mercredi 21 décembre 2022

Les liens mortifères de Sophie Lebarbier





Présentation éditeur

Qui a tué la ravissante Ingrid ? Et pourquoi ? Sa sœur Léonie, psychologue trentenaire, aussi vive que névrosée, tente de comprendre. En parallèle, Fennetaux, une commandante de police atypique, légèrement allumée mais redoutable, mène l’enquête officielle. 

Tandis que le mystère s’épaissit, les deux femmes unissent leurs forces pour démêler les liens mortifères d’une histoire dont les origines remontent à il y a fort longtemps… au cœur d’un village médiéval de l’Ardèche.

Ce que j'en pense

Il faut que je vous dise tout d'abord que j'aimais beaucoup la série Profilage, du moins les premières saisons, avec son côté totalement irréaliste, l'héritage de figures et de motifs de littérature populaire échevelés et assumés. Par conséquent, lorsque j'ai vu que l'une des créatrices-scénaristes publiait un polar chez Albin Michel, je n'ai pas hésité. Bon, le titre, je ne vous le cache pas, je ne le trouve pas terrible. En revanche, j'ai été très vite emportée par l'histoire et les personnages. 

L'efficacité scénaristique est bien là, avec un sens du rythme de la narration, un talent pour ménager des rebondissements sans pour autant épuiser le lecteur. Est-ce du thriller? Je ne sais pas. Un peu, sans doute, mais vous savez, on s'en fiche. 

Sophie Lebarbier travaille des motifs tels que la filiation, et elle s'y entend pour parler d'enfances tordues, de mères atypiques. Mais surtout, j'ai aimé ses personnages, et en particulier ses deux héroïnes, Léonie et Fenneteaux. Léonie est une jeune psy à laquelle on s'attache d'emblée, avec son jules tendre et envahissant tant il est moelleux, avec ses névroses familiales, avec ses rondeurs. Mais j'avoue un faible pour Fenneteaux, peut-être parce qu'elle est plus proche de moi (par l'âge notamment). J'ai adoré cette "vieille" qui ne s'en laisse pas compter, son équipe qui, alleluia, ne comporte pas de mâle dominant. J'ai été sensible à sa maladie chronique (pour bien connaître le sujet, hélas), évoquée sans détour ni pathos. J'ai aimé sa façon de mener l'enquête.

J'ai passé un excellent moment de lecture, et j'ai très envie de retrouver les personnages dans un prochain roman : pourvu que ce soit le premier d'une série!


Sophie Lebarbier, Les liens mortifères, Albin Michel, 2022.  

mercredi 14 décembre 2022

Bois-aux-Renards d'Antoine Chainas



Présentation éditeur

Un accident de voiture au beau milieu de nulle part laisse une fillette orpheline et estropiée, Chloé, sauvée in extremis par trois hommes et une guérisseuse.
Trente-cinq ans plus tard, Yves et Bernadette, un couple de tueurs en série, sillonnent les routes dans un camping-car Transporter T3 Joker Westfalia en quête d’auto-stoppeuses.
Anna, une gamine témoin de leur premier meurtre de l’été, réussit à leur échapper et se réfugie au cœur d’un bois où une étrange femme boiteuse, entourée de renards, prend soin d’elle.
Dans ce bois vit une communauté coupée du monde moderne, au plus près de la nature et des mythologies du lieu tout en veillant à préserver quoi qu’il en coûte sa tranquillité et sa pérennité.


Ce que j'en pense

Antoine Chainas étant l'un de mes auteurs favoris, j'attendais avec une impatience folle ce nouvel opus, et sans appréhension. Parce que Chainas, soit j'aime, soit j'adore. Plus sérieusement, c'est à mon sens l'une des voix les plus singulières et les plus puissantes du roman (noir) français, un styliste (je ne sais quel mot employer, c'est le moins pire) époustouflant. 

Bois-aux-Renards m'a d'abord saisie par cela : la beauté de l'écriture. Qu'il lance des phrases courtes comme dans l'incipit du roman, qui nous place d'emblée sous le signe du récit mythologique, ou qu'il enroule des phrases qui se déploient comme des racines, des rhizomes, Antoine Chainas fait preuve dans ce roman d'une maîtrise de la langue et du rythme incroyable, époustouflante. La force du verbe de Chainas m'avait déjà saisie lors de ma première lecture de l'auteur, avec Versus (vous rappelez-vous ce début incroyable?), mais je trouve que Bois-aux-Renards change encore d'échelle. 

Sa phrase se fait aussi sinueuse que les lacets de ce monde à part, que les racines des arbres, que les méandres des esprits. Ce qui est certain en tout cas, c'est que l'écriture de Chainas enveloppe comme des volutes de fumée, envoûte, charme et effraie tout à la fois. 

Car c'est Chainas tout de même : âmes sensibles et amateurs de feel-good books s'abstenir. Bois-aux-Renards secoue, dérange, à la fois avec des scènes de pure cruauté et une capacité à remuer ce qu'il y a de plus sombre en l'espèce humaine, sans faire des personnages de bêtes monstres sans chair ni âme. Une fois encore, j'ai eu l'impression qu'à certains égards, il s'amuse avec les codes, les stéréotypes du rural noir tel qu'on nous l'a vendu ces dernières années. La mère qui vit dans des mobile home, perpétuellement en fuite, représentante d'un white trash à la française, Le couple de tueurs sur la route, alliance d'eros et thanatos dans un combi Volkswagen, dont la destinée déraille soudain. Les illuminés un brin survivalistes, en marge de la société dans leurs hameaux désertés. Pour tout vous dire, les meurtres des deux amants terribles m'ont moins glacé le sang que la scène des renardeaux (lisez, vous comprendrez) qui m'a secouée, bouleversée, stupéfiée.

Mais la force de Chainas, c'est qu'il offre un roman à plusieurs niveaux de lecture, l'une balayant l'autre, et il ne s'en tient pas à ce qui pourrait être une aimable blague (et d'ailleurs, il est possible que je me plante complètement en y voyant un jeu malicieux avec des codes déjà éculés). 

Le premier chapitre, bref et saisissant, place le roman sous le signe de la mythologie. Ce Bois-aux-Renards est un non-lieu, un espace où l'on se perd mais où l'on est ramené à quelque chose de fondamental. C'est un lieu de transformation et de dénuement, d'inversion de tout (vous avez vu comme je cause bien ? oui c'est affligeant, "inversion de tout"). Il m'a semblé qu'il y avait quelque chose d'asiatique dans la symbolique liée aux renards : gardiens du puits et de la tour, ils sont les créatures qui mènent les êtres vers une transformation, ils les guident vers LE passage, ils sont omniprésents dans la forêt et dans les contes, mythes et légendes d'Admète. 

Un autre point qui me frappe, c'est la maîtrise de la structure. Sans être complexe à la lecture (jamais on n'est perdu), le roman est virtuose dans la construction, allant d'un personnage à l'autre, dévoilant progressivement les points fondamentaux du récit. A cet égard, Bois-aux-Renards est aussi sinueux que la phrase, avec des récits emboîtés, des retours en arrière insérés dans des moments de paroxysme, comme des pauses en décalage, une mosaïque de points de vue. Et Chainas allie ainsi la puissance de la lecture mythologique et la lecture sociale du roman noir. Puissance dévastatrice de la société capitaliste, aliénation de la consommation et du salariat, face à l'ensauvagement pulsionnel. 

Je pourrais vous parler des personnages, de Chloé et de cette maison à la Frank Lloyd Wright, d'Hermione, d'Admète, d'Anna, et je n'épuiserais toujours ma lecture et les sensations éprouvées.

Je rate sans doute bien des dimensions de ce roman gigogne, que j'ai fini il y a quelques heures. Mais je sais une chose : 2023 démarre fort. 

Sortie le 5 janvier. 


Antoine Chainas, Bois-aux-Renards, Gallimard, La Noire, 2023.

dimanche 4 décembre 2022

Un colosse de Pascal Dessaint



Présentation éditeur

L’histoire incroyable de Jean-Pierre Mazas, lutteur sensationnel qui galvanisa les foules, monstre de foire inouï qui suscita tous les fantasmes, curiosité médicale que les plus grands scientifiques étudièrent à la Pitié-Salpêtrière. Pascal Dessaint s’est plongé dans les registres de l’État-civil, dans les archives départementales de la Haute-Garonne. Il a réuni des dizaines d’articles de presse, des témoignages, des rapports médicaux, des photos, des biographies, des récits, des romans, pour reconstituer le parcours du Colosse, et faire émerger l’homme derrière la figure du héros populaire.


Ce que j'en pense

Un colosse n'est pas un roman mais un récit, un très court récit qui retrace l'itinéraire d'un homme hors-normes, Jean-Pierre Mazas, métayer du XIXème siècle qui avait pour particularité de mesurer 2,20 mètres et d'être d'une force herculéenne. 

