dimanche 16 janvier 2022

Le silence selon Manon de Benjamin Fogel



Présentation éditeur

Confronté à une vague de suicides dans des affaires de cyber harcèlement, le commissaire Sébastien Mille s’intéresse de près aux manœuvres des masculinistes qui se réunissent sur des forums où ils déversent leur haine des femmes. À Paris, les musiciens de Significant Youth sont agressés lors d’un concert par une poignée d’incels, ces célibataires involontaires qui détestent les valeurs humanistes et féministes défendues par le groupe. 
Cet épisode n’est que le prélude à un attentat beaucoup plus violent qui va bouleverser la vie du leader Yvan, de son frère Simon et de leur entourage.

Ce que j'en pense

J'avais beaucoup aimé La Transparence selon Irina et il était évident pour moi que j'achèterais dès sa sortie Le Silence selon Manon, qui en est une prequel, comme on dit. Si vous n'avez pas lu le précédent opus, aucun problème : il en est un prequel parce qu'il en prépare le monde, en quelque sorte, ses fondements sociaux et idéologiques, mais vous pouvez commencer par celui-ci (parce que vous lirez les deux, ça va de soi). 

Le roman s'est trouvé enseveli dans mes tonnes d'acquisitions, et ce n'est que dimanche soir dernier que je l'ai ouvert. Si je n'avais pas eu en perspective une semaine de boulot bien tassé, je pense que je l'aurais terminé dans la nuit, tant j'ai été prise par le récit. La Transparence selon Irina était très réussi, mais à mon sens, Benjamin Fogel monte ici d'un cran, que ce soit dans la maîtrise du récit, captivant et rythmé, ou dans la puissance du propos, qui m'a vraiment secouée. Benjamin Fogel est en train de construire un monde, un univers romanesque, et si vous faites partie de ceux qui ont lu La Transparence selon Irina, vous verrez à quel point Le Silence selon Manon le "prépare", y amène. C'est déjà assez fort en soi, parce que l'intrigue en est tout à fait différente. Mais Benjamin Fogel a une vision de notre société, de ce qui la menace, la guette, de ce qu'elle annonce en tout cas. 

Le Silence selon Manon porte une réflexion passionnante sur nos usages numériques et ce qu'ils supposent, sur l'identité numérique choisie ou incontrôlée, sur nos existences étalées sur les réseaux sociaux, sur l'anonymat et la surveillance voire le contrôle des opinions, sur les implications politiques de ces pratiques. Le roman est glaçant ; peut-être est-ce parce qu'il fait écho à mes propres doutes, interrogations, sur ce sujet, mais les violences évoquées n'ont hélas rien de fictionnel ou en tout cas de farfelu, comme en témoignent les nombreuses "affaires" de harcèlement et de violences générées par les réseaux sociaux sur lesquels les individus s'exposent. Vous me direz, rien d'original. Peut-être, mais des tas de romans, de genres différents, s'emparent de ces thématiques pour en faire des fabriques à cauchemars psychologiques, ou racontent à peu près n'importe quoi sur un ton péremptoire. Rien de tel ici. Le propos est ici documenté, et ce sont les enjeux qui importent à Benjamin Fogel, enjeux démocratiques et sociaux. Comme les questions abordées sont complexes, le récit évite le manichéisme, le simplisme, et il serait aberrant d'opposer de faibles victimes à de stupides méchants. C'est en cela que le roman est assez dévastateur (et c'est tant mieux).

Le roman aborde aussi un autre aspect de notre époque, les violences faites aux femmes, le bouleversement dans les représentations du masculin (et du féminin), à travers le prisme des incels. Sur ce point aussi Le Silence selon Manon est implacable. Cas exemplaire de délire généré ou amplifié par l'emprise du virtuel, le mouvement masculiniste a gagné la France et fait des ravages : ses membres et sympathisants se sentent intouchables grâce à l'anonymat des réseaux, et grâce aux parades qu'ils trouvent contre les tentatives pour les tracer. En cela, Le Silence selon Manon prépare La Transparence selon Irina, dans lequel la transparence totale sera de mise. Mais ici nous sommes en 2025 et alentour. Le silence est de ce fait impossible : tout est bruit, buzz, bad buzz, hurlements et vociférations mais finalement, personne ne parle, ou en tout cas personne ne communique. Comme une superbe métaphore, le moment où la guerre jusque là numérique se traduit en actes bien réels est celui où l'un des personnages se met à souffrir d'insupportables acouphènes, paroxysme de ce bruit environnant qui anéantit toute possibilité de communication et même de réflexion. 

La force du propos s'exerce donc sur les deux niveaux qui s'articulent : les incels ne sont pas les seuls qui, dans les faits, s'arrogent des attitudes masculinistes. Les personnages masculins ne sont guère épargnés dans le roman, et à chaque fois qu'un couple se délite, l'homme semble se sentir menacé, et dans ce cas de figure, il adopte des réflexes de dominant. Et les interrogations sur l'anonymat, la liberté d'expression et les comportements délictueux sur les réseaux numériques sont abordées avec finesse, sans simplisme. Les vertus de la liberté d'expression et d'opinion, que semble garantir la possibilité de l'anonymat, ne masquent pas la violence qui se déchaîne et qui n'a rien de virtuel, à la fois parce qu'elle a des répercussions tragiques et parce qu'elle finit par déborder des écrans. Il n'y a pas de violence virtuelle, il n'y a que de la violence. 

C'est parce que le roman adopte les points de vue de plusieurs personnages, masculins, féminins, incels, neo straight edge, policier, que le roman se refuse à répondre simplement à des questions compliquées. Il montre chacun dans ses sales petits secrets, dans ses turpitudes et ses doutes, dans ses moments de grâce aussi. L'humanité en somme. L'écriture est précise, sans pesanteur : Benjamin Fogel n'assène rien, et c'est bluffant avec des sujets aussi casse-gueule. 

Enfin, j'ai été sensible à deux choses qui pourraient sembler anecdotiques mais qui, je crois, ne le sont pas tout à fait : l'évocation des concerts, ces bulles étranges où chacun est totalement replié en lui-même grâce à la musique, et pourtant en communion, dans ce moment où une sorte de communauté, éphémère, se forme, également grâce à la musique. Et les scènes de bars, cafés, bistrots : vous savez, ces lieux où l'on se voit en face-à-face, sans écran pour masquer. Ces lieux de sociabilité, où l'on parle, où l'on s'engueule, où l'on rencontre des gens différents, au lieu de cultiver l'entre-soi des réseaux, prennent une saveur particulière ces temps-ci. Loin de Sartre qui y voyait un des lieux où l'on se compose un personnage, Benjamin Fogel en fait des espaces où l'on s'autorise à être un peu moins dans la pose, où l'on se montre en entier, et où l'on écoute, loin de la rumeur des écrans. 

Benjamin Fogel, Le Silence selon Manon, Rivages Noir, 2021.


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