dimanche 5 juin 2016

De nos frères blessés de Joseph Andras


Présentation (éditeur)
Alger, 1956. Fernand Iveton a trente ans quand il pose une bombe dans son usine. Ouvrier indépendantiste, il a choisi un local à l’écart des ateliers pour cet acte symbolique : il s’agit de marquer les esprits, pas les corps. Il est arrêté avant que l’engin n’explose, n’a tué ni blessé personne, n’est coupable que d’une intention de sabotage, le voilà pourtant condamné à la peine capitale.

Ce que j’en pense
Si Joseph Andras n’avait pas refusé le Goncourt du Premier roman, je n’aurais sans doute pas prêté attention à De nos frères blessés. J’ai d’abord lu ses déclarations, les raisons de son refus, que je respecte infiniment. Et puis j’ai regardé ce qu’était ce premier roman. Le sujet m’a immédiatement intéressée : quelques clics et hop ! je pouvais en commencer la lecture. Ce court opus se dévore. Outre qu’il revient sur un épisode de la guerre d’Algérie que je ne connaissais pas (vous pensez bien que les livres d’histoire de mon adolescence n’en parlaient pas), il réussit à me parler de notre époque, ce qui est le propre de la littérature, mais que certains auteurs échouent totalement à faire.
Fernand Iveton a connu une trajectoire militante nourrie par les infamies de la France coloniale : son enfance dans un quartier populaire d’Alger, parmi des populations qui se mélangeaient plutôt harmonieusement (musulmans, juifs, « européens »). Il constate quotidiennement l’arrogance des possédants, qui se sont appropriés les richesses du territoire colonisé, le mépris de l’Etat français qui n’accorde pas les mêmes droits aux « indigènes » et aux « européens ». La mort d’Henri, le presque frère, va donner un autre tour à son engagement auprès de ceux qui veulent l’indépendance de l’Algérie : il va passer à la lutte armée. Si le récit de Joseph Andras regarde en face la bassesse de la France et d’une partie de sa population colonialiste, ce qui n’est pas le moindre de ses mérites, il tape aussi juste en ces temps d’état d’urgence, d’abandon des migrants, de violence étatique et policière. L’Etat et la justice militaire ne peuvent pas libérer Fernand Iveton tandis que les bombes sautent dans Alger : tant pis si sa bombe était placée dans un local désaffecté, pour sauter à une heure où l’usine est vide ; tant pis si sa bombe n’a pas sauté. Il doit mourir parce que les politiques veulent un exemple, François Mitterrand en tête, parce que la population doit être rassurée sur la capacité de l’Etat à s’occuper des « terroristes », des « communistes ». Fernand Iveton croit pourtant en la justice de son pays, et comme il a tort… La justice n’est rien quand l’Etat veut donner l’impression qu’il contrôle la situation, elle écrase ceux qui osent remettre l’ordre en question, et est prête pour cela à bafouer le droit de ses citoyens.
Pour rendre hommage à Fernand Iveton, Joseph Andras fait le choix d’une construction classique mais efficace, qui alterne entre le récit de l’attentat manqué puis de la marche vers la guillotine et celui de la rencontre entre Fernand et Hélène, la lumineuse Hélène, soutien indéfectible, force digne face aux chiens de l’opinion publique. Son écriture réussit à allier sobriété et puissance émotionnelle, à rendre compte de l’infâme et de la beauté tout à la fois.
Fernand Iveton meurt alors qu’il lit Les Misérables de Victor Hugo : pour lui nulle rédemption, mais un hommage, une réparation littéraire, quelques décennies plus tard, tandis que l’Etat français nous ménage d’autres Fernand, à coups d’état d’urgence et de violences policières.


Joseph Andras, De nos frères blessés, Actes Sud, 2016. Disponible en ebook.

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