Ce n'est pas la première fois que Pascal Dessaint sort des sentiers du roman noir, qu'il a toujours empruntés de façon personnelle et souvent atypique, d'ailleurs. Mais Un colosse ne perd pas pour autant deux traits de son écriture (et du noir tel qu'il le pratique) : le sens du social et la puissance tragique. Rien de tonitruant dans son récit, ne vous attendez pas à ce qu'on sorte les violons, tout est sobre au contraire pour dépeindre cette vie extra-ordinaire. 

A travers la vie de Jean-Pierre, Pascal Dessaint peint un monde rural, celui des métayers, tout entiers soumis aux propriétaires terriens, notables du XIXème siècle et en ce sens modernes, mais aussi reliquats d'une organisation quelque peu féodale. La scène où Teulade lui rend visite est terrible : peu importe ce qui arrive à Jean-Pierre, ce qui compte, c'est que la terre soit travaillée comme à l'habitude. Jean-Pierre est un outil pour Teulade, qui contribue à sa fortune. Pascal Dessaint n'oublie pas de parler de la noblesse de ce travail de la terre, dans sa dureté même. Les scènes de labour sont très belles, il y a une forme d'harmonie entre l'homme, la bête et la terre. 

C'est aussi un monde en pleine mutation, dans lequel, développement ferroviaire oblige, les distances diminuent grâce à la vitesse croissante des locomotives. C'est surtout un monde de spectacle et de médias qui connaît ses premiers sommets. La presse relate les exploits des lutteurs, et le spectacle sillonne les villes et les campagnes. Le public se délecte des combats inégaux, parfois sanglants, et la cruauté n'a rien à envier à nos tristes spectacles télévisuels ou aux débordements des réseaux sociaux. Pascal Dessaint saisit ce moment où naît la société du spectacle moderne, soutenue par l'essor de la presse. 

Ainsi, à travers le destin de Jean-Pierre, il donne à voir un XIXème siècle d'avant les terribles conflits mondiaux qui vont déchirer l'Europe, avec une France en proie à des soubresauts politiques qui ne semblent pas avoir d'effets sur la vie de ces gens des campagnes, en tout cas dans les périodes apaisées. La vie de Jean-Pierre est pourtant scandée par les changements de régimes, par les grandes évolutions sociales et les tensions qui aboutissent parfois à des tragédies (Fourmies). Elle reste une "vie simple", celle d'un homme qui ne parle pas ou peu le français, qui ne sait ni lire ni écrire, qui n'est probablement pas armé pour comprendre ce qui lui arrive, et qui est constamment ramené à sa condition, celle d'un homme qui ne s'appartient pas. Métayer, il est gouverné par le propriétaire; lutteur et héros populaire, il est réifié en tant que "colosse"; monstre de foire, il n'est plus que l'ombre d'un homme; et objet d'études médicales, il est certes objet de connaissances plus approfondies, mais toujours ramené à des catégories qui ne permettent pas de le cerner en tant qu'être humain. Somme toute, il est toujours outil ou objet, et nous ne savons rien de ce qu'il ressent, ou pas grand-chose. C'est là qu'est le talent de Pascal Dessaint : il pourrait faire un récit de 300 pages ou plus, habiller de chair romanesque Jean-Pierre. Mais s'il revendique des libertés de romancier, il n'entend pourtant pas faire un roman. Il s'en tient à ce que les documents, les archives lui disent. Et si ces archives ne disent pas grand-chose de qui était l'homme, l'être pensant, douté d'émotions et de sentiments, elles disent beaucoup de la société de l'époque, et Pascal Dessaint a l'excellente idée de se "contenter" de cela, parce que précisément, ce "peu" dit assez que Jean-Pierre Mazas, au fond, ne s'est pas totalement appartenu, qu'il existait dans le regard des autres. Il me semble que Un colosse lui rend un bel hommage, est un beau tombeau littéraire, bien plus puissant qu'une somme de 500 pages qui n'aurait été que le résultat du regard d'un romancier (encore un regard qui façonne en inventant). 


Pascal Dessaint, Un colosse, Rivages, 2021. Disponible en poche.

lundi 10 octobre 2022

Paysages trompeurs de Marc Dugain

Présentation éditeur



Un agent du renseignement disparaît après une opération catastrophique de récupération d’otages en Somalie. Deux journalistes d’investigation meurent accidentellement alors qu’ils enquêtaient sur l’assassinat d’un couple de touristes dans l’Atlas marocain. À la croisée des deux affaires, l’agent, devenu clandestin, s’associe à un producteur de documentaires utilisé par les services français et à une psychologue d’origine israélienne pour braquer des fonds colossaux circulant entre des narcotrafiquants d’Amérique latine et des Pasdaran iraniens. À quoi l’argent de ce hold-up est-il destiné ? La question, au cœur de l’intrigue, se double d’une réflexion sur le rôle de la manipulation dans cet univers parallèle qu’est le monde cloisonné du renseignement. De Paris à la Somalie, de l’Afrique à l’Islande et, pour finir, au Groenland, les trois protagonistes triomphent de maints obstacles, dont le moindre n’est pas la trahison, avant de confronter le lecteur à un dénouement qui fait la part belle au facteur humain.

Ce que j'en pense

J'ignore si l'espionnage a un jour cessé d'être lu, mais la création de la collection Espionnage (faisons simple) chez Gallimard, sous l'égide de Marc Dugain, nous rappelle à quel point c'est une forme littéraire passionnante et exigeante, qu'on aurait tort de laisser aux seules séries de cinéma ou de télévision. J'avais aimé le premier opus, signé Maury et Victor, et Paysages trompeurs de Marc Dugain n'est pas loin de la perfection. 

La première chose remarquable est sa capacité à nous happer dès les premières pages, qui évoquent pourtant une situation maintes fois écrite et filmée, mais qui bénéficie de l'écriture au cordeau de Marc Dugain. En quelques pages, j'étais prise au piège, incapable de lâcher le roman. La scène est à la fois spectaculaire et sobre, et elle crée d'emblée une tension et une attente qui jamais ne se relâcheront pendant le roman. La scène du "hold-up" (appelons-la ainsi), où l'espion rejoint la tradition du bandit social analysé par Hobsbawm, est admirable de maîtrise. 

Jamais cette tension ne conduira Marc Dugain à survoler l'intrigue, à sacrifier la précision documentaire au romanesque. Il a un talent fou pour rendre compte, par quelques notations de la narration ou par des dialogues et des situations, la complexité géo-politique de notre monde. Il nous permet de comprendre, sans pesanteur ni manichéisme, les tensions à l'oeuvre, les forces en présence, les enjeux historiques, politiques, sociaux. Ce roman allie la tête et les jambes, si vous me passez l'expression : nerveux, tendu, il va à mille à l'heure mais il nous livre aussi des clés de compréhension d'une réalité complexe et mouvante, explosive aussi. 

Il n'y a pas un mot en trop chez Marc Dugain, et jamais il ne cède à la facilité, jusqu'au dénouement dépourvu de clôture satisfaisante ou spectaculaire. 

Comme le remarque l'un des personnages, l'espionnage conçu par Marc Dugain est l'antithèse de l'époque : à notre exhibitionnisme permanent il oppose le secret, à la simplification outrancière il répond par la subtilité et la complexité. Ici d'ailleurs le roman d'espionnage rejoint le roman noir : il nous révèle ce qui reste invisible à nos yeux, ce que, nous promenant dans les rues de nos cités frémissantes, nous ne pouvons voir. Les armées de l'ombre sont à l'oeuvre, pour détruire ou préserver l'ordre des choses. Tout comme un certain roman noir lève le voile sur les dysfonctionnements sociaux qui mènent à l'écrasement des plus faibles, le roman d'espionnage montre les forces cachées à l'oeuvre, pour le pire et pour le meilleur. C'est sous nos yeux, et invisible ou incompréhensible. 

La force de la littérature, noire ou d'espionnage, c'est de déciller notre regard avec art. 

Marc Dugain, Paysages trompeurs, Gallimard, Espionnage, 2022.

L'os de Lebowski de Vincent Maillard



Présentation éditeur

(vous avez le droit de ne pas la lire. Je dirais même plus : je vous conseille de vous lancer dans la lecture sans rien savoir)

Jim Carlos aime bien son nouveau job de jardinier. Toujours accompagné de Lebowski, un chien pataud et affectueux, il travaille à la création d’un potager dans la propriété d’Arnaud et Laure Loubet, aux Prés Poleux. Dans la famille Loubet, tout est parfait et harmonieux. Un peu trop parfait et harmonieux. Entre le couple de bourgeois et Jim, une singulière relation se tisse au bord de la piscine où on le convie parfois. Ces moments étranges, Jim les consigne dans des cahiers. 


