Présentation éditeur (Points Seuil)
Mars 2011. Une série de meurtres de prostituées mineures ébranle la PJ parisienne. Fraîchement muté au 36, le capitaine Gabriel Prigent, hanté par son passé et sa soif de justice, est bien décidé à découvrir la vérité, quitte à faire tomber des têtes. D’autant que cette affaire semble avoir un lien avec son pire ennemi, le lieutenant Christian Kertesz, compromis dans un business juteux. Entre tourments intérieurs et obsessions dévorantes, la quête de la vérité ne les laissera pas indemnes. Car dans le jeu de la rivalité, Prigent et Kertesz courent à leur perte.
Ce que j'en pense
A l'orée de ce billet, j'hésite encore : ne vaudrait-il pas mieux chroniquer la trilogie de Benjamin Dierstein d'un coup d'un seul? Mais je ne résiste pas à l'envie de vous parler de ce roman noir dès maintenant, et alors que je viens de lire une petite centaine de pages du second opus.
J'avais acheté La sirène qui fume lors de sa sortie en poche mais allez savoir pourquoi, comme tant d'autres, il était resté là. Avec La sirène qui fume, Benjamin Dierstein se hisse à mon avis au niveau des plus grands, d'emblée. Il allie la force politique à la puissance émotionnelle, et manifeste une maîtrise de l'écriture et de la construction narrative bluffante.
Le roman alterne deux narrations, une à la première personne et une à la deuxième personne. Si le premier procédé est classique, c'est un euphémisme, il faut avoir du talent pour tenir le pari d'un récit à la deuxième personne, sans que cela soit affecté ou artificiel. Non, ça marche, et pas qu'un peu. Et de même que le lecteur a déjà pris une tannée dans la scène d'ouverture, il est carrément sonné par la scène de "conflit de voisinage" (appelons ça comme ça), et foutu : il n'a plus le choix, La sirène qui fume et son enfer l'ont saisi.
Je sais qu'on évoque beaucoup Ellroy à propos de Dierstein, c'est sans doute juste mais j'avoue n'avoir pas lu tant de romans noirs du grand homme (même si j'ai lu plusieurs fois Le Dahlia noir). Bien sûr, il y a chez Dierstein des personnages border line ou complètement déjantés comme il y en a chez Ellroy, et puis il y a aussi ces personnages féminins, le portrait de cette prostitution. Ellroy, sans doute, oui, mais j'ai aussi beaucoup pensé au Chainas de Versus. Il faut le dire, ces comparaisons n'occupent pas longtemps l'esprit, car Dierstein a une voix singulière. Son écriture au cordeau est précise, comportementaliste (ouais, encore, on est dans du noir, dans l'essence du noir), les dialogues claquent, sonnent juste. Le propos est, me semble-t-il, remarquablement documenté : la précision dans le fonctionnement des services de police, dans l'évocation des substances psycho-actives, dans le portrait des réseaux criminels, tout cela est fort appréciable. Leurs univers sont éloignés, mais dans la vision des rapports entre services et entre flics, dans les flirts dangereux aussi entre policiers et criminels, j'ai pensé à Pagan, quand il évoquait l'irruption constante du politique dans les services, les rapports pas franchement sympathiques. Par conséquent, ce n'est pas Prigent vs Kertesz, pas du tout. Il n'y pas vraiment de personnage aimable chez Dierstein, au sens de mignons gentils personnages.
Dierstein a une autre particularité : je ne sais à quoi il carbure, mais bon sang, ça va à une vitesse folle, je me surprenais à poser le bouquin en me disant "oh putain!", un peu comme pour reprendre mon souffle. Pas de répit, un crescendo jusqu'au final à la fois éblouissant et terrible. Je ne pense pas qu'on puisse lire le roman d'une traite, car c'est un bon pavé, mais l'effet de crescendo se manifeste pour moi de deux façons : d'abord parce qu'au bout d'une centaine de pages, même quand on pose le bouquin, on y pense, et on a hâte d'y revenir ; ensuite parce que plus on avance et plus on a de mal à le poser, justement. La lectrice un peu aguerrie que je suis n'a plus si souvent ce sentiment d'urgence à poursuivre, malgré l'effroi.
Je parlais des dialogues qui sonnent juste, qui claquent : j'ai adoré aussi l'usage de l'interruption des répliques. Pas de points de suspension qui traînent, non, des mots coupés en plein milieu, souvent juste après une consonne, et cela exprime mieux que tout l'urgence de couper la parole. J'ai adoré aussi l'usage des flashs d'information, saisis çà et là par les personnages, qui nous rappellent à quel point, si on en doutait, le roman noir selon Dierstein est politique, éminemment politique. Ce n'est pas pour rien que l'action démarre en mars 2011 : c'est bientôt la fin de la présidence de Sarkozy, qui a marqué un tournant politique majeur, aussi bien dans la façon de mener le pays que dans la façon de faire de la politique, loin des regards publics. Dierstein contribue à faire l'histoire criminelle de la France par le biais du roman noir. En cela il me rappelle l'entreprise d'une Dominique Manotti.
Je pourrais vous parler des deux personnages qui ont "voix" en je et en tu. Mais je préfère vous laisser les découvrir. Je dirai seulement qu'il n'y a pas de manichéisme possible et que tous deux sont à la fois terribles et superbes.
La sirène qui fume n'est pas pour tout le monde : c'est violent, rapide, d'une noirceur dingue et pourtant j'ai envie que tout le monde lise ce roman. Foncez.
Benjamin Dierstein, La sirène qui fume, Nouveau Monde éditions, 2018. Disponible en Points Seuil.
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