dimanche 21 janvier 2024

Bye Bye Elvis de Caroline De Mulder



Présentation de l'éditeur

Le 16 août 1977 à Graceland, ils sont des milliers de fans à chercher à voir une dernière fois le corps sacré d’Elvis Presley, décédé de façon brutale à 42 ans. Entre les murs de ce qui deviendra un lieu de pèlerinage, son entourage, financièrement à ses crochets, fait surtout le deuil de la poule aux œufs d’or.

Dix-sept ans plus tard, à Paris, Yvonne, veuve débonnaire, a fort à faire avec John White, son singulier patron, un Américain autrefois clinquant, mais désormais sur la pente poisseuse de la précarité. Quel étrange fil relie la créature fabriquée et le vieil homme sur le déclin?

De l’ascension fulgurante et inégalable d’un péquenaud de Tupelo à la mort précoce d’une superstar rongée par les adjuvants chimiques et transfigurée par la pression, 
Bye Bye Elvis se fait autant un roman de la dévoration que de l’adoration. En laissant planer le doute sur le devenir des idoles, Caroline De Mulder sème le trouble et nous rend captifs d’une narration double et hypnotique.


Ce que j'en pense

Ceux qui me connaissent savent que j’aime ce qu’écrit Caroline De Mulder. Je n’allais pas laisser passer la réédition de Bye Bye Elvis

Hormis le fait que le livre évoque le King, je ne savais rien du roman en le commençant. En ce qui me concerne, le nom de Caroline De Mulder suffit. J’ai d’abord été décontenancée par l’alternance entre ces deux récits, distants dans le temps et dans l’espace. Mais John, l’Américain vieillissant qui vit à Paris sur les restes d’une gloire passée, et Elvis, la star absolue d’une Amérique triomphante, ont bien des points communs. Caroline De Mulder a un talent inouï pour évoquer les corps, la décrépitude de la chair, la jeunesse de la peau et des muscles qui se débinent, sous le coup des années ou des excès (ou les deux, mon capitaine). John a quelque chose de pathétique, de touchant et de répugnant tout à la fois, mais Elvis ploie lui aussi, très jeune, sous le poids d’une gloire qui l’étouffe, débordant ses costumes trop brillants, trop serrés. Légèrement déviant, toxicomane jusqu’à l’os, il n’est pas l’étoile brillant au firmament, mais une créature qui ne se possède plus, et cherche toute sa vie à panser ses blessures.

L’écriture de C. De Mulder provoque le malaise, un peu à la manière de certains écrivains du XIXème siècle, précisément parce qu’elle capte le malaise, l’excès en toutes choses, mais elle bouleverse aussi, parce qu’elle livre une incarnation de la légende, et le mot d’incarnation est bien celui qui convient. Elvis le blondinet devient le sex-symbol aux cheveux aile de corbeau, au regard incandescent, et d’emblée, il ploie sous le poids de ce qu’il symbolise. John se désagrège corps et âme et tente de donner le change, de se donner le change, à vrai dire. 

Avec Yvonne, qui prend soin de John à Paris, John et Elvis, Caroline de Mulder nous offre trois destins fracassés, brise les idoles, ne donne aucune réponse. Il y a des moments loufoques, mais tragiquement loufoques, un paradoxal mélange de malaise et de grâce, des questions sans réponse. 

Cette fausse bio-fiction est une merveille vénéneuse et douce, fascinante et troublante, signée Caroline De Mulder. 

PS : en prime, une excellente postface sur le roman.

 

Caroline De Mulder, Bye Bye Elvis, Espace Nord, 2023.

Le roman avait été publié en 2014 chez Actes Sud.

samedi 13 janvier 2024

Le concert de Muharem Bazdulj



Présentation éditeur

Sarajevo, 23 septembre 1997. U2 est en plein dans sa tournée Pop Mart, et offre aux spectateurs ce soir-là un concert mythique ! Le premier show d'un groupe majeur en Bosnie depuis la fin de la guerre en 1995. Un pur moment de rock'n'roll. Tous les classiques font résonner le stade : « Miss Sarajevo » bien sûr, jusqu'à « Sunday Bloody Sunday », et aussi « New Year's Day », où Bono sollicite l'aide du public, car il avait perdu sa voix le matin même… Avant de ponctuer par son célèbre « Viva Sarajevo ! Fuck the past, kiss the future! ».
Le roman de Muharem Bazdulj suit une galerie de protagonistes Sejo le jour du show légendaire. De Marko, fan inconditionnel, à Zeljko, supporter de foot, qui se doit d’être présent au stade, jusqu’au journaliste croate qui couvre l'événement… Cette nuit magique fut pour tous le symbole d’un retour à la normale dans cette région depuis trop longtemps en tension. Elle est devenue la frontière métaphorique entre le conflflit et la paix, et restera pour U2, selon leur déclaration, leur concert préféré.