Ce que j'en pense

Voici un roman dont je n'aurais pas eu connaissance, je crois bien, sans sa réédition en poche. Et c'eût été bien dommage, croyez-moi, car c'est un bonheur de lecture. Vous allez trouver ça bizarre, mais j'ai commencé à le lire sans rien en savoir, sans avoir lu la quatrième de couverture, rien de rien. Je suis donc tombée des nues, quand arrive dans la danse Carole Tomasi (et donc la raison pour laquelle elle intervient). Ce que je dis n'a aucun sens pour vous? C'est normal. 

Le narrateur est Jim, jardinier paysagiste de son état, et il consigne ses observations et expériences quotidiennes dans un cahier bleu. Nous faisons ainsi la connaissance des horripilants clients de Jim, les Loubet, une prof d'économie à l'université et un rédacteur en chef de télévision, flanqués de leur non moins horripilante fille Amandine. Ils ont l'air parfait, ils ont une superbe propriété, de beaux cheveux, ils ont bon goût et comble du chic, ils entament une conversion écolo, si je puis dire. Parfaits, je vous dis.

Nous faisons surtout la connaissance du flegmatique Lebowski, le chien de Jim, celui par qui tout arrive, paradoxalement. Il est presque aussi taiseux que son maître, c'es vous dire. Il observe, il dort, c'est tout et ça suffit à tout déclencher.

Ce roman est une pépite de roman noir, qui lève les jupons sales d'une famille apparemment respectable et pénétrée de sa perfection, plein de morgue. C'est aussi les jupons bien cradingues de notre époque d'apparences et de faux-semblants que soulève le romancier. Ce n'est pas un roman déjanté ou hilarant, mais c'est drôle, drôle dans le genre grinçant. Vincent Maillard excelle à faire le portrait de nos contemporains, de nos travers, du mépris de classe (et de culture). Parce que dans le monde des Loubet, un jardinier est un rustre inculte sur qui ruisselle leur magnificence, évidemment. Alors quand Lebowski jette un os dans leur comédie de perfection, ben... y a un os. (suis-je drôle)

Et c'est vrai, certaines scènes vont vous faire rire par leur irrévérence, leur charge satirique. D'autres vous feront ressentir la beauté d'un espace resté un peu sauvage, livré à lui-même. Lebowski vous enchantera. La fin est douce-amère, pas de feu d'artifice, pas de justice formidable, non non. 

C'est fin, très bien mené, sans temps mort, sans superflu.

Donc qu'attendez-vous? 


Vincent Maillard, L'os de Lebowski, Philippe Rey, 2021. Réédition Points Policier. 



vendredi 7 octobre 2022

Madame Mohr a disparu de Maryla Szymiezkowa



Présentation éditeur

Cracovie, 1893. Zofia Turbotyńska, sans enfants, mariée à un professeur d’université, s’efforce de gagner sa place dans la haute société cracovienne. Dans ce but, et pour lutter contre l’ennui de sa vie domestique, elle s’engage au service d’une cause caritative : la Maison Helcel, maison de soins privée pour les malades et les vieux.

Lorsqu’une résidente, Mme Mohr, est trouvée morte dans le grenier, le médecin conclut à une crise cardiaque. Mais Zofia, grande lectrice de romans policiers, y voit aussitôt un acte criminel et décide d’enquêter. Plonger dans les secrets des uns et des autres, sinistres ou anodins, est bien plus amusant que coudre des sachets de lavande… Et qui sait, Zofia y trouvera peut-être une nouvelle vocation ?

Première aventure de cette Miss Marple à la polonaise, ce roman mêle pastiche hilarant et satire bourgeoise, tout en offrant au lecteur un savoureux portrait de Cracovie, avec ses commérages, ses figures historiques et ses mœurs d’un autre âge.


Ce que j'en pense

Voilà du changement du côté du polar polonais, et c'est très chouette. Et comme c'est le premier d'une série, c'est encore mieux. Est-ce du polar historique? Pas tout à fait. Est-ce du cosy crime? Je n'en ai pas lu assez pour dire, mais il me semble que ça n'en est pas tout à fait non plus. Ou c'est tout cela à la fois et plus encore. Quoi qu'il en soit, je me suis régalée. 

D'abord, j'ai adoré l'héroïne : elle n'est pas très aimable, et c'est pour cela que j'ai aimé la connaître, la suivre. Elle est un peu une parvenue, qui s'est haussée dans la société grâce à son mariage. C'est une femme de son époque, mais nos auteurs lui insufflent un brin de malice, une bonne dose de curiosité, et une belle intelligence. Nous découvrons la bonne société cracovienne par ses yeux et c'est piquant juste ce qu'il faut. 

Ensuite, la bonne idée, évidemment, c'est cette maison de soin, qui accueille aussi bien des pensionnaires fortunés que des indigents, le tout mené par des religieuses hautes en couleur. C'est un microcosme formidable, délicieux. Mais nous avons aussi de belles incursions dans divers lieux emblématiques de Cracovie, alors en pleine mutation, comme toutes les villes d'Europe à cette époque. 

En somme, Madame Mohr a disparu a le charme d'un récit d'énigme avec une héroïne qui n'est pas une enquêtrice professionnelle (et qui est bien plus charmante que Miss Marple, cette punaise), qui par son statut de transfuge de classe (comme on ne disait pas à l'époque) est en position d'observatrice autant que d'actrice,, et qui connaît divers milieux sociaux. Son tandem occasionnel avec sa domestique, bien rusée pour débusquer une "disparue", est délicieux. Son mari est assez rigolo aussi, un peu lunaire, et j'aime quand il reprend son épouse sur ses remèdes "de bonne femme", tout comme celle-ci se gausse des superstitions de sa domestique. 

Mais Madame Mohr a disparu a aussi la force d'une fresque historique, qui embrasse la société polonaise à un moment important. En cela, la préface de la traductrice est une bénédiction pour le lecteur ignorant (comme moi) de l'histoire de la Pologne dans des aspects précis. C'est précieux car cela facilite ensuite la lecture du roman, qui est parfaitement fluide, jamais didactique/pesant, et pourtant très ancré dans l'Histoire et ses tourments. Les auteurs entendent par cette série saisir les grandes fractures de l'Histoire de la Pologne, de Cracovie, de l'Europe, les trois étant évidemment articulées, liées dans leur destin. 

En somme, Madame Mohr a disparu est un bonbon acidulé juste ce qu'il faut, plein de bonnes choses. J'ai hâte de découvrir le deuxième volume, de retrouver Zofia.

Ah et la couverture : réussie, non? Moi j'adore. 


Maryla Szymiezkowa, Madame Mohr a disparu (TAJEMNICA DOMU HELCLÓW), Agullo Noir. Traduit du polonais par Marie Furman-Bouvard. 




De la jalousie de Jo Nesbø



Présentation éditeur

Aucun remède à la jalousie sinon le temps ou la vengeance, à chaud ou calculée.
Autour de Phtonos, longue nouvelle démoniaque dont l’ambiguïté perverse aurait ravi Patricia Highsmith, six récits illustrent la jalousie meurtrière : du raffinement de la bourgeoise hitchcockienne aux atermoiements de l’auteur à succès installé à l’étranger ; de la pulsion primaire de l’éboueur bafoué à la résignation blessée d’une petite vendeuse issue de l’immigration ; de la préméditation froide du photographe d’art raté à la ruse d’un chauffeur de taxi humilié par sa femme.


Ce que j'en pense

Et voilà que je me dis encore : bon sang, je ne lis pas assez de nouvelles! J'ai d'ailleurs quelques recueils qui attendent, parfois depuis deux ans, dans mon stock. 

Le Jo Nesbø attendait son heure et ces dernières 48 heures, j'ai dévoré le recueil. Bizarrement, la nouvelle qui m'a le moins convaincue est celle qui met en scène un écrivain, mais elle ne m'a pas déplu pour autant. C'est la magie des recueils de nouvelles : on n'y aime pas de la même façon les récits, les plaisirs varient. L'ensemble est très cohérent : la jalousie est l'un des moteurs les plus puissants de l'être humain, pour le pire, et ici pour le plus grand plaisir du lecteur. On connaît Jo Nesbø comme romancier habile et efficace, il est assez redoutable dans l'art de la nouvelle ou de la novela. Il est aussi à l'aise dans la brièveté, avec un art maîtrisé de ce qu'on pourrait appeler la nouvelle à chute, que dans la novela, qui prend davantage son temps et nous offre un concentré de thriller, avec des beaux retournements bien glaçants. Ses nouvelles sont tout en tension narrative et pourtant, il réussit à déployer de vrais personnages, à qui il donne corps en quelques pages, sans simplisme. La jalousie étend son aile noire sur des intellos et des gens bien nés comme sur les plus dominés, elle se manifeste avec une rapidité fulgurante ou se distille à petites doses jusqu'à l'accomplissement tragique. 


