Présentation (éditeur)
Sasha
a une petite trentaine. Elle vivote à New York, après avoir quitté son poste
d’assistante de production dans une grande maison de disques. On la découvre
sur le canapé de son psychothérapeute, tentant de régler son problème de kleptomanie
et de remettre de l’ordre dans sa vie. Sans amis, sans travail, elle est une
âme solitaire et prédatrice. Bennie, lui, a la quarantaine passée. Ancien
producteur star des Conduits, un groupe de rock emblématique, il se contente
désormais d’éditer des tubes insipides. Divorcé, il essaie d entretenir des
liens avec son fils, sans trop y parvenir. Déprimé, il n’arrive même plus à
avoir la moindre érection.
D’une
écriture acérée, Jennifer Egan nous plonge dans la conscience et l’histoire de
ces deux personnages dont les chemins un jour se sont croisés. Jeune homme
timide, Bennie se passionna pour le punk, dans un San Francisco débridé.
Adolescente au tempérament fougueux, Sasha partit pour Naples afin d’oublier
des parents destructeurs. Une foule de personnages jalonnent leur existence,
qu’il s'agisse de Lou Kline, le mentor allumé de la bande, ou de l’oncle de
Sasha, un homme au bord du gouffre.
Ces
histoires de vie s’enchaînent, des personnalités très fortes se dégagent, une
véritable tension naît autour de leurs destinées. En restituant le passage du
temps et les aléas du désir, Jennifer Egan ausculte notre capacité à avancer et
à devenir ce que nous sommes, sans rien nier du passé.
Mon avis
Après
mes deux déceptions de la semaine passée, c’est avec un peu d’appréhension que
j’abordais ce roman de Jennifer Egan, auréolé du Prix Pulitzer 2011. Me voilà
rassurée, j’ai beaucoup aimé !
Le
roman a quelque chose de choral, ou plutôt, je devrais dire qu’il ressemble à
un puzzle. Chaque chapitre est consacré à un personnage différent de l’histoire
et/ou à des moments différents. Mais les liens sont explicités, la romancière
ne joue pas à nous égarer… Cela permet de comprendre la trajectoire de chacun,
de saisir les personnages à des moments différents de leur vie, selon des
éclairages différents, car ce sont aussi les points de vue, les perspectives
qui changent. Le titre pourrait laisser craindre un récit très désenchanté,
nostalgique ou bercé d’amertume, mais Jennifer Egan est plus subtile que cela.
Oui, bien sûr, il y a des moments poignants, où le souvenir de ce qu’était tel
personnage vient le mordre, lui infliger une douleur évidente face aux
compromis et aux chemins amers qui se sont imposés à lui. Mais ce n’est pas la
tonalité dominante du roman. Finalement, chacun a fait ses propres choix, a
suivi des voies pas toujours attendues, a ressaisi in extremis sa destinée, après des errements malheureux ou des
revers de fortune. Il y a une forme d’optimisme non-niais, si vous me passez
l’expression, que j’ai apprécié.
Cela
s’accompagne très logiquement d’un regard humain sur les personnages, dénué de
jugement, de cynisme ou d’ironie, plein d’empathie et de douceur. D’ailleurs,
Jennifer Egan ne cède pas à la tentation de la peinture d’une folle et
merveilleuse jeunesse (versus « l’âge mûr synonyme de renoncements et de
compromissions répugnantes »), certains personnages ont une adolescence que
personne ne saurait envier. Inversement, elle ne considère pas les
tâtonnements de ses jeunes personnages comme des déviances, plutôt comme le
signe d’une quête de soi.
Au
final, le roman évoque des êtres qui, bon gré mal gré, ont tracé leur route, en
essayant de se saisir de leur vie, il parle d’accomplissements sans prétendre
qu’il s’agit de quelque chose de facile ou d’idéal. Il capte des instants de
vie, de doute, à tous les âges ou presque, en partant de l’adolescence. Il se
concentre plus particulièrement sur Bennie et Sasha, mais d’autres personnages
sont également évoqués, qui évoluent autour d’eux. De la solitude de certains –
Sasha dans ses années italiennes, face à son oncle, un des chapitres déchirants
du roman – aux difficultés conjugales des autres, j’ai trouvé que le roman
rendait compte à la fois de la difficulté de vivre et des joies qu’offre
l’existence, sans pathos ni cynisme.
J’ai
apprécié la construction du roman : chorale, complexe, mais jamais
affectée ni prétentieuse. S’il demande un effort de la part du lecteur pour
reconstituer la constellation des personnages, le récit ne l’égare jamais dans
de vaines circonvolutions intellectuelles visant à prouver au lecteur la
virtuosité de la romancière. Surtout, la construction fait sens par rapport au
propos de Jennifer Egan, par rapport à la vision de l’existence qui est
proposée (j’aimerais pouvoir en dire autant de tous les romans à la
construction compliquée).
