Ceux qui me connaissent le savent, sans être une spécialiste, j'ai un goût très prononcé pour les documentaires, en particulier ceux qui saisissent un aspect de la société. Ce n'est que vers 2000 que j'ai découvert Wiseman, à la faveur de la diffusion de plusieurs de ses films sur Arte. Je viens de regarder, grâce à mon abonnement à Uncut (d'UniversCiné), Domestic Violence, film documentaire de 3 heures de 2001. Il y filme un centre d'accueil pour femmes battues (il y a quelques hommes mais on ne les voit pas) de la ville de Tampa en Floride. On retrouve ce qui fait la marque de Wiseman: pas de voix off, pas de commentaire, pas d'interviews, rien qui laisse transparaître la présence de celui qui film, hormis quelques regards à la caméra des personnes filmées (mais peu). On a souvent souligné la proximité de Wiseman avec l'école de sociologie de Chicago. De fait, il dresse film après film un portrait critique des Etats-Unis. Ici pourtant, il n'y a pas de dénonciation des institutions qui viennent en aide à ces familles où règne la violence, si ce n'est dans une réunion où le personnel du foyer échange sur un cas précis. On voit alors l'incurie des services sociaux, qui scandalise ces travailleurs sociaux eux-mêmes. Mais la charge critique de Wiseman est ailleurs : il construit rigoureusement son film et peu à peu, c'est un constat sans appel sur les effets dévastateurs du virilisme et de la pauvreté. Car si la violence domestique frappe dans tous les milieux (on y parle ainsi d'un prof d'université qui frappe sa femme), il est clair ici que les classes populaires américaines sont plus exposées, fragilisées par un recours plus important à la drogue et à l'alcool, par le déclassement social, par les conditions de vie des plus pauvres. Les femmes que l'on voit, jeunes, vieilles, blanches, latinos ou afro-américaines, ont souvent vécu en couple très jeunes, ont eu des enfants très vite et n'ont pas eu accès à l'éducation et/ou à l'emploi (pas toutes, mais elles sont nombreuses). Dès lors que les hommes et les femmes grandissent dans l'idée que le mâle mène la danse, que le sexe fort décide de tout, ces femmes n'ont pas une chance. Elles ont elles-mêmes intégré les règles de la domination masculine la plus extrême, et leur reconstruction passe par l'apprivoisement d'une vie et d'une pensée autonomes.
Le film comporte des scènes saisissantes, en particulier quand les femmes ou les enfants s'expriment, soit en entretien avec des personnels aidants (référents, psy, conseils juridiques) soit en groupes de parole. Je pense à la scène où les enfants racontent les scènes de violence, ou à celles des groupes de parole, qui permettent aux femmes, aidées par une personne qui encadre, à comprendre ce qui est arrivé, à analyser les mécanismes de la violence et de la soumission. Et bien sûr, on voit que nombre de ces femmes n'ont pas seulement eu un conjoint violent, elles ont connu un climat de maltraitance familiale dès leur enfance, quand elles n'ont pas été purement et simplement des enfants violentées.
Domestic Violence n'est pas un film optimiste, même si d'abord on se prend à croire qu'une sortie est possible. La construction du film est très rigoureuse: d'abord, la police intervient chez les gens. Maris violents, frères et enfants violents... Puis on est au foyer: on assiste à des admissions ou plutôt aux entretiens qui les suivent; on voit différentes étapes dans la reconstruction de ces femmes ; il y a la prise en charge par les référents, les points que font les personnels aidants entre eux, les psy, les conseillers juridiques, les groupes de parole, les discussions entre les femmes. Mais vers la fin du film, l'inquiétude est plus forte. Et très logiquement, le film se termine sur une nouvelle séquence au sein d'un couple. L'homme a appelé la police. On comprend que ce qu'il veut en fait, c'est moins prévenir un acte de violence dont il pourrait se rendre coupable que recourir à la police pour expulser la femme avec qui il vit ; et loin de la mésentente qu'il évoque, on est bien dans un cas de violence... La police reste impuissante car rien ne s'est encore passé ce soir-là, mais l'on devine que la femme pourrait bien grossir les rangs des pensionnaires du foyer.
Il y a eu un Domestic Violence 2, l'année suivante, qui se penche sur la phase juridique, sur les actions en justice. Je vais le regarder sans tarder, mais je vais laisser passer un peu de temps...
Frederick Wiseman, Domestic Violence, 196 minutes, USA, 2001. Visible en ce moment sur Uncut (UniversCiné) et disponible en DVD dans le coffret, volume 3, édité par Blaq Out.
2 commentaires:
Un sujet qui touche malheureusement toutes les sociétés. Je te rejoins sur un schéma cyclique, une transmission via l'éducation. Elle touche toutes les classes sociales mais celles qui partent sont souvent celles qui ont un job, un statut social plus important. J'ai vu un documentaire sur des familles d'accueil qui prennent chez ces femmes (et leurs enfants) qui ont fui leurs conjoints. Je suis allée dans le cadre de mon travail dans un lieu refuge, avec code à l'entrée car leurs maris les menacent toujours. Les regards sont très forts, elles craignaient mon collègue car c'est un homme. Et puis ces hommes, j'ai vu un reportage sur ces lieux où ils apprennent pourquoi "ils tapent" leurs femmes, pourquoi les mots leur manquent, pourquoi ils ont recours à la violence - pareil, c'est souvent dans l'enfance, l'éducation qu'un schéma se dessine.
Je trouve courageux tous ces acteurs qui travaillent à leurs côtés.
La fille d'un ami a été tuée par son conjoint alors qu'elle venait récupérer ses affaires (il a pris la fuite et on ne l'a jamais arrêté). Je peux imaginer la peur de ces femmes, mais ce que tu dis, notamment sur leur crainte de ton collègue, glace tout de même le sang. Oui, j'ai aussi une admiration folle pour les gens qui travaillent à leurs côtés...
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