Jo Nesbø, De la jalousie (Sjalusimannen og andre fortellinger), Gallimard Série Noire, 2022. Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier. 

mardi 4 octobre 2022

Collapsus de Thomas Bronnec



Présentation éditeur

Persuadé de l’imminence de l’effondrement et de l’urgence à agir face à la catastrophe climatique, Pierre Savidan, un gourou écologiste arrivé presque par accident à l’Élysée, met en place des mesures drastiques : covoiturage obligatoire, scoring écologique incluant le nombre des naissances et les modes de consommation... Bientôt ouvrent des centres de rééducation idéologique qui accueillent les réfractaires, de plus en plus nombreux. Car, dans la société, les colères montent et se multiplient. Olivier Fleurance, patron d’un grand groupe agroalimentaire, fédère les oppositions et mène la rébellion au milieu du chaos naissant.
Savidan avait-il bien conscience que ses convictions l’amèneraient à affronter ce dilemme philosophique : pour sauver l’humanité, faut-il en sacrifier la moitié ?


Ce que j'en pense

Parfois je me demande si je ne suis pas un peu maso. Dire que je souffre d'éco-anxiété serait sans doute excessif, mais je ne suis pas du tout sereine sur le sujet, et si vous ajoutez à cela une colossale angoisse politique, eh bien on se demande pourquoi j'ai lu Collapsus. Je vous le dis tout de suite, je n'ai aucun mal à lire des romans qui me font du bien et qui n'ont aucune autre ambition, je ne lis pas pour qu'on me "dérange" ou pour éprouver du malaise. Mais allez comprendre, j'ai beaucoup aimé Collapsus, tout comme j'avais aimé Les initiés et En pays conquis

Collapsus n'est pas un polar, ni une dystopie, c'est de la politique fiction, qui pourrait prendre place aujourd'hui et maintenant. La qualité des auteurs de roman noir (comme Thomas Bronnec ou Jérôme Leroy) réside dans leur capacité à s'emparer des questions politiques cruciales et à nous montrer que nous allons droit dans le mur. Ne lisez pas ce roman si vous espérez trouver du réconfort ou des réponses à vos interrogations. Mais si vous voulez mettre des mots sur vos craintes, vos questions, loin des formules politiques qui claquent, des visions médiatiques réductrices, Thomas Bronnec est fait pour vous. 

Le constat est glaçant : nous ne faisons rien pour empêcher le pire, c'est-à-dire l'extinction de l'humanité. Nous, ce sont les politiques, les industriels et sans doute nous, simples citoyens, au-delà de notre impuissance apparente. Le personnage imaginé par Bronnec est terrifiant. Savidan pose les bonnes questions, prend des décisions radicales, qui devraient s'imposer, mais se heurte à la classe politique et aussi à une bonne partie de la population. Les questions posées sont complexes et je n'entends pas les résumer ici (lisez donc le roman). Mais c'est là que le roman rejoint la dystopie : pour empêcher le pire, Savidan prend des décisions qui sont pires que tout. Je ne vous apprends rien, la dystopie, c'est en fait l'utopie qui tourne mal. Et s'instaure dans le roman une dictature qui ne dit pas son nom, avec des camps de rééducation qui rappellent de sinistres précédents, tout comme les séances d'auto-critiques auxquelles sont "invités" les résidents "volontaires". On ressort du roman sonné : et s'il n'y avait pas de solution? 

Tout est fin dans le roman, et étayé par de solides connaissances sur le fonctionnement de nos institutions politiques. Rien de didactique, tout passe par des personnages fouillés, complexes, que ce soit Savidan, ex-gourou qui ne comprend pas l'aveuglement de ses contemporains, son moignon armé (pardon, vous comprendrez en lisant mon mauvais esprit), Mathilde, et les autres. Tout passe par une gradation dans l'action, remarquable, jusqu'au final glaçant, et somme toute tellement plausible. Savidan ne méconnaît pas la pugnacité de ses adversaires, mais il s'aveugle aussi lui-même : il se réclame de la volonté du peuple, mais qu'est-ce qu'un dirigeant élu par 6 millions de personnes? Il est convaincu du bien-fondé de ses décisions mais ne voit pas ce qu'elles impliquent de dérives fascisantes. Il agit au nom du bien de tous mais a du mépris pour la population, qu'il ne comprend pas. 

Thomas Bronnec refuse les simplifications et la force du roman réside notamment dans sa capacité à donner voix à tous les points de vue. A nous, lecteurs, de voir, d'adhérer ou non. Ce n'est pas un roman aimable, ce n'est pas un roman idéologique, c'est de la littérature, qui pose des questions sans asséner de réponse. 

Et au fait, superbe couverture, belle réussite graphique.

Thomas Bronnec, Collapsus, Gallimard Série Noire, 2022.


samedi 24 septembre 2022

Je suis le fils de ma peine de Thomas Sands



Présentation éditeur

Hiver 2021. Vincent Chanaleilles n’a plus d’illusions depuis longtemps. C’est un flic confronté à la solitude, à la barbarie. Des adolescentes disparaissent, qu’il ne parvient pas à tirer hors de la nuit, un jeune homme en rupture de ban égorge un gardien de la paix au métro Charonne, et Paris s’enfonce dans l’abîme. Hanté par la mémoire d’un père emporté par Alzheimer, le Capitaine avance dans un pays soumis, pétrifié par la peur. Il sait bien qu’il n’est pas là pour faire triompher la justice ou la vérité, mais pour colmater les brèches.

Les siennes aussi. Nuit après nuit, le Capitaine se lance sur les traces de ce père violent dont il a renié le nom, dont il ignore la langue. Il cherche à comprendre cet immigré algérien, condamné à fuir son commando FLN, perdu à l’aube des années 1960 au cœur du bidonville de Nanterre, puis essayant de se frayer en France un chemin fragile et douloureux. Il revient vers ses racines arrachées et se demande : hérite-t-on du sang noir de son père ?

Ce que j'en pense

Equinox + Thomas Sands + un titre superbe, évidemment je ne pouvais résister. J'avais été décontenancée par son précédent roman, et j'avais adoré le premier. Il me surprend encore, par un roman moins surprenant. Je m'explique. Il me semble que Thomas Sands fait ici des choix apparemment plus classiques (ce qui n'est pas un défaut): la quête d'un homme, Vincent, quête de lui-même et de son père, avec à la clé une forme d'apaisement et peut-être de réconciliation. Sur ce dispositif que je qualifie ici de classique, le talent de Thomas Sands est de ne céder à aucune facilité, et de ménager quelques fausses pistes narratives : ainsi l'enquête qui pourrait s'amorcer à partir du chapitre 2. Impasse narrative car on est loin d'une vision enchantée où les morts trouvent la paix grâce à un enquêteur qui leur rend justice en trouvant les responsables. Il en va de même pour le portrait du père qui se dessine peu à peu : pour lui point d'apaisement, comme le montre le dernier enregistrement. 

J'imagine que certains trouveront que le roman est écartelé entre deux fils narratifs : la quête liée au passé et à l'Histoire (la Guerre d'Algérie), la radiographie de la France contemporaine. Il me semble au contraire que les deux sont liés et que là réside la force de ce roman noir. Thomas Sands livre une vision très sombre d'un pays en plein effondrement, que le pouvoir livre à des peurs soigneusement entretenues, d'une société qui ne laisse pas une chance aux plus fragiles, et qui condamne ses "agents" (ici la police) à constater le désastre et à servir de bouc émissaire. Car Vincent, comme ses collègues, ne servent à rien, ils prennent la barbarie en pleine face, au point qu'ils n'ont guère de choix : devenir barbares ou mourir. 

Ce roman est une sorte d'histoire de la violence. Tout comme l'histoire personnelle et familiale de Vincent est une histoire de violence, l'histoire de la France est une histoire de violence et de sang qui rejaillit sur ses enfants. Vincent est le fils de cette peine et de cette violence, subie et infligée, et la société française d'aujourd'hui hérite elle aussi de cette violence, qu'elle a infligée, qu'elle continue d'infliger, et qu'elle subit à son tour. 

Si le roman semble classique dans sa forme, comme je le disais, il n'en reste pas moins qu'il offre un apaisement trompeur : il n'est pas de pardon, la haine ne peut s'éteindre, la violence se perpétue. Et là, je retrouve toute la force de Thomas Sands, chez qui il n'y a jamais un mot de trop, jamais une phrase facile. On ne sauve personne. On enterre seulement les morts : "Nous fermons les yeux des morts et les morts en retour nous ouvrent les yeux." Aux morts, donc : Sandra, Manu, l'inconnue du chapitre 2, le père. Et ce que nous voyons est horrible. 