L’écriture
trouve le juste milieu entre pathos et sécheresse du regard : la distance
est toujours la bonne, à mon sens. Ni trop près (le regard est sans
complaisance), ni trop loin (les personnages ne sont pas des marionnettes dans
un jeu de massacre).
Une
dernière remarque qui n’a certes rien à voir avec le roman : j’ai lu le
livre en e-book. Vers la fin du roman, Jennifer Egan adopte le point de vue
d’une jeune fille qui rédige son journal sous forme de diaporama (de type
powerpoint) : quelle ne fut pas ma stupeur de constater qu’il me manquait,
dans ce chapitre, les côtés des diapos. J’ai d’abord pensé que c’était parce
que j’avais grossi la police (toujours mes vieux yeux…) : non. J’ai
ensuite modifié la disposition de la page, pour passer en mode portrait :
rien à faire. J’en conclus que Stock a fait ou confié la réalisation en format
e-pub sans s’assurer que le travail était bien fait, genre « j’appuie sur
le bouton EFFECTUER LA CONVERSION et je ne m’avise pas de la spécificité
de certains chapitres ». Le chapitre était donc difficilement lisible.
J’ai envoyé un mail furibond à Stock. Pour résumer ma pensée, j’en ai assez que
les éditeurs français méprisent le format numérique (par mépris intellectuel
autant que financier, trop peu lucratif encore) tout en faisant payer le prix
fort aux lecteurs. Oui, Messieurs les Gardiens de la Littérature, il y a de
fervents lecteurs qui apprécient la lecture numérique (maniabilité, nomadisme
simplifié et SURTOUT gain de place sur des étagères surchargées au bout de
décennies de lectures forcenées) sans rien trahir de leur goût pour la
littérature. Et puis quel mépris pour la création littéraire, non ?
Bref,
je m’égare, je m’égare… Qu’avons-nous
fait de nos rêves ? est un très beau roman (en dépit du chapitre que
je n’ai pas vraiment lu), je vous en recommande la lecture.
Pour qui ?
Pour
les amateurs de littérature américaine. Pour ceux qui ont envie de lire un
roman fort, dénué de cynisme.
Jennifer
Egan, Qu’avons-nous fait de nos
rêves ? (A Visit from the Goon
Squad), Stock/La Cosmopolite, 2012. Traduit de l’anglais (USA) par Sylvie
Schneiter (je crois, même ça c’est difficilement lisible sur mon édition
numérique !). Publication originale : Alfred A. Knopf, 2010.
6 commentaires:
Ton billet est magnifique (j'adore, entre autres, "lui infliger une douleur évidente"), on sent que tu as parfaitement "reçu" ce roman (et tu as réussi à rendre compte de tout ce que tu y as perçu, ce qui est parfois si peu évident !).
Tu as bien fait de pointer la (lourde) négligence de l'éditeur pour la version numérique : je commence moi aussi (pour les mêmes raisons que toi, mais ma fille cadette n’est pas DU TOUT d’accord car c’est une grande lectrice, qui adore se planter devant ma bibliothèque pour y piocher des livres que j’ai aimés (les seuls que je garde)) à lire, occasionnellement, des livres numériques et j’ai déjà constaté, par exemple, que certain éditeur n’avait que faire des césures correctes de mots. Mais pour le Jennifer Egan, c’est grave (l’éditeur devrait t’envoyer la version papier, à titre de dédommagement, un petit geste commercial n’a jamais nui ; en tout cas, il ne devrait pas laisser la version numérique telle quelle, maintenant qu’il sait qu’il y a un problème !).
Merci! J'ai effectivement été touchée par le roman, et je suis contente d'avoir réussi à l'exprimer (pas évident, comme tu dis!)...
J'avais eu des déconvenues avec le tout premier e-book que j'avais acheté (ça commençait bien) : au bout d'une quarantaine de pages, plus rien! Au bout de quelques semaines, le vendeur m'a remboursée, m'ayant expliqué qu'il avait signalé le problème à l'éditeur, mais qu'en gros on pouvait se brosser pour avoir une version corrigée... Consternant! Je n'ai jamais lu le livre, finalement... Et d'accord avec toi : en termes de césure de mots, de sauts de page, les éditions numériques sont parfois à la limite de l'acceptable... Peut-être que ta fille a raison, après tout!
Je suis emballée par ton commentaire, il donne vraiment envie de découvrir ce roman. Et je vois que tu lis le tome 2 de The Agency... Hâte d'avoir ton avis!
Tant mieux! Peut-être pas la lecture de l'année pour moi, mais une excellente surprise, un beau moment de lecture, et je me prends à repenser aux personnages depuis! Pour The Agency, billet(s) à venir!!!
Acheté, lu, pas encore chroniqué, mais je voulais juste te dire que j'ai aimé !
Ah! je suis contente que tu aies aimé! J'espère que tu auras le temps de le chroniquer!
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