mercredi 19 juillet 2023

Monnaie bleue de Jérôme Leroy



Présentation éditeur

Monnaie bleue est l'histoire secrète, violente et sombre de la France de la toute fin du vingtième siècle. 
On assistera, dans ce roman noir, à la vie habituelle des proies et des cibles d'un ordre social d'autant plus impitoyable qu'il est menacé. 
On assistera également aux manipulations, chantages et assassinats divers orchestrés par ceux qui veulent continuer à défendre l'indéfendable : polices parallèles, conseillers occultes et chiens de garde médiatiques. 
Mais il sera aussi et surtout question, ici, de vengeance, d'honneur et d'amour fou.

Ce que j'en pense

Il y a des livres qui résonnent étonnamment (ou pas, d’ailleurs) avec l’actualité. J’ai lu il y a peu de temps Monnaie bleue de Jérôme Leroy, avant que le pays ne s’embrase à nouveau. L’idée que le roman noir offre une saisie « en direct » de la société, du monde est à la fois juste et irritante. Irritante parce qu’elle conduit parfois – souvent – à oublier que les romans noirs sont avant tout des œuvres littéraires, à masquer la force de l’écriture derrière « l’universel reportage », faisant éventuellement des auteurs des pythies impuissantes ou au contraire investies du pouvoir de comprendre mieux que les autres : on en connait quelques-uns qui se sont retrouvés donneurs de leçons vite fait. 

Il est cependant vrai que certains romans noirs, lus ou relus dix, vingt, trente ou quarante plus tard, voient plus loin que le bout de leur nez, et comme ces derniers mois, j’ai plongé le mien (de pif) dans de nombreux romans noirs et polars, je peux vous dire que j’en suis parfois restée bouche bée. 

Mais revenons à Monnaie Bleue. Publié en 1997, il est de ceux-là. Et quand, il y a quelques semaines, ça a pété un peu partout, y compris dans des coins qui n’avaient rien, pensait-on sottement, de lieux inflammables, j’ai repris Monnaie bleue, je l’ai feuilleté, parcouru à nouveau. Jérôme Leroy y montre une folle intelligence des dérives dont on continue de voir les résultats. J’avais l’impression, en ces jours d’émeutes, qu’il me parlait de la France d’aujourd’hui, en direct. 

Ce serait une raison suffisante de le lire ; et je continue de penser que nos politiques seraient bien inspirés de lire du roman noir (de lire tout court, d’ailleurs), peut-être qu’ils pigeraient mieux. Non, je rêve, je sais. Mais j’entends dire de telles imbécillités, des trucs tellement énormes que je me demande si les mecs sont vraiment hors-sol, totalement cons ou d’un cynisme absolu, et j’ai envie de leur envoyer une petite sélection de romans noirs. Histoire de bronzer moins con à Brégançon. 

Je m’égare. 

Il y a mille raisons de lire Monnaie bleue (et Jérôme Leroy en général) : sur fond de tragédie politique et sociale, de dystopie même plus dystopique, Jérôme Leroy livre aussi une superbe histoire d’amour, du moins ai-je lu le roman ainsi, un amour en forme d’impasse autant que d’accomplissement, et il n’y a jamais rien de mièvre ni de crade. C’est beau à tomber. Il y a quelque chose de romantique (dans le sens littéraire du terme) chez Leroy, une croyance désespérée en l’amour, la poésie, le sexe. Cela ne permet pas de surmonter la saloperie adverse, bien trop puissante, mais cela permet de rester digne, de se tenir hors de l’abjection. 

N’allez pas croire que tout ça est pesant. Bon, c’est pas la marrade à toutes les pages, mais vous le savez, Jérôme Leroy ne manque pas d’humour, dans les clins d’œil, les références, et certaines scènes façon série B, folles et démesurées.

Et la fin, mes amis, la fin : une pure merveille de beauté tragique, dans une écriture presque blanche, sobre. 

Lisez Monnaie bleue de Jérôme Leroy : ça vous déchire le cœur. 

 

Jérôme Leroy, Monnaie bleue, La Table Ronde, La Petite Vermillon, 2009 (1ère édition : 1997, éditions du Rocher)



vendredi 14 juillet 2023

Mai 67 de Thomas Cantaloube



Présentation éditeur

Mai 1967, la Guadeloupe est sous pression. Une manifestation dégénère en une émeute sévèrement réprimée par la préfecture. Dans les jours qui suivent, les rumeurs évoquent des dizaines de morts, et de nombreux Guadeloupéens sont arrêtés et enfermés en métropole, avant d’être jugés pour sédition. Lucille, la compagne du journaliste Luc Blanchard, en fait partie.
Pour l’innocenter, Blanchard se lance dans une enquête qui le mène jusqu’aux plus hautes instances du gouvernement gaulliste. Et ses révélations sont un caillou de plus dans la chaussure d’édiles totalement dépassés par la colère contre un pouvoir qui cherche à étouffer les aspirations des populations d’outre-mer, mais aussi celles de la jeunesse qui descend dans la rue en mai 68.

Ce que j'en pense

Thomas Cantaloube clôt avec Mai 67 sa trilogie sur la Vème République, qu'il saisit par des aspects méconnus parce que planqués sous le tapis par l'Histoire officielle. Il s'attache ici au soulèvement violemment réprimé de mai 67 en Guadeloupe, qui a fait l'objet d'une occultation claire et nette par le pouvoir, sur fond d'absence de bilan chiffré des victimes et d'archives disparues (comme c'est commode). C'est grâce à Luc Blanchard, son héros ex-flic et journaliste, et sa compagne Lucille, qu'il nous donne à voir cet évènement, entrelaçant avec brio histoire personnelle et histoire collective. D'une plume fluide et didactique, il m'a donné à comprendre des évènements que, je l'avoue, je ne connaissais pas. Thomas Cantaloube est précis mais jamais pesant, il travaille avec une connaissance documentée sur des évènements qu'il ordonne, sans jamais perdre de vue le propos de sa trilogie. Avec ses trois romans, il montre que la Vème République est le régime d'une décolonisation ratée et pourrie dans ses fondements, ne serait-ce que parce qu'elle est incapable d'affronter la vérité de la colonisation (on n'en est pas sortis). 

Et puis il y a le plaisir de retrouver les personnages de Thomas Cantaloube, Blanchard, Lucchesi et Volkstrom. Oserai-je le dire? Je les aime tous les trois, oui, même Volkstrom, pourtant peu recommandable. Thomas Cantaloube sait donner de l'épaisseur à ses personnages, ils ne sont pas des incarnations d'idées, ils sont des êtres dotés de leur histoire, de leurs contradictions, et de leurs valeurs, même si on ne les partage pas. 

On retrouve le talent de l'auteur dans des scènes de bravoure, des scènes d'anthologie, diraient certains : la scène de la manifestation qui tourne au bain de sang est menée avec virtuosité, et me reste en tête la savoureuse scène de Lucchesi qui en a soudain ras la casquette de ses clients richards insupportables et prend les mesures qui s'imposent. C'est le côté western de Thomas Cantaloube, et j'adore ça. Il excelle aussi dans l'évocation du procès et des conditions de détention, en métropole, de Lucille et de ses compagnons. La violence du système judiciaire, la déshumanisation des prévenus, le racisme structurel des institutions : tout y est, tout fait écho au présent.

Intelligent, rythmé et fluide, Mai 67 est à lire absolument, et j'ai hâte pour ma part de voir ce que Thomas Cantaloube nous réserve pour la suite. 

Thomas Cantaloube, Mai 67, Gallimard, Série Noire, 2023.