Thomas Sands, Je suis le fils de ma peine, Les Arènes Equinox, 2022. 

La femme du deuxième étage de Jurica Pavicic





Présentation éditeur
C’est l’histoire de Bruna, qui tombe amoureuse de Frane, un beau marin. Ils se marient et emménagent au deuxième étage de la maison familiale. Au premier vit la redoutable Anka, la mère de Frane. Trois ans plus tard, Bruna est à la prison de Požega, où elle purge une longue peine pour le meurtre de sa belle-mère…
La Femme du deuxième étage est l’anatomie d’une tragédie dans laquelle des gens ordinaires deviennent acteurs de la rubrique faits divers. À la recherche des ressorts du drame, l’écrivain s’enfonce dans la peau de son héroïne et explore les circonstances qui ont conduit au meurtre. Excellent chroniqueur et critique de la réalité sociale, Pavičić traite des mutations d’une société en transition et de leur impact sur le microcosme d’une famille, sur fond d’images idylliques de la Méditerranée.

Ce que j’en pense
Vous savez quoi ? J’appréhendais la lecture de ce nouveau Jurica Pavičić. J’avais énormément aimé L’eau rouge, et puis je savais que La femme du deuxième étage avait été publié avant. Dans ce cas-là, je redoute toujours d’avoir quelque chose de moins abouti. Or, il n’en est rien.
Tout d’abord, sachez-le, commencer La femme du deuxième étage risque fort de vous extraire de toute vie sociale ou de toute autre tâche le temps de la lecture. J’ai pour ma part été happée par le roman en deux pages. Ensuite, si vous vous attendez à un « domestic noir » à la britannique, vous pouvez toujours le lire mais je pense que vous serez déçus car il n’est pas question ici de thriller psychologique. D’ailleurs, La femme du deuxième étage est publié dans la collection « Fiction » de chez Agullo. A mon sens, il aurait pu être en Agullo Noir, mais il n’est pas question de thriller, ni d’enquête. J’ai pensé au livre de Mancini, publié il y a plusieurs mois chez Agullo, qui n’a pourtant pas grand-chose à voir, mais parce que les deux romans ont en commun d’offrir un superbe portrait de femme. De bout en bout, j’ai été en empathie avec Bruna, voyant comme elle, impuissante, la tragédie arriver.
Il y a quelque chose de très singulier chez Pavičić, une façon de saisir le réel par le petit bout de la lorgnette, d’embrasser l’histoire politique et sociale de la Croatie par le prisme du fait divers, mais avec un rythme très particulier. Paradoxalement, son roman est d’une grande force tout en cultivant une forme de discrétion, si je puis dire : pas de fracas chez Pavičić, pas de paroxysme tapageur à grands renforts de suspense ; la tragédie progresse à bas bruit, et c’est encore plus fort.
A travers le destin funeste de Bruna et de Frane, Pavičić dresse le portrait d’une société en proie aux convulsions de la transition libérale. Fragiles socialement, ces deux jeunes gens sont soumis à des déterminismes sociaux très puissants, et sont écrasés par des circonstances terribles. Comme un leitmotiv, Bruna repense à la soirée de leur rencontre, par laquelle tout commence, avec un enchaînement contre lequel on ne peut rien. Mais comme elle le suggère à un autre moment, cela commence même avant : rien ne se serait passé de la même manière si le père de Frane n’avait pas eu d’accident au travail. Et c’est tout une société qui surgit sous nos yeux, ceux qui prennent des risques au travail pour le profit de quelques-uns, sans respect des règles de sécurité, ceux qui doivent travailler loin des leurs (comme la sœur) ou en mer pour des armateurs parfois douteux, et qui ne peuvent assumer les charges familiales qui leur incombent. Il y a un modèle familial malsain, mortifère, qui donne de l’emprise à la mater familias. On loue souvent, y compris en France, le soutien familial qui sort les plus fragiles de la précarité, mais on ne parle guère de l’emprise que cela génère, souvent bien au rendez-vous. Pavičić montre aussi la Croatie d’aujourd’hui, à la fois sauvée et minée par le tourisme.
J’ai été bouleversée par les visites que Bruna reçoit en prison, de sa mère et de son amie. La mère offre un superbe personnage de femme aussi, qui fait comme elle peut avec ses propres fragilités. Et on se surprend à comprendre que Bruna se sente finalement bien en prison, sans décision à prendre, protégée par une routine quotidienne qui la maintient hors de l’eau. La partie qui suit sa sortie de prison est superbe aussi, mais je ne vous en dirai rien. La clôture du roman est à l’image du roman, douce et puissante, sobre et bouleversante.

Jurica Pavičić, La femme du deuxième étage (ŽENA S DRUGOG KATA), Agullo, Agullo Fiction, 2022. Traduit du croate par Olivier Lannuzel.


mardi 23 août 2022

Pour tout bagage de Patrick Pécherot



Présentation éditeur

1974, cinq lycéens, la tête pleine de rêves fumeux, abattent par erreur un passant alors qu’ils pensaient agir comme leurs « héros », les membres d’un groupe anar qui venait d’enlever un banquier espagnol à Paris.
Lorsque, quarante-cinq ans plus tard, l’un d’eux commence à recevoir anonymement le récit de leur histoire, il part à la recherche de ses anciens camarades.
Au gré d’une déambulation nostalgique entre passé et présent, le narrateur reconstitue enfin toutes les circonstances du drame.
La photographie sépia d’un pan des seventies et leur cortège de fantômes.


Ce que j'en pense

Patrick Pécherot est une voix qui compte à mes yeux dans le roman noir français. Il explore les fractures de l'Histoire du XXème siècle et ce nouvel opus s'empare d'une période plus récente, les années 1970. Je me réjouis que le roman français aborde cette époque, trop peu envisagée me semble-t-il jusqu'alors, mais il est vrai qu'il faut un peu de recul. 

Patrick Pécherot oscille entre nostalgie et recul critique à travers son narrateur, et nous regardons avec lui ces photos de l'époque, ces instantanés, et peu importe que nous ayons vécu tout cela ou pas. Années d'utopies, d'idéaux plus ou moins bien digérés, d'errements, d'erreurs, d'impasses, les années 1970 furent riches d'enseignements douloureux pour les personnages du roman. Les modalités de l'engagement sont questionnées, avec bien sûr cette interrogation sur la lutte armée. Le narrateur n'est pas tendre pour ces jeunes gens qui se payent de mots, et c'est ce qui m'a passionnée :  pas d'idéalisation, pas d'angélisation, et Chloé remet d'ailleurs les pendules à l'heure des décennies plus tard. 

Le narrateur est souvent désemparé devant notre époque, ses combats, ses renoncements. Vous savez quoi? J'ai parfois pensé à Modiano en lisant Pour tout bagage. Pourtant, l'écriture de Pécherot est bien différente, et j'ai adoré retrouvé son style, sa gouaille jamais trop appuyée, son trait acéré pour saisir une époque, la nôtre ou les années 1970. 

De même, la construction du roman est impeccable, parfaitement maîtrisée et efficace. Le roman se savoure et se dévore tout à la fois, explorant les possibilités (qui a tiré?), s'arrêtant régulièrement sur des clichés de l'époque, restituant des moments, souvent heureux, le temps de l'innocence, en une progression remarquable. 

Je parlais de Modiano : peut-être pour cette façon que Pécherot a de saisir le passé par de vieux clichés, des objets, des numéros de téléphone (Chloé lisant l'annuaire du temps jadis), mais aussi pour ce regard tendre, désabusé, sur des années de rupture pour les personnages. Le basculement dans la violence a pris une dimension inattendue et fait voler l'innocence - et le groupe d'amis - en éclats, jetant un voile sur les moments partagés, dessillant les regards et les consciences jusque là pétries de certitudes un peu naïves. Et tout cela, par la grâce du regard et de l'écriture de Patrick Pécherot, tord le coeur du lecteur, dégage une émotion magnifique, sans pathos, par petites touches. Oui, c'est du très grand Pécherot...


Patrick Pécherot, Pour tout bagage, Gallimard, La Noire, 2022. Sortie le 25 août.


vendredi 1 juillet 2022

La chambre du fils de JØRN LIER HORST



Présentation éditeur

Bernhard Clausen, ancien ouvrier soudeur, membre important du parti travailliste et ex-ministre, meurt soudainement d’une crise cardiaque. Un proche va inspecter son chalet pour s’assurer que rien n’y traîne qui risquerait de compromettre le parti. Il découvre neuf cartons entassés comme à la hâte dans une chambre, remplis de billets datant du début des années 2000 : l’équivalent de quatre-vingts millions de couronnes en euros, livres sterling et dollars.
L’inspecteur Wisting est chargé par le procureur général de Norvège de découvrir leur origine. Rapidement et le plus discrètement possible : les élections approchent.
Mais son enquête prend une nouvelle dimension quand remonte à la surface une lettre anonyme mettant en cause Clausen dans la disparition, en 2003, d’un jeune homme parti pêcher au bord du lac Gjersjøen.