Ce que j'en pense

Le principe est simple : les chapitres nous présentent une succession de personnages, qui tous se rendent au concert de U2 du 23 septembre 1997 à Sarajevo. C'est autant un évènement politique que musical, par lequel U2 entend marquer, au milieu de sa tournée PopMart, le fragile retour à la normale d'un pays qui sort de la guerre. 

Il y a là tout ce qui me plaît : un roman kaléidoscopique, qui après le chapitre de présentation de l'évènement passe de personnage en personnage, jusqu'au concert, point d'orgue et de rassemblement, et ses lendemains. Il y a la musique, car adolescente, j'ai aimé U2 (j'avais 16 ans à la sortie de The Joshua Tree, que j'écoutais en boucle alors), et j'avais adoré que le groupe fasse monter sur scène Salman Rushdie, qui n'était plus apparu en public depuis le lancement de la fatwa. 

Muharem Bazdulj a un sacré talent pour brosser le portrait de ses personnages, pour les faire exister en quelques lignes par le prisme de cet évènement. Il restitue avec une force incroyable l'élan de vie de cette jeunesse qui a vécu l'horreur, car c'est cela qui l'intéresse : la pulsion de vie, et non la mort. On perçoit pourtant les fractures, les tragédies (à travers, notamment, les superbes Azra et Sejo) : le poids de l'Histoire est là.

Il écrit aussi avec délicatesse ces moments fragiles et improbables, Larry Mullen Jr et The Edge devant leur bière dans la nuit, Brian Eno à la terrasse d'un resto au petit matin. 

Pour ma part, j'ai lu d'une traite Le concert, et je l'ai refermé avec émotion. Ceux qui me connaissent savent mon goût pour les littératures de l'est, comme on dit, et mon sentiment d'une histoire commune et d'une forte appartenance européenne. Et c'est pour cela que Le concert m'a tant touchée.  

Muharem Bazdulj, Le concert (Концерт), Tropismes Editions, 2024. Traduit du serbe par Zivko Vlahovic.


Il s'appelait Doll de Jonathan Ames



Présentation éditeur

Happy Doll, alias Hank Doll, une cinquantaine d’années, habite Los Angeles. Il est détective privé le jour et vigile dans un salon de massage la nuit, après une carrière dans la Navy et dans la police. Lorsque son ami Lou Shelton vient lui demander de lui donner un rein qui lui sauvera la vie, il hésite pendant une nuit. Cependant, le lendemain matin, les choses se compliquent alors que Lou vient s’écrouler, mortellement blessé par balle, dans ses bras et lui confie, avant d’expirer, un gros diamant. Commence alors pour Hank toute une série de péripéties rarement agréables, sur les traces des assassins de Shelton dans les bas-fonds de L.A.

Ce que j'en pense

Hasard ou non des parutions, j'ai lu ce roman juste après avoir relu Le Grand sommeil de Raymond Chandler, dans l'épatante traduction de Benoît Tadié (Série Noire), ce qui m'a permis de saisir la parenté entre les deux types d'univers et d'écriture. Jonathan Ames livre avec Il s'appelait Doll une merveille d'hommage au roman noir américain, et si cela m'a fait penser à Chandler, c'est qu'il y a chez Ames une même mélancolie, une tendance contemplative qui vous tord le coeur. Hank Doll est un privé qui, faute de clients en nombre suffisant, est aussi vigile dans un salon de massage le soir ; comme il se doit, il est un brin cynique mais d'une lucidité et d'une loyauté sans faille, comme Marlowe. Ce n'est pas un loser même s'il est un peu paumé à ce moment de sa vie. Ex-marine, ex-flic, il en a sous le capot, en quelque sorte. C'est aussi un solitaire, dont le meilleur ami est George, son chien. Là se trouve une trouvaille du roman : dépeindre la relation entre un homme et son chien, sans niaiserie, en restituant la force qui peut lier un individu et son animal. C'est magnifique, croyez-moi. 

A la fois maladroit et intelligent, Doll ne tarde pas à mettre le doigt là où il ne faut pas, et à déclencher une série de catastrophes. L'intrigue est rocambolesque à souhait - mais rappelez-vous, celles de Chandler étaient parfois bigrement embrouillées - et on ne peut lâcher le roman. On commence avec une possible greffe de rein et on termine par le démantèlement d'un trafic énorme. Rappelons que l'auteur est scénariste : chez certains, ça donne une écriture transparente (et sans intérêt), chez Ames cela se traduit par une efficacité incroyable, un sens du rythme, sans que soit oubliée l'écriture romanesque. Il y a aussi ce ton, distancié, légèrement sarcastique, très hard-boiled : de l'humour sans gros sabots, ça fait du bien. 

