samedi 28 octobre 2017

Vénus privée de Giorgio Scerbanenco


Présentation (d’après )éditeur
Recruté par le riche Mr Auseri pour surveiller son fils ivrogne et suicidaire, Duca Lamberti, ancien médecin en quête de travail pour gagner sa vie et tenter de retrouver un statut à sa sortie de prison, comprend vite que la boisson est le symptôme d'un mal plus profond. Le jeune homme n'a pas supporté la mort mystérieuse d’une jeune femme, une tragédie qui est en train de le détruire.

Ce que j’en pense
J’ai lu les « Duca Lamberti » de Giorgio Scerbanenco il y a précisément quinze ans, et par la suite, j’ai lu quelques recueils de nouvelles, somptueuses de noirceur. Un ou deux romans aussi, moins sombres et moins convaincants à mes yeux. Je me promettais de revenir aux Duca Lamberti, et j’ai donc relu Vénus privée dans la traduction de Rivages Noir (mais je garde précieusement aussi les 10/18). Il y a toujours un risque à relire un livre lu il y a des années et des années, en tout cas, moi, j’ai toujours une appréhension. Scerbanenco est mon auteur de polar italien préféré, loin devant tous ceux que j'ai lus, très loin. Donc je prends la nouvelle traduction (autre facteur de risque) et en quelques lignes, quelques pages, je suis totalement séduite et retournée, une fois encore. L’atmosphère de ces premières pages, le dialogue entre Duca et Auseri à propos du fils, la manière dont Scerbanenco nous dit ce qu’il faut savoir d’emblée à propos de son personnage, l’atmosphère crépusculaire, lourde de chaleur et de drames… Duca Lamberti est un personnage magnifique, l’un des ces anti-héros de noir auxquels le lecteur attache ses pas avec émotion, sans le repeindre en rose. Duca est un loser, qui a gâché sa vie, il est souvent imprudent (et pas seulement avec lui-même mais avec la vie des autres), mais il est bouleversant. Chaque personnage est ciselé, Carrua, qui ne sait pas parler sans crier, Davide, extraordinaire fils de bonne famille qui se détruit, rongé par la douleur, et Livia, magnifique Livia…
Je vais passer à autre chose, mais j’ai déjà hâte de retrouver Duca Lamberti, Milan et l’envers du décor italien dans les années 1960.


Giorgio Scerbanenco, Vénus privée (Venere privata), Rivages Noir, 2010. Traduit de l’italien par Laurent Lombard. Edition originale : 1966.

mercredi 4 octobre 2017

Minuit à contre-jour de Sébastien Raizer


Présentation éditeur
Le gang paradoxal a explosé. 
De retour du Laos où elle est allée chercher Liwayway, la fillette qu’elle était à l’âge de quatre ans lorsque des miliciens ont abattu ses parents, Silver est immédiatement dirigée par le commissaire Lacroix sur une enquête qui implique un groupe radical rouge-brun et le site Shoot To Kill, listant des personnalités à abattre et élaboré par Antoine Marquez, théoricien du chaos social. 
Wolf, son coéquipier à la Brigade criminelle et alter ego absolu, se trouve plongé dans un coma profond suite à une overdose de neurotoxine hallucinogène, l’arme existentielle de la Vipère dont l’élève, Diane, s’est faite l’archange noire. 
Lacroix est obsédé par l’idée de récupérer la neurotoxine, mais la Vipère et Karen, la fille samouraï, ont poussé le réel nettement plus loin qu’il ne peut l'imaginer. 
Silver va s’engouffrer dans des représentations du monde divergentes et mutuellement exclusives, en attendant le réveil de Wolf qui, perdu dans l’univers parfait du néant, enregistre les mélodies de l’alignement des équinoxes. 
Roman du transréalisme, Minuit à contre-jour frotte comme des silex les confusions avec lesquelles l’Occident se fascine pour son propre crépuscule. Ses héros sont les aventuriers d’une rupture idéologique.

Ce que j’en pense
La trilogie, L’Alignement des équinoxes, est une des lectures les plus marquantes de ces dernières années à mes yeux. Sébastien Raizer déroge à tous les codes (pour le meilleur), déjoue les attentes, ne cède à aucune facilité. Certes, on ne peut s’empêcher de penser à Philip K. Dick et aussi, en ce qui me concerne, à Dantec, pour ce côté prospective fiction ou plutôt speculative fiction. Pas de projection dans le futur, même proche : pour moi (mais je me trompe peut-être), Sébastien Raizer nous parle d’ici et maintenant, ouvre les portes que nous ne voulons peut-être pas ouvrir. Face au chaos (social, politique) une évolution est inéluctable, mais dans Minuit à contre-jour, les réponses ou les perspectives qu’offre cette évolution diffèrent. La grande force de ce dernier volume est de ne céder à aucune facilité et de bouleverser, pour ne pas dire renverser, précisément, les perspectives. Le gang paradoxal emmené par Lacroix  n’a pas seulement explosé à la suite de la mort de Markus et du coma de Wolf : il révèle des objectifs plus troubles (ou bien dramatiquement clairs) qu’il n’y paraît. Et Lacroix, personnage posé d’abord comme une force de subversion, pourrait surprendre. Tout comme la Vipère et son équipe.
Sébastien Raizer bouscule la moindre certitude, ajoutant au sentiment de chaos en déstabilisant la vision des personnages qu’il a créés, tout comme il déstabilise notre perception du réel, du politique, du social et du technologique, notre perception du vivant et de son évolution. Il le fait à grands renforts de sources dûment citées, car soyez sûrs que le plus fou dans le roman n’est pas issu de l’imagination de l’auteur : c’est le réel, ici et maintenant. La force du romancier est de donner du sens à tout cela, de projeter sur le chaos les possibles, qu’ils soient affolants (Lacroix) ou plus troublants et spirituels. Dans le personnage de Marquez je vois un écho du travail du romancier : il est celui qui à partir d’informations éparses reconstruit le projet, le sens, appelez-ça comme vous voudrez. En cela L’Alignement des équinoxes confirme à mes yeux son statut de roman noir, portant un regard à la fois démystificateur et éclairant sur le monde, sur l’humain, dans sa dimension sociale et politique.
Enfin, je ne peux terminer ma chronique sans évoquer l’amour que j’ai pour les personnages : leur complexité, leur… humanité. Markus n’est plus là mais son ombre plane sur le roman, sans lui rien n’est possible. Reste qu’en tant que lectrice, j’ai éprouvé un sacré manque de Markus. Je pourrai énumérer les personnages qui me font vibrer, mais je ne vous étonnerai pas en évoquant une fois encore Wolf et Silver. Wolf, qui a, à mes yeux, la séduction du Surhomme de roman populaire (ce qui n’enlève rien au côté expé de ce roman noir), qui me fait penser par certains aspects à Toorop ; Silver et les dimensions physiques, psychiques, cosmiques, et surtout le duo qu’ils forment, le lien à la fois très charnel et spirituel qu’ils ont. Ces deux-là me bouleversent et me fascinent tout à la fois.
Vous l’aurez compris, Sébastien Raizer clôt un cycle magistral, une de ces œuvres qui marquent, qui manifestent une puissance littéraire folle, et qui changent notre façon de concevoir le monde qui nous entoure. Une totale réussite, et j’envie ceux qui s’apprêtent à plonger pour la première fois dans L’Alignement des équinoxes.

Sébastien Raizer, Minuit à contre-jour, L’Alignement des équinoxes III, Gallimard, Série Noire, 2017. Disponible en ebook.