Ce que j'en pense

Pour ceux qui se demanderaient quoi emporter en vacances, voilà du bon polar, bien fichu, bien construit, avec une intrigue prenante et solide. Je le rangerai volontiers dans la catégorie du "procedural", parce qu'on suit Wisting et l'équipe qu'il se compose pour mener l'enquête sur les caisses de devises retrouvées au domicile du politicien mort (de mort naturelle) : et c'est passionnant, vraiment. Le lecteur observe des professionnels à l'oeuvre, une équipe qui fonctionne, une mécanique d'enquête qui avance sans tambour ni trompette, et l'auteur n'a pas besoin d'introduire des éléments de tension interne ou des rebondissements liés à leur vie personnelle pour captiver. C'est un aspect que j'ai adoré. 

J'ai beaucoup aimé les personnages, que je découvrais. En effet, je n'ai pas lu le précédent opus de l'auteur, dans lequel il introduisait, je suppose, le personnage de Wisting. On retrouve dans cette série quelque chose qui me semble récurrent chez Horst : les rapports père-fille, mais c'est moins appuyé que dans son autre série. Le procedural l'emporte sur le reste. Pourtant, les personnages prennent corps, n'allez pas croire qu'ils ne sont que des pions un peu vides : mais l'auteur ne cède pas aux facilités de personnages éclatants et improbables.

Pas d'esbrouffe, pas de twist à la noix, pas de scènes spectaculaires et sanglantes, non, une enquête scrupuleuse menée par des pros aux compétences complémentaires, et en arrière-plan, mine de rien, une réflexion sur l'exercice du pouvoir, sur les tiraillements entre intérêts personnels et éthique politique. 

Avec des éléments simples, La chambre du fils m'a fait passer un excellent moment, et c'est beaucoup. Si vous voulez en faire de même, n'hésitez pas.


JØRN LIER HORST, La chambre du fils (Det innerste rommet), Gallimard, Série Noire, 2022. Traduit du norvégien par Aude Pasquier. 




lundi 27 juin 2022

L'heure des chiens de Thomas Fecchio




Présentation éditeur

En l’espace d’un week-end, le quotidien de la ville de Soissons sombre dans le chaos. Les tombes musulmanes de la nécropole dédiée aux soldats de 14-18 sont atrocement profanées et de l’autre côté de la ville, Julia, en convalescence à la suite d’un accident traumatisant, trouve une main sauvagement coupée sur les berges de l’Aisne. L’adjudant Gomulka, gendarme désabusé et proche de la retraite, se voit confier ces deux enquêtes. Face à la violence et la noirceur de ces crimes, il ne s’opposera pas à ce que le lieutenant Delahaye, surnommé « la Machine », lui prête main forte. Au cœur d’une ville qui porte les stigmates du premier conflit mondial, les deux hommes vont devoir démêler l’écheveau de ces deux affaires, qui n’en formeront peut-être qu’une. « L’invasion s’arrête ici ».


Ce que j'en pense

J'étais totalement passée à côté de ce roman et à dire vrai, de cet auteur, jusqu'ici. C'est son deuxième roman. Et je pense que c'est une plume à suivre. C'est dans la collection Cadre Noir du Seuil qu'a été publié en 2021 L'heure des chiens, qui brasse plusieurs thématiques sociales et politiques: accueil des migrants, extrême-droite, souffrance au travail, France périphérique et perte des repères... Je sais que certains lecteurs ont trouvé que cela faisait un peu trop et nuisait à l'ensemble, car qui "trop étreint mal embrasse", si je puis dire. Je comprends cette réserve mais je ne la partage pas tout à fait. Si je devais formuler à mon tour une réserve, elle concernerait plutôt le dénouement, la résolution de l'intrigue et du "mystère", parce qu'un personnage est introduit un peu tardivement à mon goût (même s'il y a des signes précurseurs) et parce que les implications sont un peu rocambolesques. Mais cela n'est que mon humble avis, et l'ensemble est très cohérent, quoi que j'en dise. 

Non, sur la multiplicité des thématiques, je n'ai pas froncé les sourcils : tout s'entremêle, pas seulement par nécessité narrative mais par cohérence politique, si vous me permettez le mot. Tous les "thèmes" brassés sont les facettes complémentaires d'une société en crise, qui instrumentalise et déshumanise les individus, sacrifiant le collectif au nom de l'intérêt de quelques uns, piétinant l'humanisme et les valeurs morales élémentaires. Soissons est une de ces petites villes vidées de substance, où se cumulent les symptômes de cette société malade. J'admets que tout cela peut sembler un peu touffu, un peu périlleux, mais à travers le personnage de Gomulka, il y a une sorte de faisceau qui donne du sens à... cette perte de sens. Tous les personnages, toutes les situations et partant toutes les thématiques convergent autour de la perte de sens dans une société qui ne pense qu'à la performance et qui s'égare dans des fonctionnements qui s'affranchissent ou veulent s'affranchir du facteur humain (l'expression revient dans le roman) : machine managériale (Julia), machine politique et policière (le traitement des migrants, la "réponse" xénophobe), machine déductive (Delahaye), machine comptable (la police doit faire du chiffre, la clinique psychiatrique se voit couper des financements parce que trop peu efficace), etc. 

Et puis il y a les personnages : la force de Thomas Fecchio est de les faire exister très vite, et de leur donner une profondeur intéressante. Pas de manichéisme ni d'héroïsation, on est face à des personnages qui sont troubles, de Julia à Delahaye, en passant par le très intéressant Gomulka, pas très aimable, pas très clair. L'auteur reprend des figures codées, comme Gomulka, fidèle apparemment au stéréotype de l'enquêteur en pleine crise personnelle et professionnelle, ou la prostituée qui veut se sauver de sa condition. Mais il sait leur donner du souffle, évite la caricature, sans aucun angélisme. 

L'heure des chiens se lit donc avec grand plaisir, et mérite d'être découvert s'il n'est pas passé entre vos mains. 


Thomas Fecchio, L'heure des chiens, Seuil, Cadre Noir, 2021.


dimanche 12 juin 2022

Agentique d'Elodie Denis et Le couloir rouge de Brice Matthieussent





Présentations éditeurs

Agentique - Elodie Denis

1996, Chayton, vétéran américain, visite le Vietnam comme on retourne sur une scène de crime. Loan, étudiante, s'ennuie dans l'agence de voyages de sa mère. Ensemble, ils traceront un sentier dans ce pays mutilé par la guerre : le premier ravivera sa mémoire, la seconde dessinera cet éprouvant périple. Mais derrière ce drame actuel se cache une autre réalité plus ancienne, un théâtre de marionnettes trempées d'agent orange.

Le couloir rouge - Brice Matthieussent

Ils sont quatre amis à se retrouver rituellement depuis des années, chaque premier samedi du mois, dans un petit restaurant vietnamien de Paris. Tous ont en commun les souvenirs d’une ancienne vie passée sur le continent asiatique.
Ce soir-là, c’est Marco qui prend la parole – et il ne la lâchera plus. Sous le regard tour à tour intrigué, amusé ou inquiet de ses trois comparses, il plonge au coeur de ses ténèbres les plus intimes. Son récit va les ramener au temps du Vietnam des années 1970. Marco, alors tout jeune homme, revenu de l’utopie hippie et incertain de son avenir, inspiré par la figure de Malraux, avait décidé de partir jouer à l’aventurier au bout du monde, dans l’espoir de trouver un sens à son existence. Làbas, deux rencontres cruciales, aussi belles que terribles, vont le bouleverser à jamais.
Un roman d’initiation et d’amitié magnétique en hommage aux grands classiques de Joseph Conrad.


Ce que j'en pense

J'ai enchaîné la lecture de ces deux romans, qui m'ont tous les deux emmenée au Vietnam, et même s'ils sont différents, je suis tombée sous le charme de ces deux écritures.

Brice Matthieussent est avant tout pour moi un traducteur, mais je savais qu'il était aussi auteur, sans pour autant avoir eu la curiosité de le lire. Cette fois-ci, c'est une chronique de lecture qui m'a donné envie de lire Le couloir rouge. Des amis, tous d'ex-baroudeurs ou grands voyageurs, se retrouvent régulièrement à Paris, au Dalat, et ce jour-là, l'un d'entre eux entreprend de raconter son séjour au 
Vietnam, dans l'étrange ville coloniale de Dalat, au lendemain du départ des troupes américaines, et alors que la guerre fait toujours rage. J'ai aimé ce dispositif narratif, ce long monologue entrecoupé de séquences brèves dans le restaurant, car l'on partage immédiatement la fascination des convives pour le récit de Marco.

