Présentation éditeur
L’histoire commence le 28 juillet 1986 par le braquage, au Havre, de deux camions-citernes remplis d’ammoniac liquide destiné à une usine de cigarettes. 24 000 litres envolés, sept cadavres, une jeune femme disparue.
Les OPJ Nora et Brun enquêtent. Vingt ans durant, des usines serbes aux travées de l’Assemblée nationale, des circuits mafieux italiens aux cabinets de consulting parisiens, ils vont traquer ceux dont le métier est de corrompre, manipuler, contourner les obstacles au fonctionnement de la machine à cash des cigarettiers. David Bartels, le lobbyiste mégalomane qui intrigue pour amener politiques et hauts fonctionnaires à servir les intérêts de European G. Tobacco.
Anton Muller, son homme de main, exécuteur des basses œuvres. Sophie Calder, proxénète à la tête d’une société d’évènementiel sportif.
Ambition, corruption, violence. Sur la route de la nicotine, la guerre sera totale.
Ce que j'en pense
J'ai quelques billets de retard mais je ne peux attendre d'être à jour pour vous parler de ce roman de Marin Ledun. Si l'auteur n'avait pas démérité avec les deux précédents textes parus chez Gallimard, que j'avais beaucoup aimés, avec Leur âme au diable on change de registre. Oui, Leur âme au diable tape fort, très fort, et il est d'une maîtrise éblouissante. Je ne vous cacherai pas que j'ai eu un peu de mal à entrer dedans, pour une raison qui va peut-être vous surprendre et qui est sans doute très subjective. Avec Les visages écrasés et La guerre des vanités, les deux romans noirs de Marin Ledun que je portais au plus haut, j'avais été terrassée d'emblée par la force émotionnelle du récit et des personnages. Or, Leur âme au diable fait le choix d'une écriture très sèche, à l'os, avec une précision que je ne sais pas qualifier sans réduire la portée de l'écriture littéraire de Marin Ledun. Et j'ai tout de suite fait le rapprochement avec l'écriture de Dominique Manotti (croyez-moi, c'est un compliment). Des chapitres assez courts, des phrases qui claquent et ne s'embarrassent pas de fioritures, des faits, un rythme, des points de vue variés car le réel est complexe. En revanche, je ne retrouvais pas cette force émotionnelle que j'évoquais plus haut, car les personnages étaient avant tout qualifiés par leurs faits et gestes, leurs actes, leurs interactions. Est-ce une réserve de ma part? Non pas. Il y a dans Leur âme au diable un effet de crescendo, et sur la fin un effet d'accélération façon tsunami qui m'a procuré, par des moyens différents, le même effet de sidération que dans les romans que j'ai cités. Il y a un sacré travail sur le rythme et les temporalités dans Leur âme au diable. Sur l'espace aussi. Les chapitres mentionnent des pièces versées à l'instruction, qui a sa propre temporalité et qui sera le point d'aboutissement du roman (enfin, façon de parler), et ces pièces renvoient elles-mêmes à des moments passés, dans un récit qui couvre une période allant de 1986 à 2007, et qui nous promène dans divers pays. Et le roman est pris en tenaille entre un temps qui s'étire, avec une sensation de piétinement (celui des enquêtes?) et un temps tout en accélérations, en rapidité, étourdissant (celui des protagonistes criminels?). C'est assez paradoxal et passionnant.
Je lis çà et là que Marin Ledun a dû faire un travail colossal de documentation et c'est sans doute vrai : depuis Les visages écrasés on connaît sa rigueur quand il aborde ce type de sujet. C'est bien sûr un élément essentiel de Leur âme au diable, réquisitoire implacable contre l'industrie du tabac certes, mais aussi et surtout, me semble-t-il, contre l'inefficacité cynique des Etats et des institutions (l'Europe), pour ne pas dire leur hypocrisie. Les lecteurs un peu informés sur le sujet verront dans Leur âme au diable des faits s'emboîter, donnant du crédit à cette fiction très politique, quelle qu'en soit la part fictionnelle, justement. Et peu importe d'ailleurs : et d'une vous connaissez la rengaine "la réalité dépasse la fiction", et de deux la fiction rend la monnaie de sa pièce à une industrie éminemment mensongère qui passe son temps à nous tricoter des fictions (la cigarette est cool, fumer rend viril, beau, fumer vous libère, mesdames, et ne parlons pas des fictions scientifiques forgées à grand renfort de corruption des chercheurs). Les lecteurs moins informés gagneront à lire un roman sur le sujet, qui leur permettra d'être moins naïfs, et sans s'emmerder.
Donc oui, le roman aborde avec force le sujet, de façon précise, documentée. Mais je voudrais insister sur l'art littéraire de Marin Ledun : sa maîtrise dans la construction, sa science du rythme. Je me suis demandé comment il avait travaillé, ce que je fais rarement, pour faire se tenir et se rejoindre tous les fils sans se prendre les pieds dans le tapis et en nous donnant cette impression de fluidité. Quel boulot!
Et revenons sur les personnages : d'abord un peu désincarnés à mes yeux, ils ont pris peu à peu de l'épaisseur, de la profondeur romanesque. Il fallait juste un peu de temps, ce qui est logique quand on a une écriture quasi-behavioriste (je dis quasi pour qu'on ne m'emmerde pas, car je n'ai pas décortiqué le roman non plus pour vérifier si oui ou non on pouvait utiliser ce terme). En refermant le roman, j'étais assez bouleversée par les personnages, aussi bien les flics, tenaces, losers magnifiques et un peu pathétiques, que les "méchants", qui n'ont pas grand-chose d'aimable mais que Marin Ledun parvient à humaniser. A ce titre, le dernier chapitre est magnifique : pas un mot de trop, et c'est magnifique (suis-je anormale de penser cela?).
Enfin, n'attendez pas un thriller à l'amerloque (on n'est pas chez Clancy), avec les preux chevaliers qui finissent par l'emporter même en se brûlant les ailes, et les gros salauds qui vont moisir en enfer. Ni sacrifice ni rédemption, et c'est là où Leur âme au diable atteint à mes yeux à la perfection en matière de noir et donc de saisie du réel : les gentils ne gagnent pas (spoiler) mais tout le monde se crame complètement. Parce que la réalité n'a pas de morale, voyez-vous. Noir c'est noir, et pas besoin d'en rajouter dans le grandiloquent pour le démontrer.
Et pour finir : superbe couverture!
Marin Ledun, Leur âme au diable, Gallimard Série Noire, 2021.
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