jeudi 30 mars 2023

La Ligne de Jean-Christophe Tixier



Présentation éditeur
Un matin, des villageois découvrent une ligne au sol qui sépare la localité en deux. Une partition a été décidée par l’État. « Nous avons toujours vécu en paix les uns avec les autres », clament d’abord les habitants. Mais l’émoi suscité est vif et ce trait de peinture devient l’objet de toutes les préoccupations. La ligne traverse les terres, déchire les familles et les couples. Très vite, Le climat dégénère et les premiers accrochages surviennent, puis une disparition, un mort…

Ce que j'en pense
La Ligne offre une lecture sombre et pessimiste de notre société et de ce que nous vivons, avec la subtilité que l'on connaît à Jean-Christophe Tixier. Ce n'est pas une lecture plaisante, au sens où l'on n'est pas dans une peinture enchantée de ce coin de France. Au contraire, le choix d'une communauté rurale permet de mettre en avant toutes les fractures de notre société. 
L'incipit est saisissant, d'une brutalité noire remarquable, et dès lors se déploie un récit, roman noir et fable politique, dont on sait d'emblée qu'il mène au pire. De cette ligne imposée par des gouvernants prompts à exploiter et à agiter les peurs de la population, nous saurons peu de choses. Le roman explore les failles d'un groupe, pas si homogène qu'il pourrait en donner l'impression au visiteur de passage. 
A travers deux familles, qui incarnent d'une part l'enracinement profond dans le territoire, d'autre part une récente et douloureuse intégration, La Ligne offre une galerie de personnages saisissants, facettes d'un monde rural en pleine mutation (ou disparition politique) et en pleine souffrance, générations successives qui n'ont pas nécessairement les mêmes aspirations. Tous cependant cherchent ou revendiquent leur place, de manière fort différente. Il est beaucoup question de transmission et de filiation dans le roman, et on est bien loin des sagas familiales faussement conflictuelles. Il est question des aînés, ceux qui sont morts ou sur le point de mourir, qui se sont battus pour exister dans un monde rude et parfois hostile, de ceux qui ont actuellement les cartes en main et qui tentent ou refusent de se soumettre aux bouleversements de la nouvelle modernité, des plus jeunes, entre soumission à l'ordre des pères et besoin de fuite. Cet aspect du roman est très fort, car il épouse aussi bien le point de vue des parents que celui des "héritiers". Entre attachement à la terre ou au territoire conquis de haute lutte et désir d'émancipation, se donne à lire une série de portraits fins et précis. Ce monde des territoires que nos politiques brandissent sans le connaître est un monde de silences, de rancoeurs tenaces, de solidarité parfois, de méfiance souvent. Il suffit d'une étincelle pour l'embraser. 
Jean-Christophe Tixier excelle à donner vie à ses personnages, mais aussi à saisir des moments, qui sont comme des portraits de cette société rurale, un microcosme qui nous parle du pays tout entier. Le bar de Philippe (le personnage qui m'a le plus touchée, mais cela est subjectif) est un lieu central dans le roman, une caisse de résonance des peurs, des sursauts nauséabonds, des moments de tension et d'apaisement aussi. L'auteur saisit des moments de crise ou des moments suspendus, avec une plume superbe. 
Jean-Christophe Tixier est toujours au plus proche de l'humain, n'attendez pas de scène bucolique où l'on gambaderait dans les prés en se réconciliant avec la nature jolie : on n'en plus là, dans les rues des villages (et dans les prés, suivez mon regard), il y a des militaires armés aujourd'hui. Les vertes prairies ne sont plus ce qu'elles étaient. 

Jean-Christophe Tixier, La Ligne, Albin Michel, 2023. 


     

dimanche 26 mars 2023

L'Agent Seventeen de John Brownlow



Présentation éditeur

« Vous ne connaîtrez jamais mon nom. Mais vous n’oublierez jamais mon numéro. Derrière les événements dont on vous informe, il y a les tueurs clandestins qui remettent de l’ordre. Officiellement, nous n’existons pas, et pourtant les gouvernements de tous les pays ont recours à nos services. Ma prochaine cible est Sixteen et, un jour prochain, j’aurai Eighteen sur le dos. »

Ainsi parle l’agent Seventeen, le meilleur de tous, chargé d’éliminer son prédécesseur qui se terre dans un coin reculé d’Amérique. Leur lutte sera sans merci. Quant à savoir à qui profite le crime…


Ce que j'en pense

Je ne saurai dire si le bandeau, qui essaie d'alpaguer les lecteurs et spectateurs de James Bond et Jason Bourne, dit vrai, car somme toute, j'ai vu assez peu d'aventures de 007 (et n'en ai lu aucune) et n'ai jamais vu Jason Bourne (idem pour les romans). Mais on sent que l'auteur a un savoir-faire de scénariste : il a le sens du rythme et de la scène. On ne s'ennuie pas une minute, et le roman se dévore, offrant un roman d'action sur fond d'espionnage et d'enjeux géopolitiques.

