-être pas le polar du siècle, mais ce n'est pas ce qu'on attend, alors prenons le roman pour ce qu'il est, un divertissement de grande classe, avec un zeste de vitriol balancé sur la réussite à l'américaine. 

J.P. Smith, Noyade (The Drowning), Gallimard Série Noire, 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc. 

mercredi 1 juillet 2020

Zippo de Valentine Imhof


Présentation éditeur
Lorsqu’ils se sont rencontrés, elle était très jeune. Il lui a fait porter un loup noir, il l’a appelée Eva, il lui a appris à jouer avec le feu. Il était le maître de ses émotions, de sa volonté, de sa souffrance. Il l’a perdue. Où qu’elle soit, où qu’elle se cache, il lui manque, il en est persuadé. Il ne cesse de la chercher, son zippo à la main, qu’elle reconnaîtra entre mille. Ce son unique quand il l’ouvre du pouce avant d’en faire rouler la molette, et le claquement sec du capot sur charnière qui étouffe abruptement la flamme charment sa solitude en ce neuvième anniversaire de leur rencontre. Mais comme elle tarde à ressurgir, il décide de lui laisser des messages. Et affole la police. Parce que ces blondes aux visages brûlés retrouvées mortes sur les bancs de Lincoln Park à Milwaukee, elles soulèvent les cœurs. Les lieutenants Mia Larström et Peter « Casanova » McNamara vont devoir faire la paix pour remonter jusqu’au tueur pyromane. Plus encore, démêler leurs parts de fureur et de nuit, se débattre avec les questions qui roulent dans leurs têtes jusqu’à l’usure, affronter ce qu’aucun lavage de cerveau n’a pu extraire de leurs mémoires.

Ce que j'en pense
Voici encore un livre qui a rejoint mon stock juste avant le confinement, mais que je n'ai pas ouvert tout de suite. J'avais beaucoup aimé Par les rafales, et Zippo m'a également emballée. Je trouve que Valentine Imhof s'affirme comme une des plumes les plus intéressantes du roman noir français, une des plus poétiques aussi. Zippo a quelque chose d'un polar classique : des jeunes femmes blondes sont retrouvées brûlées, et Mia et son partenaire Peter enquêtent sur cette série de meurtres. Nous suivons également l'esprit torturé d'un homme gravement brûlé, défiguré par un accident alors qu'il travaillait avec ses compagnons de boulot : il sculpte dans le métal des statues, sortes de totem à l'effigie de ces morts qui le hantent, tout en brûlant des femmes à travers qui il échoue à retrouver celle qu'il a aimée et qui l'a abandonné, Eva, celle qui avec lui transgressait les limites de la sexualité normée pour sublimer le désir dans des pratiques SM. Je ne peux en dire plus sans dévoiler l'intrigue. Valentine Imhof excelle dans l'évocation de personnages à l'esprit tortueux, à provoquer une empathie pour ces trois êtres pris dans un passé qui les détruit ou qui aurait pu les détruire. Aucun n'est entièrement sympathique, aucun ne provoque le rejet du lecteur. Nous plongeons dans la noirceur de ces âmes, nous les accompagnons dans leur douleur. L'amour est toxique dans ce roman, mais il est aussi l'expérience la plus forte que les personnages puissent faire, jusqu'à la folie et à la destruction, et c'est superbe. Jamais l'autrice n'évoque les pratiques SM avec complaisance ou voyeurisme, elle suggère plus qu'elle ne montre, et c'est parce qu'elle ne cède pas à un pittoresque de mauvais aloi qu'elle parvient, par l'écriture, à restituer leur caractère transgressif. Ce n'est pas la farandole des tordus qui nous semblerait si loin de nous, c'est plutôt une sarabande mortelle et subversive, qui nous touche et nous ébranle. Le final est somptueux, à la hauteur des enjeux du roman : le choix de Peter est un acte d'amour, ultime transgression, en quelque sorte.
Tout cela est exprimé dans une langue rythmée, syncopée comme les morceaux qui scandent le roman (cf. liste à la fin de l'ouvrage), et ce n'est pas la moindre des qualités de Valentine Imhof.
Bref, Zippo est pour moi une confirmation magistrale du talent de Valentine Imhof.


Valentine Imhof, Zippo, Le Rouergue noir, 2019