dimanche 8 juin 2014

Dernière récolte d'Attica Locke


J’étais complètement passée à côté de Marée noire, premier roman traduit en français d’Attica Locke, mais celui-ci m’a tapé dans l’oeil sur l’étal du libraire. Il a tenu ses promesses.
Si je devais émettre une toute petite réserve sur Dernière récolte, je dirais que l’assassin était si inattendu que c’en est moins surprenant, c’est un vieux truc du roman policier, l’auteur attire l’attention sur quelques suspects intéressants et puis, non, l’assassin est celui qu’on n’attendait pas. Cependant, ce n’est qu’une petite réserve car nous sommes dans un roman noir, et l’essentiel est ailleurs. 
Alors même qu’on sait qu’un meurtre a eu lieu à Belle Vie, le début prend son temps: il faut apprendre à connaître Caren (j’y reviens dans un instant) mais surtout à connaître Belle Vie, ce domaine si complexe, bâti sur le sang et les larmes des esclaves, passé aux mains d’une riche famille après l’Emancipation sans tourner le dos au sang… Mais chut! On voit, on sent, on goûte cette terre du Sud, sa végétation, ses couleurs, ses orages, sa cuisine, comme on peut les ressentir chez James Lee Burke, et on perçoit les fantômes qui l’habitent. Ce n’est pas le moindre des talents d’Attica Locke de nous faire percevoir tout cela.
Assez classiquement mais avec brio, Attica Locke entremêle ce passé douloureux et le présent, et je devrais même dire plusieurs strates du passé: celui de la période de l’esclavage, celui de la période complexe de l’Emancipation, et un passé familial plus proche, l’enfance de Caren et des frères Clancy. Le passé est l’une des grandes questions de ce roman : Belle Vie est un domaine qui accueille les touristes et des événements festifs, notamment des mariages. Il entretient l’illusion d’un passé remémoré quand il s’en accommode pour livrer une certaine vision de l’Histoire, sans aspérités, qui gomme la douleur, nie l’horreur fondatrice de la plantation. 
Le talent de l’auteure pour camper des personnages solides et justes est impressionnant. Caren n’est pas très sympathique au premier abord, mais elle est follement intéressante et au final, bouleversante. Les deux frères Clancy incarnent cette morgue inconsciente et décomplexée de ceux qui sont bien nés et qui sont persuadés d’être magnanimes. Mais ce ne sont pas des caricatures de salauds: tout abjects qu’ils soient, ils sont aussi des créatures enchaînées à leur passé, des prisonniers de la légende familiale, acharnés à se tisser un destin en propre. Cela ne les rend pas meilleurs, mais plus intéressants. Le passé, toujours le passé, et la volonté pour l’un des frères Clancy de s’en échapper, tout comme Caren, évidemment pour des raisons et par des moyens diamétralement opposés. 
Et puis Attica Locke n’oublie pas le présent, car il ne s’agit pas d’un mémorial… C’est de la Louisiane d’aujourd’hui qu’elle nous parle, du rapport à la mémoire mais aussi de l’Amérique et du monde tels qu’ils vont. Il y a Donovan, suspect idéal, noir, traînant un casier, que les Clancy feignent d’aider pour mieux l’enfoncer et mener à bien leurs petites affaires; et le système judiciaire leur emboîte le pas, sans sourciller. Il y a aussi cette victime, une Latino, esclave des temps modernes, exploitée et frappée par son patron blanc, mais aussi ostracisée par les Noirs de Louisiane, parce que rien n’est simple… Les perdants sont toujours les mêmes: les Noirs, les Latinos, les pauvres… 
Le tout est mené de main de maître, avec une progressive montée en puissance, un crescendo dans la tension narrative parfaitement maîtrisé, soutenu par une écriture claire, limpide, jamais pesamment didactique ni moralisatrice. Attica Locke ne révolutionne pas le roman noir, mais elle l’investit avec un immense talent. J’ai le sentiment d’avoir découvert une auteure à suivre, et c’est déjà énorme… 
On peut lire une interview intéressante de l’auteure sur le site de ventes de livres numériques Feedbooks, une interview menée par l’excellent Bernard Strainchamps : c’est ici!

Et aussi l'avis de Jean-Marc Laherrère. 


Attica Locke, Dernière récolte (The Cutting Season), Gallimard/Série Noire, 2014. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude. Publication originale : 2012. Disponible en ebook.

5 commentaires:

Kathel a dit…

Tiens, je n'avais pas accroché à Marée noire non plus, peut-être cela marcherait-il mieux avec celui-ci, comme pour toi !

Tasha Gennaro a dit…

En tout cas, j'ai été séduite! Pardon pour le délai dans la réponse, j'étais absente ces derniers jours...

Theoma a dit…

Voilà qui est très tentant !

Maïté Bernard a dit…

Bonjour
cela ne vous surprendra pas, c'est la chronique de Jean-Marc qui m'a donné envie de le commander. Je l'ai lu avec beaucoup de plaisir et je suis allée le chroniquer sur Babelio. Sinon, hier, j'ai commencé "L'Etrange mort du major Bagshot" qui a l'air assez rigolo.

Tasha Gennaro a dit…

Eh non, c'est quand même l'une des références que ce cher monsieur Laherrère! J'irai voir votre chronique sur Babelio. Connais pas ce roman, je note le titre, pour les moments où j'aurai besoin d'un ouvrage un peu amusant, merci!