Alors bien sûr, le revers de la médaille (celle du savoir-faire) est que vous aurez votre lot de stéréotypes, à la fois dans la caractérisation des personnages et dans les considérations sur le monde tel qu'il va, et que l'intrigue, dans son cheminement général, est assez prévisible. Mais qu'importe : c'est un art de manier les codes sans les détourner et sans en faire pour autant une énième redite. En outre, ce n'est pas si facile de trousser de vrais personnages en dépit du stéréotype, justement, et chaque protagoniste est intéressant, doté d'une épaisseur qui fait qu'on n'est pas dans une imitation bêtasse de récit d'action. Et puis il y a un ton : le récit à la deuxième personne m'a d'emblée séduite et intriguée. 

J'ai aimé en particulier le traitement des personnages féminins : pas trop badass (parce que là, pour le coup, certaines fictions contemporaines commencent à me les briser avec la figure faussement transgressive de l'héroïne badass), pas nunuches, de beaux personnages. Barb, Osterman, et Kat sont suffisamment atypiques pour être convaincantes. 

Bref, c'est de la belle ouvrage, un divertissement de grande qualité, pas nauséabond dans le regard posé sur le monde, un roman qui fait passer un excellent moment sans rendre stupide. Pas mal, non? 


John Brownlow, L'Agent Seventeen (Seventeen), Gallimard, Série Noire, 2023. traduit de l'anglais par Laurent Boscq. 



samedi 25 mars 2023

Derrière les lignes ennemies - Entretiens 1973-1993 de Jean-Patrick Manchette



Présentation éditeur

Connu pour ses polars concis et ses héros mutiques, Manchette aimait bavarder, et si, comme Guy Debord, il n’a jamais caché combien il seméfiait de la presse, il la lisait avec attention. En témoignent les vingt-huit entretiens qui composent ce recueil, animés d’un goût et d’un art de l’échange souvent teintés d’humour. Manchette ne se contente pas de répondre aux sollicitations de grands quotidiens ou d’une émission comme Apostrophes : il s’exprime aussi dans des revues plus confidentielles, où il se sent plus à son aise et nous offre certains secrets de fabrication de ses romans.
La présente édition rassemble des entretiens publiés entre 1973 et 1993. Les lecteurs de Manchette y retrouveront tout ce qui fait le charme de son œuvre ; les autres découvriront une voix qui les étonnera par sa liberté de ton.


Ce que j'en pense

Grâces soient rendues à Doug Headline et à Nicolas Le Flahec pour nous permettre de lire, encore et toujours, Manchette. Ce nouvel ouvrage, Derrière les lignes ennemies, rassemble donc les entretiens accordés par Jean-Patrick Manchette entre 1973 et 1993, et la restitution chronologique de sa parole publique, après la correspondance, est passionnante. Je connaissais certains de ces entretiens, mais la mise en perspective ici opérée, le travail méticuleux d'édition de Nicolas Le Flahec, donnent une dimension supplémentaire à son discours. Chaque mot est pesé, précis, et l'on sait le rapport de méfiance qu'entretenait Manchette avec les médias. On ne s'étonnera donc pas de retrouver à bien des égards le Manchette styliste, rigoureux et précis. C'est déjà un bonheur. 

On rit aussi beaucoup, parce qu'on se délecte de sa férocité mais aussi de son esprit de dérision et surtout d'auto-dérision. Humour et désespoir ne sont jamais bien éloignés chez Manchette. 

Depuis la lecture des Chroniques, j'en suis convaincue, il n'y a pas eu de meilleur analyste du roman noir (et de la littérature policière). Je les ai relues récemment et j'ai à nouveau été frappée par cette lecture brillante du genre. Les entretiens nous le rappellent, avec sa façon d'être tout à la fois concis et précis. Si vous voulez connaître l'histoire de cette forme littéraire, en comprendre l'évolution, le positionnement, lisez Manchette, il n'y a pas mieux. Indécrottable intello ? Oui, et il le revendique, et c'est tant mieux pour nous.

Il y a aussi des pages saisissantes sur la condition d'écrivain, une finesse d'analyse de la dépendance économique de l'auteur qui vaut toutes les analyses sociologiques, et qui démonte toutes les visions romantiques de cette condition. 

En lisant ces entretiens, je me disais que le regard politique de Manchette manque cruellement, mais qu'il avait aussi formulé ce qui nous tombe sur la gueule. Il n'était pas le seul, me direz-vous, mais il a cette capacité à ne pas parler depuis UNE chapelle, UNE mouvance ni même UNE discipline. C'est peut-être un symptôme de son désespoir, mais quoi qu'il en soit, sa lucidité douloureuse nous éclaire sur notre époque. 

Enfin, si jamais vous n'étiez pas encore convaincus de lire cet ouvrage, sachez qu'il se dévore, rien n'est pesant, c'est une pensée en mouvement, vive, agile. 

