dimanche 19 janvier 2020

Nous avons les mains rouges de Jean Meckert


Présentation éditeur
Jean Meckert raconte la tragédie des mains rouges, rouges de sang. Dans la montagne, le chef d'un maquis, M. d'Essartaut, ses deux jeunes filles, le pasteur Bertod et quelques camarades continuent, deux ans après la Libération, une épuration qu'ils pensent juste. Ils s'attaquent aux profiteurs, aux trafiquants, aux joueurs du double jeu. Jusqu'à ce que la mort de M. d'Essartaut, survenue au cours d'une expédition punitive, disperse le petit groupe, ces êtres assoiffés de pureté et de justice sont amenés à pratiquer le terrorisme et à commettre des meurtres, tout en se demandant amèrement si le monde contre lequel ils ont combattu n'était pas d'essence plus noble qu'une odieuse démocratie où le mythe de la Liberté ne sert que les puissants, les habiles et les crapules. 

Ce que j'en pense
Ah comme c'est bon de voir se poursuivre l'entreprise de réédition des oeuvres de Jean Meckert chez Joëlle Losfeld! Et pour 2020, c'est un morceau de choix qui nous parvient : Nous avons les mains rouges, que je n'avais jamais lu, est une splendeur de roman noir. Oui oui, je sais, ne pas confondre Jean Amila ou même le John Amila de la Série noire et l'auteur des Coups, tôt salué. Mais avant que les deux veines ne se rejoignent, Jean Meckert participe selon moi à la fondation du roman noir français, et puis c'est marre. 
Lecture salutaire en notre époque, Nous avons les mains rouges interroge les lendemains de la Seconde guerre mondiale et sonde les dessous pas très propres d'un pays qui oscille entre compromissions et épuration. En cela, le roman saisit un moment trouble et passionnant de l'Histoire, piétinant le beau Roman national en train de s'écrire lorsqu'il paraît, en 1947. Mais - et c'est là que le roman est grand - il nous interroge avec toute la puissance du romanesque sur nos propres positions, nos "principes", sur notre rapport au politique et à la morale, et ce questionnement vaut en 2020 comme en 1947. Que vaut une Liberté gagnée par la compromission de l'exercice du pouvoir ? L'épuration est-elle acceptable? Dit comme cela, cela semble pesant alors que rien n'est pesant dans ce roman. Le personnage de Laurent nous sert d'intermédiaire avec les protagonistes, leurs positions et leurs actes. Ce n'est pas pour rien que le récit renvoie parfois à Saint Just ou à Robespierre. La pureté et l'idée de justice ne mènent-elles pas tout droit au meurtre? Mais le jeu démocratique n'en est-il pas la corruption? Vaut-il mieux agir sans renoncement ou jouer le jeu politique? Jusqu'où peut aller le sacrifice individuel pour les intérêts du groupe et de son action? Jusqu'à la folie? Jusqu'au lynchage? Personne ne sort grandi, pas plus Armand que Lucas, et Laurent se sent plus bourreau que justicier. La seule à rester pure est sourde... 
J'ai été bouleversée, secouée, et Nous avons les mains rouges est une lecture qui prend une résonance particulière aujourd'hui, dans un contexte pourtant différent, parce qu'il pose des questions politiques et morales fondamentales. 
Et puis l'on retrouve ici d'autres motifs récurrents chez Meckert/Amila, sa détestation des populations bêlantes, de la petite lâcheté ordinaire, du défoulement collectif facile sur l'étranger (ici Laurent), celui qui n'est pas d'ici, qui ne pense pas comme nous, qui n'a pas le même mode de vie. Ce sont ceux que Laurent appelle les "ploucs". Laurent est un très beau personnage : il est d'abord posé comme un petit malfrat sans envergure, mais très vite il gagne en complexité, en profondeur. D'ailleurs, chaque personnage aurait pu être une caricature sous la plume d'un mauvais écrivain, du noble M. d'Essartaut à Bertod, pasteur au premier abord quelque peu sentencieux, en passant par le traître à la cause Lucas ou la glaciale Hélène. Mais il n'en est rien, nous apprenons à connaître chacun d'entre eux, aucun n'est une simple allégorie, tous sont, à un moment, au bord d'un basculement, humains, trop humains. 
Enfin il faut lire Nous avons les mains rouges parce que Meckert réserve à son personnage et au lecteur des moments de pur bonheur méditatif, à contempler un ciel étoilé, un torrent, loin de la laideur des hommes. Sans la folie des hommes, la maison et la scierie pourraient être le paradis. Elles ne sont que l'antichambre de l'enfer des hommes, pour ces purs rattrapés par le "dernier écoeurement"... 

Jean Meckert, Nous avons les mains rouges (1947), Joëlle Losfeld, 2020.

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