Deux fils s'entrelacent : l'un est en quelque sorte l'initiation du jeune Marco, qui fait sur place deux expériences fondamentales, fondatrices, que je vous laisse découvrir. Il y a une des plus belles scènes d'amour que j'aie lue. L'expérience du couloir rouge est dans un autre registre une des plus saisissantes et fortes qu'il m'ait été donné de lire aussi.

Le couloir rouge est aussi un superbe roman sur la colonisation, ou plus exactement la pensée coloniale, et les scènes dans la plantation de thé sont incroyables. Matthieussent déconstruit les fantasmes coloniaux (dont n'est sans doute pas exempt le jeune Marco), fracasse les jolies images. De manière sans doute incongrue, j'ai pensé à Marguerite Duras, à Robbe-Grillet (certaines scènes de La Jalousie). Je me suis laissée porter par la plume de l'auteur, qui écrit magnifiquement, dans un style qui à la fois vous percute par sa force d'évocation et vous caresse par sa finesse d'atmosphère.

J'ai aussitôt enchaîné avec Agentique d'Elodie Denis, qui aborde un autre aspect des guerres coloniales et post-coloniales. Le récit entremêle là aussi deux époques, le milieu des années 1990 et par analepses, les années 1970, quand les USA traquent le communiste honni dans un 
Vietnam déjà meurtri. Elle restitue toute la sauvagerie savamment organisée de cette tuerie de masse et de cet écocide, venant nous rappeler que les ravages de l'agent orange se feront sentir bien au-delà de la fin du conflit, sur la nature aussi bien que sur les êtres humains. L'intrigue alterne le point de vue de Chayton Delgado, vétéran venu disperser les cendres de son ancien compagnon d'armes sur cette terre de sang, mais aussi tenter de retrouver la mémoire de cette période qu'il a en partie occultée, et de Loan, jeune femme qui lui sert de guide dans ce pélerinage. Il y a chez Elodie Denis une grâce dans l'écriture qui provoque l'émerveillement, une puissance de l'imaginaire qui fait de ce roman à la fois une vision du Vietnam de ces deux époques très précise et documentée et une vision romanesque libérée de toute glu réaliste. Dans de longues phrases qui s'enroulent et vous enveloppent, elle s'attache à faire ressentir, sentir, percevoir par les sens aussi bien par l'esprit ce pays qui reste fondamentalement étranger pour Delgado. Un repas dans une petit restaurant un peu perdu et les odeurs délicieuses, une pause pour se rafraîchir au bord d'une route alors que la pluie ruisselle, une nuit ultime sur une rivière à l'atmosphère étrange... La beauté de l'écriture, la capacité d'Elodie Denis à faire exister ces personnages, de premier plan ou simples silhouettes, sa maîtrise de la construction, font que le roman se dévore et se savoure.

Colonialisme, impérialisme, voilà deux grands sujets abordés par ces romans qui ont surtout en commun de proposer des visions habitées et puissamment romanesques, et de déployer les sortilèges de deux voix poétiques que l'on quitte à regret.




Elodie Denis, Agentique, Les Moutons électriques, 2022.

Brice Matthieussent, Le couloir rouge, Christian Bourgois, 2022.

mercredi 18 mai 2022

Mécanique mort de Sébastien Raizer



Présentation éditeur

Après trois ans passés en Asie, Dimitri Gallois revient à Thionville, afin de se recueillir sur les tombes de son père et de son frère pour apaiser son âme tourmentée.

Mais ce retour réveille de vieilles haines et provoque un regain de violence entre des clans ennemis qui avaient conclu une paix toute relative.
Vengeance, trafic de drogue, opium de synthèse, banquier corrompu, mafia albanaise et ‘Ndrangheta, Dimitri va-t-il réussir à échapper à cette terrifiante mécanique de mort ?


Ce que j'en pense

2022 est une année faste, décidément, notamment à la Série Noire, et depuis des mois, je trépignais car un nouveau Sébastien Raizer était annoncé. L'auteur avait partagé sur les réseaux sociaux la superbe couverture, et je ne connaissais rien d'autre que le titre. 

Si Les nuits rouges prenaient le passé et la liquidation de l'industrie sidérurgique en Lorraine comme points d'ancrage pour nous parler du chaos qui caractérise nos sociétés, il ancre directement Mécanique mort dans le présent, et livre le portrait terrifiant d'un monde où capitalisme et réseaux mafieux se sont totalement, irrémédiablement confondus, car sans l'argent des réseaux criminels, le système tout entier s'effondrerait. On savait les points communs, en matière de fonctionnement, de l'un et de l'autre, la manière dont les mafias ont prospéré grâce au capitalisme et à sa version mondialisée, mais les choses vont désormais bien plus loin. 

Avant tout développement, je le dis tout net : vous pouvez lire Mécanique mort sans avoir lu Les nuits rouges. Sébastien Raizer en reprend l'univers - La Lorraine sinistrée par la désindustrialisation - et certains personnages, notamment Dimitri, je vais y revenir. Il livre habilement et sans pesanteur les clés pour se repérer sans avoir lu Les nuits rouges. Cependant, je pense que vous n'aurez qu'une envie, lire aussi Les nuits rouges. 

Bon, reprenons (me dis-je à moi-même). Dimitri Gallois, figure de rédemption du précédent roman, est à nouveau le déclencheur de chaos de ce roman, bien malgré lui. Car il est revenu, revenu du bout du monde où il a trouvé une forme d'équilibre, mû par le besoin de retrouver les fantômes de son passé, de faire la paix avec lui-même. Il enclenche la mécanique mortifère, il est l'étincelle. Ce personnage me bouleverse, par son rapport à son passé, par ses tentatives folles d'enrayer la "mécanique mort", par sa façon contemplative de considérer le monde, la nature, la terre de son enfance. 

L'une des forces de Sébastien Raizer est sa capacité à faire exister des personnages complexes et magnifiques, qu'il s'agisse des personnages de premier plan ou de figures de second plan. A côté de Dimitri Gallois, Keller n'est pas mal non plus. Oh que j'ai aimé les séances d'enregistrement (une cuillère comme micro) de ce solitaire lucide et cynique ! Il livre au lecteur les clés d'interprétation, de lecture de ce monde en train de s'écrouler, de l'imbrication désormais totale entre criminalité organisée, capitalisme et politique (elle-même subordonnée aux deux autres). La pandémie a joué un rôle d'accélérateur : le monde, au bord du gouffre, ne tient que par l'argent sale. La force de Sébastien Raizer est d'articuler micro et macro, si je puis dire, de montrer à quel point le système, devenu fou, est sur le point d'imploser. Localement, Dimitri va tenter d'empêcher les Albanais de continuer à inonder le marché de fentanyl : aveuglés par l'appât du gain (et bas du plafond, faut le dire), ils introduisent un produit qui va tuer les consommateurs. Cette logique meurtrière et suicidaire est absurde et sape les bases du fragile équilibre instauré par Nesrine et Keller : elle génère donc du chaos, encore et toujours. A un niveau mondial, il y a aussi une lecture politique du marché de la drogue et de ses évolutions : la Chine, les Etats-Unis, lisez, vous comprendrez. Quand les trafics deviennent une arme politique: l'hypothèse est passionnante. 

A un niveau macro, dont le trafic local peut être vu comme une métaphore, se lit l'évolution d'un système dingue qui court à sa perte : la mécanique mort est là. Capitalisme et crime se confondent totalement et sont lancés dans une surenchère mortifère. Toujours plus, toujours plus vite, pour toujours plus de profit : le capitalisme prédateur et la criminalité avide de gains rapides dévorent les ressources naturelles, tuent toujours plus, et ont enclenché un mécanisme qui n'est pas seulement destructeur mais auto-destructeur. Le système va s'effondrer du fait de son incapacité à se réguler, entraînant la planète et l'humanité dans sa chute. Mécanique mort...

Sébatien Raizer livre une fois de plus une vision puissante, hallucinée, sans jamais faire de son roman un pensum. Le rythme est parfaitement maîtrisé, on tourne avidement les pages mais une fois de plus, il mêle à sa mécanique narrative implacable des moments de ralentissement, voire de pause au milieu du chaos. De même que Dimitri est en quête de paix avec les spectres, vivants ou morts, Sébastien Raizer livre des moments d'apaisement, et je vous jure que vous allez parfois rire, oui, rire au milieu de l'horreur : Agathe, la mère, est un personnage formidable, et ses parties avec Salvatore sont une merveille de tendresse et d'humour. Agathe et sa douce démence sénile sont aussi une voie d'accès au passé de Dimitri et à la paix, et peut-être la seule manière de supporter le chaos.