Certes, on m'objectera qu'à moins d'aimer Manchette, il n'y a pas de raison de lire Derrière les lignes ennemies, mais c'est une erreur. Si vous aimez le roman noir, vous aimerez Derrière les lignes ennemies - Entretiens 1973-1993. En le refermant, vous aurez envie de lire ou relire Manchette, et vous aurez aussi noté des titres de romans et de films (oui je sais, tous les prétextes sont bons en ce qui me concerne) qu'il évoque et que, damned, vous n'avez pas vus ou lus.

Jean-Patrick Manchette, Derrière les lignes ennemies - Entretiens 1973-1993, Editions de la Table Ronde, 2023. Entretiens réunis par Doug Headline, édition établie et présentée par Nicolas Le Flahec.


mercredi 15 mars 2023

Hollywood s'en va en guerre d'Olivier Barde-Cabuçon



Présentation éditeur

Septembre 1941. Aux États-Unis, le mouvement isolationniste et antisémite America First gagne du terrain et le président Roosevelt n’arrive pas à faire basculer son pays dans la guerre. À Hollywood, on prépare la contre-attaque avec un film engagé en faveur de l’intervention, mais sa vedette, la star Lala, est victime d’un chantage qui pourrait tout compromettre.

Vicky Mallone, détective privée, légèrement portée sur les cocktails et les femmes, va voler à son secours avec l’aide d’un vieux fédéral bougon et, lorsqu’il est sobre, d’Errol Flynn en personne. Le tournage du film va bientôt concentrer toutes les menaces et tous les enjeux de l’époque. Mais qui manipule qui à l’ombre des plateaux ?


Ce que j'en pense

J'avais beaucoup aimé le précédent roman de l'auteur, qui marquait son entrée dans la Série noire. Je me suis régalée avec Hollywood s'en va en guerre, qui se situe en 1941, à Hollywood, donc (vous me suivez?). Pour les lecteurs peu aguerris côté roman noir, ce sera un vrai plaisir, car l'auteur s'y entend pour mettre en place son intrigue, faire naviguer le lecteur dans les arcanes d'Hollywood et l'embarquer dans une histoire à la fois sombre et trépidante où se mêlent industrie (cinématographique) et politique. Pour les lecteurs un peu plus habitués aux codes du genre, s'y ajoutera la jubilation de l'hommage à Chandler.

Mais attention, rien de poussiéreux ou de pesant dans l'hommage : c'est enlevé et MO-DER-NE! Oui, car au privé en trench-coat dont Bogart (♥️) a fixé la silhouette, il substitue UNE privée, et quelle privée, mazette ! Aux esprits chagrins qui penseraient qu'il est invraisemblable qu'une femme devienne alors une privée, il livre une explication bien plausible : c'est parce qu'il n'y a pas de place pour les femmes ENQUÊTRICES dans la police de l'époque que notre héroïne fait le choix de l'officine privée. Vicky Mallone est flamboyante et maline, et comme ses homologues masculins, elle aime la picole et les jolies femmes. Et puis il y a Arkel, le mystérieux et brutal Arkel : moi je l'aime d'amour, ce personnage, et je vous le dis tout de suite, à certaine péripétie, dont je ne dirai rien ici, j'étais abasourdie, un peu comme ça:



Et Errol Flynn, nom de Zeus ! Personnage romanesque et hilarant, insupportable et lucide sur lui-même, vous m'en direz des nouvelles.

Tout ça pour dire que Hollywood s'en va en guerre est un roman noir formidable, malin et palpitant, que vous aurez du mal à lâcher. D'ailleurs, je n'ai pas pensé qu'à Chandler, j'ai pensé à Stuart Kaminsky et à son privé Toby Peters, avec sa série hollywoodienne des années 1970. On y croisait d'ailleurs, parmi d'autres, Errol Flynn. Bon sang, voilà que j'ai envie de chiner des Kaminsky, maintenant.

Mais comme on est en 2023, et qu'on n'est pas avec n'importe qui (l'auteur + la Série noire), c'est aussi un roman noir qui saisit un moment de l'Histoire important, celui qui précède l'entrée en guerre des Etats-Unis, celui qui voit s'affronter dans le soi-disant pays de la liberté des forces terribles, démocrates et pro-nazis, partisans de l'entrée dans le conflit et isolationnistes. Et ça, ça nous ramène à des choses terriblement actuelles, non? Mais Olivier Barde-Cabuçon pose tout ça avec légèreté, élégance. La classe, quoi. 

En finissant le roman, sourire aux lèvres, je me disais : ça nous ferait une p... de bonne série, et j'espère qu'Olivier Barde-Cabuçon a lui aussi de retrouver Vicky. Moi, elle me manque déjà. 


Olivier Barde-Cabuçon, Hollywood s'en va en guerre, Gallimard, Série noire, 2023.