Il s'appelait Doll est un bijou de roman noir, dans lequel Jonathan Ames ne se contente pas de faire le malin ("regardez comme je connais bien mes classiques, je vous fais un roman méta parce que je suis tellement intelligent") mais livre un vrai et grand roman noir. 


Jonathan Ames, Il s'appelait Doll (A Man Named Doll), Joëlle Losfeld, 2024. Traduit de l'anglais (USA) par Lazare Bitoun. 



mercredi 3 janvier 2024

Chevreuil de Sébastien Gendron



Présentation éditeur

Tout va bien pour Connor Digby. Sujet britannique, auteur de romans jeunesse à succès, il vient de retrouver l’amour en la personne de Marceline, une femme tout à fait à sa mesure et, pour ainsi dire, tombée du ciel. Seulement voilà, le village français dans lequel il est installé depuis une demi-douzaine d’années se met brusquement à le détester. Il faut dire que la population locale, franchement raciste et réactionnaire, n’a que cet étranger à se mettre sous les crocs.
Un vent épique se lève enfin sur ce petit coin de France, et Connor et Marceline sont bien décidés à en profiter pour rejouer la guerre de Cent Ans.

Ce que j'en pense

Vous ne connaissez pas le village de Saint Piéjac? Si, vous connaissez. OK, il ne s'appelle peut-être pas Saint Piéjac, mais vous le connaissez. Vous y vivez peut-être. C'est un coin comme il existe par milliers dans notre beau pays. C'est un concentré de la bêtise, de la méchanceté et de la haine de l'autre, tristement ordinaire. Il faut tout le talent de Sébastien Gendron pour en faire un lieu romanesque, et il en a, du talent ! 

Il faut l'imaginer assembler les pièces de son jeu de massacre : un Anglais pas très intégré parmi les ploucs franchouillards, prompts à détester tout ce qui vient d'ailleurs, une femme en fuite qui va trouver refuge dans ses bras, et une poignée d'autochtones comme on en fait par millions, crétins décérébrés, petits coqs de fumier local, chasseurs aux rêves de conquérants, et méchants très méchants. Secouez le tout, hissez le drapeau (britannique), et c'est de la nitroglycérine qui explose en mille couleurs. 

Sébastien Gendron a l'art de croquer avec férocité et jubilation ce qu'il y a de pire dans notre société, et là où certains nous livrent une vision enchantée de nos bourgades ou une vision décliniste de la ruralité, il s'en donne à coeur joie dans la satire. Le Saint Piéjac de Chevreuil, c'est un village français, avec ses petits notables qui font la pluie et le beau temps, son culte de la bagnole et des engins motorisés avec leurs mochetés de parking, ses privilèges de hobereaux dégénérés et armés. C'est un village français d'aujourd'hui mais qui voudrait bien vivre encore dans un "hier" idéalisé et factice, fermé sur lui-même et qui fantasme les périls venus d'ailleurs. Point d'Arabes ou de Noirs dans les parages? Qu'à cela ne tienne, on s'en prend aux Ukrainiens venus manger le pain des Français, et à cet Anglais, une sorte d'ennemi héréditaire aux yeux de ces idiots. 

Tout ça est à la fois terrifiant et hilarant, parce que Sébastien Gendron a le sens des situations absurdes et des dialogues ébouriffants. Chevreuil est un roman noir héroï-comique, qui nous fait une épopée à partir de presque rien, du trivial, concluant dans un final "hénaurme", tandis que Il Duce, imperturbable, continue son chemin (lisez, vous comprendrez). 

L'air de rien, il rassemble un vrai bestiaire, on se régale avec les titres de chapitres, et tout ça se finit avec des asticots. Nos tristes sires, qui rêvent de l'affrontement avec le chevreuil, véritable seigneur des lieux, indifférent et majestueux, ne sont que des sangliers qui foncent aveuglément et finissent par se rentrer dedans. 

Mention spéciale à la scène d'ouverture : la gamine qui se fait bouffer par les lionceaux, je suis fan. Au risque de me répéter : lisez, vous comprendrez. 

On passe d'un zoo à l'autre, en somme. 

Embarquez avec Connor et Marceline, ça vous donnera du pep's et de la férocité pour commencer 2024 comme il se doit. 


Sébastien Gendron, Chevreuil, Gallimard, La Noire, 2024.