Je ne peux terminer cette chronique sans faire mention de la beauté et de la puissance de l'écriture de Sébastien Raizer : pour moi c'est un éblouissement, comme toujours. Mécanique mort est superbement écrit, les phrases au rythme syncopé, à la poésie violente, sont la meilleure expression de cette vision du chaos qui nous entoure et nous submerge: 

"Martèlements, sifflements, hurlements industriels, odeur de sulfures et de méthane. 

Visions infernales où dansent des cadavres rouges comme la nuit. Leur sang ne sèche jamais.

Les cauchemars deviennent meurtres et les meurtres, cauchemars. 

Il connaît intimement la zone de l'existence la plus noire et la plus puissante, tapie sous une débâcle de peurs et de colères. Il croit la maîtriser. Il y est enchaîné. 

Le passé n'existe pas. 

Tout est toujours présent.

DIRTY BALLAST."


Vous savez ce qui vous reste à faire. Vous me remercierez. 


Sébastien Raizer, Mécanique mort, Gallimard Série Noire, 2022. 




dimanche 15 mai 2022

Les morts de Riverford de Todd Robinson



Présentation de l'éditeur

À Riverford, petite ville durement frappée par la crise économique, la population se noie dans l’ennui, l’alcool et la drogue. Quentin Davoll, vieille gloire du basket, est assassiné. Fils unique de l’homme le plus puissant de la ville, il était haï de tous pour ses activités de banquier - et parce qu’il était une brute raciste. Frank Yama, le flic chargé de l’enquête, a été l’une de ses victimes au lycée. Avec le shérif Julius Franco, ils sont le seul Asiatique et le seul Noir du coin, et ne pleurent pas vraiment la mort de Davoll. Mais la liste des suspects est très longue, et Riverford cache pas mal d’histoires sordides et de comptes à solder. Yama n’est pas au bout de ses surprises, et encore moins de ses peines.


Ce que j'en pense

Cela faisait longtemps que j'espérais un nouveau roman de Todd Robinson, et voici Les morts de Riverford, qui ne nous ramène pas Boo et Junior, personnages de ses précédents polars, mais qui introduit Frank et Julius, le premier étant un flic aux origines japonaises (une curiosité à Riverford) et le second un shérif "marron" (presque aussi incongru à ce poste). Le roman est construit en kaléidoscope, les chapitres livrant les points de vue de différents protagonistes, l'ensemble dressant le portrait de l'Amérique telle qu'elle va, c'est-à-dire assez mal. 

Riverford est l'une de ces petites villes américaines, à deux heures de Boston, qui tout en offrant des spécificités made in USA, a des points communs avec ces villes moyennes françaises de la diagonale du vide. Abandon des pouvoirs publics, désindustrialisation, augmentation folle du coût de la vie : si vous ajoutez la circulation des armes, le fléau des substances psychotropes, vous obtenez un cocktail mortifère et explosif, le tout sur fond de crétinisation généralisée. 

L'originalité du roman de Todd Robinson est de liquider d'emblée deux des plus grosses ordures de la ville : l'un est le magnat local, ou plutôt son héritier, brute épaisse à la carrure de géant, l'autre est un raté violent, qui laisse derrière lui deux rejetons opposés sur bien des points, l'un étant l'incarnation même de la bêtise qui nous vaudra quelques scènes hilarantes. 

Car Todd Robinson jette toujours un regard empreint de désespoir et d'humour sur cette triste humanité. Il y a des scènes déchirantes (Albert) et des scènes hilarantes. Il me semble toutefois que le regard de l'auteur est plus sombre que dans les précédents romans, plus désenchanté : c'est aussi, je suppose, que l'Amérique n'est déjà plus la même et qu'il n'y a pas de quoi se réjouir (là-bas comme ici). La misère - économique, culturelle, morale - est mère de la bêtise et de la violence. Alcool, ignorance, impuissance à s'extirper de la misère, tout est prêt pour qu'explose la violence, envers ce qui n'est pas assez blanc, assez "normal" (la norme est dans l'oeil de celui qui regarde, donc tout est relatif), assez fort (testostérone requise). 

Joyeusement amoral ou immoral, Les morts de Riverford pourrait s'appeler Les salauds meurent aussi : et on s'en réjouit bien. L'esthétique très "pulp", que je trouve très emblématique de la manière d'écrire de Todd Robinson, fait des merveilles. Et au milieu de ce chaos, il se dégagé malgré tout une humanité qui fait chaud au coeur. 


Todd Robinson, Les morts de Riverford (The Dead in Riverford), Gallmeister, 2022. Traduit de l'anglais (USA) par Alexis Nolent.

samedi 14 mai 2022

La main de Dieu de Valerio Varesi




Présentation de l'éditeur

Sous le plus vieux pont de Parme, le corps d’un homme émerge du rivage boueux. Il a été assassiné, puis jeté à l’eau on ne sait où et emporté par le courant. Le commissaire Soneri, se fiant comme toujours à son instinct, décide de remonter le fleuve. Par un après-midi froid et pluvieux, son voyage vers les origines l’amène dans un village isolé des Apennins, près d’un col autrefois parcouru par les marchands et les pèlerins et désormais fréquenté par les vendeurs ambulants non européens et les « mules » de la drogue. Les villageois parlent peu et à contrecœur, l’hostilité envers l’étranger, qui plus est le flic, est évidente. Soneri découvre malgré tout l’identité de la victime – un entrepreneur local riche et redouté – dont le nom est lié à un violent conflit d’intérêts sur l’avenir de ces montagnes. Au fi l des jours, l’enquête devient de plus en plus inquiétante, tandis que le commissaire s’échine à trouver la bonne piste parmi des chemins impénétrables qui se perdent dans un paysage intact de neige, d’arbres et d’eau. Dans ce décor qui le fascine et le bouleverse à la fois, il croise des personnages bizarres, rassemblés dans une sorte de communauté des bois, et un prêtre dérangeant à la foi subversive, confi né par punition dans ce lieu oublié de Dieu…

Ce que j'en pense

Il est des auteurs dont l'oeuvre a peu à peu pris une place importante dans ma vie de lectrice, dont j'aime tant l'univers que j'ai l'impression de connaitre les personnages. Valerio Varesi est de ceux-là, et il conjugue à mes yeux la maîtrise du roman noir, une vision humaniste et pessimiste et une capacité, malgré tout, à garder une part d'émerveillement.
Avec La main de Dieu, il ramène Soneri dans les montagnes, et une fois encore, il se départit de toute vision niaise de la ruralité, pour dresser un petit théâtre tragique comme il en a le secret. Il y enferme ses personnages, à la faveur (si je puis dire) d'un éboulement qui coupe le village du monde, avec Soneri en observateur privilégié, un peu comme Maigret quand il prend sa tête de province, sauf qu'il a un peu plus de mal à se fondre dans le paysage et se heurte à l'hostilité des habitants du coin.

C'est que l'Italie a bien changé, et même ces montagnards rudes et hostiles sont gangrénés par la corruption des médias et de l'argent, rêvant de tout ce qu'on leur fait miroiter à la télé-poubelle, mais aussi montrant une hostilité - récente en ces pays de solidarité - envers tout ce qui est étranger et même différent, tout simplement.

Valerio Varesi excelle à montrer, par le prisme d'une petite communauté la dislocation de la société italienne, la dépendance envers des "puissants" corrompus jusqu'à la moelle, la dégringolade morale de nos sociétés aveuglées par l'aspiration à l'argent facile. Il expose la bêtise crasse dans toute sa laideur, dans toute sa violence aussi, parce que les uns et les autres sont prêts à tout pour préserver leurs petits ou grands privilèges.

La nature, terrible et somptueuse, est elle-même menacée par ces appétits féroces : aux conséquences du changement climatique s'ajoutent les inepties du développement touristique, qui massacre paysages et hommes, ceux-là mêmes qui s'efforcent de vivre dans le respect de la montagne. Valerio Varesi ne nous donne aucune raison d'espérer de ce côté-là, disons-le tout net.

Alors d'où vient ce sentiment d'humanité, me direz-vous? Eh bien il est lié à ce qui fait le sel de l'univers de Varesi : l'amitié (souvent teintée de joyeux sarcasmes), l'amour dont la dimension charnelle est capitale, les plaisirs de la chère simple, savoureuse, réconfortante. Tout cela n'occulte pas la tragique marche du monde, les morts et les sacrifiés, et la confrontation finale est déchirante, mais cela permet de supporter la vie, et d'en jouir en dépit de tout le reste.



Valerio Varesi, La main de dieu (La Mano di Dio), Agullo, 2022. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.