mercredi 18 mai 2022

Mécanique mort de Sébastien Raizer



Présentation éditeur

Après trois ans passés en Asie, Dimitri Gallois revient à Thionville, afin de se recueillir sur les tombes de son père et de son frère pour apaiser son âme tourmentée.

Mais ce retour réveille de vieilles haines et provoque un regain de violence entre des clans ennemis qui avaient conclu une paix toute relative.
Vengeance, trafic de drogue, opium de synthèse, banquier corrompu, mafia albanaise et ‘Ndrangheta, Dimitri va-t-il réussir à échapper à cette terrifiante mécanique de mort ?


Ce que j'en pense

2022 est une année faste, décidément, notamment à la Série Noire, et depuis des mois, je trépignais car un nouveau Sébastien Raizer était annoncé. L'auteur avait partagé sur les réseaux sociaux la superbe couverture, et je ne connaissais rien d'autre que le titre. 

Si Les nuits rouges prenaient le passé et la liquidation de l'industrie sidérurgique en Lorraine comme points d'ancrage pour nous parler du chaos qui caractérise nos sociétés, il ancre directement Mécanique mort dans le présent, et livre le portrait terrifiant d'un monde où capitalisme et réseaux mafieux se sont totalement, irrémédiablement confondus, car sans l'argent des réseaux criminels, le système tout entier s'effondrerait. On savait les points communs, en matière de fonctionnement, de l'un et de l'autre, la manière dont les mafias ont prospéré grâce au capitalisme et à sa version mondialisée, mais les choses vont désormais bien plus loin. 

Avant tout développement, je le dis tout net : vous pouvez lire Mécanique mort sans avoir lu Les nuits rouges. Sébastien Raizer en reprend l'univers - La Lorraine sinistrée par la désindustrialisation - et certains personnages, notamment Dimitri, je vais y revenir. Il livre habilement et sans pesanteur les clés pour se repérer sans avoir lu Les nuits rouges. Cependant, je pense que vous n'aurez qu'une envie, lire aussi Les nuits rouges. 

Bon, reprenons (me dis-je à moi-même). Dimitri Gallois, figure de rédemption du précédent roman, est à nouveau le déclencheur de chaos de ce roman, bien malgré lui. Car il est revenu, revenu du bout du monde où il a trouvé une forme d'équilibre, mû par le besoin de retrouver les fantômes de son passé, de faire la paix avec lui-même. Il enclenche la mécanique mortifère, il est l'étincelle. Ce personnage me bouleverse, par son rapport à son passé, par ses tentatives folles d'enrayer la "mécanique mort", par sa façon contemplative de considérer le monde, la nature, la terre de son enfance. 

L'une des forces de Sébastien Raizer est sa capacité à faire exister des personnages complexes et magnifiques, qu'il s'agisse des personnages de premier plan ou de figures de second plan. A côté de Dimitri Gallois, Keller n'est pas mal non plus. Oh que j'ai aimé les séances d'enregistrement (une cuillère comme micro) de ce solitaire lucide et cynique ! Il livre au lecteur les clés d'interprétation, de lecture de ce monde en train de s'écrouler, de l'imbrication désormais totale entre criminalité organisée, capitalisme et politique (elle-même subordonnée aux deux autres). La pandémie a joué un rôle d'accélérateur : le monde, au bord du gouffre, ne tient que par l'argent sale. La force de Sébastien Raizer est d'articuler micro et macro, si je puis dire, de montrer à quel point le système, devenu fou, est sur le point d'imploser. Localement, Dimitri va tenter d'empêcher les Albanais de continuer à inonder le marché de fentanyl : aveuglés par l'appât du gain (et bas du plafond, faut le dire), ils introduisent un produit qui va tuer les consommateurs. Cette logique meurtrière et suicidaire est absurde et sape les bases du fragile équilibre instauré par Nesrine et Keller : elle génère donc du chaos, encore et toujours. A un niveau mondial, il y a aussi une lecture politique du marché de la drogue et de ses évolutions : la Chine, les Etats-Unis, lisez, vous comprendrez. Quand les trafics deviennent une arme politique: l'hypothèse est passionnante. 

A un niveau macro, dont le trafic local peut être vu comme une métaphore, se lit l'évolution d'un système dingue qui court à sa perte : la mécanique mort est là. Capitalisme et crime se confondent totalement et sont lancés dans une surenchère mortifère. Toujours plus, toujours plus vite, pour toujours plus de profit : le capitalisme prédateur et la criminalité avide de gains rapides dévorent les ressources naturelles, tuent toujours plus, et ont enclenché un mécanisme qui n'est pas seulement destructeur mais auto-destructeur. Le système va s'effondrer du fait de son incapacité à se réguler, entraînant la planète et l'humanité dans sa chute. Mécanique mort...

Sébatien Raizer livre une fois de plus une vision puissante, hallucinée, sans jamais faire de son roman un pensum. Le rythme est parfaitement maîtrisé, on tourne avidement les pages mais une fois de plus, il mêle à sa mécanique narrative implacable des moments de ralentissement, voire de pause au milieu du chaos. De même que Dimitri est en quête de paix avec les spectres, vivants ou morts, Sébastien Raizer livre des moments d'apaisement, et je vous jure que vous allez parfois rire, oui, rire au milieu de l'horreur : Agathe, la mère, est un personnage formidable, et ses parties avec Salvatore sont une merveille de tendresse et d'humour. Agathe et sa douce démence sénile sont aussi une voie d'accès au passé de Dimitri et à la paix, et peut-être la seule manière de supporter le chaos.

Je ne peux terminer cette chronique sans faire mention de la beauté et de la puissance de l'écriture de Sébastien Raizer : pour moi c'est un éblouissement, comme toujours. Mécanique mort est superbement écrit, les phrases au rythme syncopé, à la poésie violente, sont la meilleure expression de cette vision du chaos qui nous entoure et nous submerge: 

"Martèlements, sifflements, hurlements industriels, odeur de sulfures et de méthane. 

Visions infernales où dansent des cadavres rouges comme la nuit. Leur sang ne sèche jamais.

Les cauchemars deviennent meurtres et les meurtres, cauchemars. 

Il connaît intimement la zone de l'existence la plus noire et la plus puissante, tapie sous une débâcle de peurs et de colères. Il croit la maîtriser. Il y est enchaîné. 

Le passé n'existe pas. 

Tout est toujours présent.

DIRTY BALLAST."


Vous savez ce qui vous reste à faire. Vous me remercierez. 


Sébastien Raizer, Mécanique mort, Gallimard Série Noire, 2022. 




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