samedi 14 novembre 2020

Good-Bye Chicago, 1928 - Fin d'une époque de William R. Burnett



Présentation de l'éditeur

Le corps d’une blonde est repêché dans le fleuve. Overdose, apparemment. Si l’on n’avait pas identifié l’épouse de l’inspecteur Joe Ricordi, personne ne se serait attardé sur l’incident. Maria avait quitté le domicile conjugal trois ans plus tôt. Aujourd’hui, apprenant qu’elle fréquentait des truands, Joe veut savoir. Et ce qu’il découvre perturbe l’organisation criminelle prospère du Boss de Cicero, l’homme qui règne sur la ville depuis le début de la Prohibition, et dont le modèle n’est autre qu’Al Capone.

Ce que j'en pense

Ce roman signe deux fins : la fin de l'époque du gangstérisme lié à la Prohibition et de la gabegie boursière (le krach de 1929 n'est plus loin) ; la fin de vie de William Riley Burnett, qui livre là son chant du cygne. Pourtant, il n'y a rien de crépusculaire dans ce roman, rien de rien. On voit plutôt un monde criminel en pleine mutation, et en regard, des poursuites qui changent elles aussi. C'est par la fiscalité qu'on fera tomber ces bandes du crime organisé (et les forces de police corrompues) mais en attendant, ce petit monde s'entretue avec ferveur. Burnett jette évidemment un regard rétrospectif sur tout cela et son analyse en est facilitée, mais comme le souligne Benoît Tadié dans la préface, ce n'est pas un roman vintage, rétro, c'est un roman de 1928, qui a conservé intacte l'énergie des débuts du genre, des débuts du roman de gangster inauguré par Little Caesar. Et Burnett ne verse jamais dans le discours analytique ou didactique, justement, il utilise toujours cette écriture behaviouriste: toute sa force est là. 

C'est donc un monde sur le point de vaciller que nous dépeint Burnett: le monde des gangsters mais aussi la bourgeoisie d'affaires qui s'est monstrueusement enrichie grâce à la spéculation boursière et qui pense que cela va continuer indéfiniment. Comme toujours, Burnett croque aussi bien des silhouettes (la soirée d'adieu de Bones, par exemple) que des situations, tout en proposant une galerie de personnages complexes et passionnants. J'ai une tendresse particulière pour Johnny (Giovanni) et Gina, magnifique personnage féminin. Johnny le balourd, aux manières rudes, a cependant une vraie tendresse et une vraie loyauté. L'évocation du quartier italien est superbe et assez déchirante. Bones, l'avocat fiscaliste véreux, à la solde des patrons du crime, est le personnage par qui on saisit les changements. C'est un beau personnage aussi, parce que l'on entrevoit les pièges dans lesquels il est tombé, sa relation à sa fortunée famille, ses ambiguïtés. Helga est aussi une silhouette fantomatique, une femme fatale à sa manière, puisque c'est par elle que tout bascule. 

Mais le personnage qui selon moi empêche le roman d'être crépusculaire, c'est Joe. Joe revient peu à peu à la vie, et Johnny et Gina n'y sont pas pour rien. C'est un magnifique personnage, qui se libère peu à peu de ce qui l'avait figé.

Enfin, comme Little Caesar, Good-Bye, Chicago 1928 se dévore, Burnett a gardé son sens du rythme narratif, pas une once de gras dans ce roman, rien à retrancher, rien à rajouter. Et ça aussi, ça fait du bien. 

William R. Burnett, Good-Bye, Chicago 1928 - Fin d'une époque (1981), Gallimard Série Noire, 2020. Traduit de l'anglais (USA) par Rosine Fitzgerald (révisé par Marie-Caroline Aubert). Préface de Benoît Tadié. 

dimanche 8 novembre 2020

Little Caesar de William R. Burnett


 

Présentation éditeur

Cesare «Rico» Bandelli, petit truand violent, narcissique et buveur de lait, a pris la place de Sam Vettori, puissant chef d’un gang italien de Chicago. Bientôt, le fils d’immigrés ivre de pouvoir et de reconnaissance agrandit son territoire en faisant main basse sur la contrebande d’alcool, le jeu et la prostitution dans tous les secteurs de la ville. Rien ne lui résiste, sauf un policier irlandais décidé à lui faire payer la mort d’un de ses collègues à l’occasion d’un hold-up qui tourne mal.

Ce que j'en pense

Lire William Riley Burnett, c'est aller vers les origines du roman noir, du hardboiled américain. On comprend en lisant Little Caesar en quoi l'auteur innove : adopter le point de vue des gangsters, leur langue, leur vision du monde, voilà qui est sans aucun doute nouveau en cette fin des années 1920. Il faut dire à quel point cette édition (traduction révisée par M.C. Aubert herself) est remarquable. La préface de Benoît Tadié est lumineuse, et c'est pourquoi je ne dirai pas ici en quoi Little Caesar est un roman important : B. Tadié le fait si bien que je ferais pâle figure. Et puis il y a l'introduction de Burnett lui-même, qui revient en 1937 sur la genèse de sa carrière d'écrivain et de ce roman, et c'est passionnant. C'est donc une édition à acheter absolument, si vous voulez comprendre comment advint le roman noir. 

Et de fait, peu de temps avant le Scarface d'Armitage Trail, Little Caesar inaugure le roman de gangsters, qui est l'un des visages du roman noir américain. Je vous conseille vivement la lecture des deux essais de Benoît Tadié, Le polar américain, la modernité et le mal (PUF, 2006), et Front criminel. Une histoire du polar américain de 1919 à nos jours (PUF, 2018). 

Parfois, lire ou relire un classique de tel ou tel genre, en remontant vers les origines, est un pensum, parce que certaines choses ont vieilli. Bien sûr, Little Caesar est très ancré dans son époque (je pense aux insultes ethniques, sans être certaine qu'elles soient obsolètes, hélas). Mais ce qui m'a frappée, c'est la modernité du roman, qui n'est pas seulement innovant en 1929: il se lit avec un immense plaisir en 2020. La langue, qui délaisse la préciosité littéraire made in UK du début du XXème siècle, modèle dominant pour les auteurs états-uniens, laisse ici la place à une écriture vive, acérée, débarrassée du "beau langage" et des notations psychologiques. Le behaviorisme s'annonce et il s'annonce bien. Et puis Burnett a un sacré sens du rythme : dans ce roman très ramassé, l'ascension et la chute de Rico sont saisies sans temps mort, et l'on tourne les pages avec avidité. 

Le monde selon Rico et les autres est un monde capitaliste décomplexé, déjà : tout s'achète (les silences, les complicités politiques), tout se vend, pourvu que ça rapporte. On lutte pour décrocher des marchés, autrement dit on met la main sur des territoires (des quartiers), on se débarrasse de la concurrence, des poids morts, des has been et des mous, potentiels dangers. On achète les signes extérieurs de richesse et de respectabilité (la bibliothèque remplie de vrais livres de Big Boy...), et on ne raisonne qu'en termes de pertes et de profits, y compris dans les relations sociales. 

Bref, toutes les raisons sont bonnes pour lire Little Caesar et redonner à Burnett la place qui est la sienne. 


William Riley Burnett, Little Caesar, Gallimard, Série Noire, 2020. Traduit de l'anglais par Marcel Duhamel, révisé par Marie-Caroline Aubert. Préface de Benoît Tadié.