Présentation éditeur
Dans le bassin postindustriel du nord-est de la France, les travaux d’arasement du crassier mettent au jour un corps momifié depuis 1979. Il s’agit du cadavre d’un syndicaliste, père de jumeaux qui ont donc grandi avec un mensonge dans une région économiquement et socialement dévastée. Brouillés depuis des années, Alexis est employé dans un réseau bancaire du Luxembourg et Dimitri végète et trempe dans la came.
Pour comprendre et venger son père, celui-ci replonge dans les combats et les trahisons de cette année 79 – au plus fort de la révolte des ouvriers de la sidérurgie – qui, loin d’avoir cessé, ont pris un tour nettement plus cynique. À coups de pistolet-arbalète, il va relancer les nuits rouges de la colère, déchaîner des monstres toujours aux aguets, assoiffés de pouvoir et de violence.
Ce que j'en pense
Il aura fallu la puissance de l'univers de Sébastien Raizer pour me ramener au blog, ce qui n'est pas peu dire. Vous le savez si vous me lisez depuis quelques temps déjà, Sébastien Raizer est l'un des auteurs que je préfère, qui illustre selon moi ce que le roman noir a de plus noble, de plus fort, de plus libre aussi. Ils sont quelques uns dont j'ouvre les nouveaux romans avec émotion, avec un peu d'appréhension aussi : et si j'étais déçue? L'appréhension était bien présente quand j'ai commencé Les nuits rouges, parce que j'avais le sentiment que l'auteur s'éloignait de l'univers dickien de L'alignement des équinoxes pour aller vers un roman noir social peut-être plus classique. Je me demandais si Les nuits rouges allait être à sa mesure et à sa démesure. Pas de suspense, la réponse est oui. Sébastien Raizer livre un roman noir qui est à la fois en rupture avec ce qu'il a fait jusqu'ici et en cohérence parfaite avec son univers.
Au bout de quelques pages j'étais complètement fascinée, éberluée par la force des personnages mis en place, à commencer par Faas, sidérant, inquiétant, une sorte de Joker au sourire glaçant. Jamais Sébastien Raizer ne jouera la carte de l'empathie avec ce personnage, qui part totalement en vrille tout au long du roman. En parallèle, si je puis dire, et avec une trajectoire quasiment inverse, il y a Dimitri, toxicomane bien cramé, en proie aux délires propres aux addictions, qui tout en s'enfonçant dans une impasse, connaît une trajectoire de rédemption, ou plutôt une trajectoire en forme d'aboutissement et d'apaisement. Aucun personnage n'est entièrement innocent dans ce monde, chacun poursuit ses fantômes, vit enfermé dans son passé, dans son monde figé, veut se venger, mais de quoi?
Aucune vengeance n'est possible, au fond, dans cet univers post-tout. Sébastien Raizer livre sa vision d'un territoire sinistré, une vision hallucinée, à la fois personnelle et puissante. La dimension sociale est bel et bien là: la Lorraine, l'industrie sidérurgique sacrifiée sur l'autel de la mondialisation, un monde qui n'a pas su prendre le virage de la modernité et qui, par-dessus tout, a été massacré par les politiciens de tout bord. C'est un territoire en ruines, un terreau de misère et de criminalité, post-industriel, un peu post-apocalyptique, j'ai trouvé. Le talent de l'auteur est de poser un discours très clair à ce sujet, avec des références explicites aux évènements réels, et d'en livrer pourtant une vision qui ne cherche pas le réalisme à tout crin. Et le fait est qu'on a rarement évoqué la tristesse de ces cités moribondes avec autant de force, et sans misérabilisme.
Roman social et politique donc. On semble loin de l'univers de L'alignement des équinoxes, pensez-vous. Pas tant que ça, non, vraiment pas, même. Sébastien Raizer a beau délaisser les nouvelles technologies dans cette intrigue, il ne s'interroge pas moins sur les mutations de notre monde, de la société occidentale, post-industrielle justement. Mais c'est comme une mutation qui raterait, et qui donnerait naissance à des monstres dans un monde de cauchemar, où l'homme ne compterait pour rien, car "nous ne servons strictement à rien. (...) Nous sommes la société du futur". Certains disent que le roman noir (comme l'ensemble des fictions criminelles) joue un rôle de révélateur (presque au sens photographique) des dysfonctionnements de nos sociétés, en utilisant le crime comme un élément générateur de désordre et de déséquilibre. Somme toute, L'alignement des équinoxes prenait une base futuriste pour nous parler du présent, Les nuits rouges parlent du passé (la liquidation de l'industrie sidérurgique), de son onde de choc qui n'est pas terminée, pour nous parler du futur. Délitement, chaos, rien de moins.
Chez Sébastien Raizer, le chaos est une constante, avec une promesse d'anéantissement. Dans Les nuits rouges, le crime de Dimitri déstabilise l'équilibre factice instauré par Faas et son mentor, un équilibre d'autant plus précaire qu'il repose sur des fondements pourris jusqu'à la moelle. Le cadavre de Gallois est le crime originel, le symbole de cet anéantissement de la classe ouvrière et de l'humain, tout simplement. L'équilibre vole donc en éclats, les générateurs de chaos se multiplient, Dimitri, Keller, et Faas perd pied, devient lui aussi un instrument du chaos. La violence se déchaîne. Aux nuits rouges des luttes ouvrières de la fin des années 1970 et du début des années 1980, succèdent les nuits rouges de la violence meurtrière. Le rouge n'est plus celui du métal en fusion mais celui du sang.
J'ai dévoré ce roman, portée par l'écriture de Sébastien Raizer: le premier mot qui me vient est "énergie". Je ne sais pas comment dire, une énergie à la fois glaciale (nul pathos, pas de lyrisme) et brûlante. Une énergie musicale, avec bien sûr, de l'indus. La musique est présente dans Les nuits rouges, et aux martèlements des machines industrielles répondent l'énergie de la musique indus et celle de l'écriture romanesque. Coil est présent, une fois de plus, et ce n'est pas rien, ni pour rien. L'incipit du roman est saisissant, avec le rythme syncopé de ses phrases, avec l'anaphore "Les nuits étaient rouges".
Sébastien Raizer continue à construire une oeuvre noire singulière et parfaitement cohérente, sans se répéter. Il confirme le statut qu'il a à mes yeux: celui d'un auteur de premier plan.
Sébastien Raizer, Les nuits rouges, Gallimard, Série noire, 2020.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire