samedi 8 mai 2021

Sur l'autre rive d'Emmanuel Grand



Présentation éditeur

Saint-Nazaire, ses chantiers navals, une forêt de silos et de grues, les marais et l’océan à perte de vue, un pont entre deux rives. Pour Franck Rivière, 21 ans, jeune espoir du football local, des rêves plein la tête, c’est aussi la fin du voyage : une chute de 68 mètres et son corps glacé repêché au petit matin.  

Tandis que le capitaine Marc Ferré doute de ce suicide, Julia, la sœur de Franck, brillante avocate « montée » à Paris, se heurte aux vérités d’une ville qui cache mal sa misère, ses magouilles et son pouvoir secret : que le biznesspaie peut-être plus que le ballon rond, que Saint-Nazaire ne l’a jamais quittée, et qu’on n’enterre pas aussi facilement un amour d’adolescence. 


Ce que j'en pense

Pour ma part, je n'avais pas lu Emmanuel Grand depuis quelques années, et c'est à la faveur de son changement d'éditeur que je reviens vers lui. J'ai un peu de mal à comprendre l'affirmation du bandeau (de la Librairie Coiffard), que j'espère pertinente sur un autre roman de l'auteur, parce que pour moi il n'y a rien de commun avec Daeninckx et encore moins avec Vargas, qu'on met décidément à toutes les sauces en ce moment. 

Mais venons-en au roman : si Albin Michel n'a pas de collections génériques, il s'agit bel et bien d'un roman noir, même si - et c'est une réserve bien subjective - le dénouement est presque trop tendre pour moi. Appelez-moi coeur de pierre mais je ne m'attendris que très rarement sur les apaisements familiaux et conjugaux et je ne crois plus guère à la justice. Cette remarque cynique étant faite, je ne peux que vous conseiller de lire Sur l'autre rive: Emmanuel Grand excelle à donner vie à des personnages de milieux sociaux très variés, mais il n'est jamais aussi bon que quand il montre les vies ordinairement saccagées des ouvriers, des petits employés, quand il expose la mécanique impitoyable d'existences où les rêves sont sacrifiés brutalement ou à petits feux. A travers une fratrie, celle de Julia et Franck, il montre deux façons de négocier avec les déterminismes sociaux, et il semble bien que la fuite, radicale et sans retour, de Julia soit encore la meilleure solution. La trajectoire de Franck est typique de ces protagonistes de roman noir, qui tentent de s'extirper de leur condition et qui par leur hubris s'exposent à un tragique retour de bâton, car dans notre société, les erreurs se paient au centuple quand on n'est / n'a rien. Emmanuel Grand choisit cependant un point de vue de moraliste (ceci n'est pas une insulte) et il utilise la fiction pour nous rassurer : les salauds ne s'en tirent pas, les salauds devront payer (suis-je drôle), eux aussi. Il ne fait pas le choix de la noirceur totale même si, disons-le tout net, on n'est pas au pays de Oui-Oui. Car le pire advient toujours, et le roman ne nous épargne pas sur ce plan. 

Un autre talent d'Emmanuel Grand tient à sa façon de peindre cette région près de Saint Nazaire, que je ne connais pas. Elle est parfaite en effet pour évoquer les splendeurs et la décadence de la classe ouvrière, les contrastes sociaux entre une bourgeoisie locale ou estivante et les gens "de peu". Il n'y a pas de manichéisme de mauvais aloi mais une immense tendresse pour les personnages, et trois m'ont particulièrement touchée : la petite amie de Franck, modeste par ses rêves de bonheur familial tout simple, et les parents, Pascal et Christine. Si le père semble d'abord une brute avinée et étroite d'esprit, il gagne en complexité. Il a sa part de responsabilité dans les choix faits par Franck, mais il est aussi un type fracassé, piégé par la vie. Et - point de vue de moraliste encore - ceux qui se sont enrichis grassement ne sont pas des enfants de choeur, comme en témoigne Régis, l'oncle de Franck et Julia. Deux mots aussi à propos des personnages d'enquêteurs : Marc est convaincant en officier de police méthodique, intuitif et talentueux, mais il m'a beaucoup moins intéressée que Laure, que j'adorerais retrouver. 

Peut-être parce que je suis sensible à la beauté paradoxale des paysages industriels, j'ai été touchée par bien des passages de Sur l'autre rive : chantiers navals, port, zones industrielles plus ou moins à l'abandon, et bien sûr, le pont. Je ressentais les vibrations du pont, je sentais la prise au vent. 

Enfin, le roman se dévore, et même si la trame pourra sembler classique à certains, elle est sacrément bien menée. Deux jours m'auront suffi pour lire Sur l'autre rive, et quand on sait le peu de temps que j'ai en ce moment, on mesure à quel point Emmanuel Grand m'a accrochée, me donnant l'envie de tourner les pages. 

Emmanuel Grand, Sur l'autre rive, Albin Michel, 2021. 

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