dimanche 18 juillet 2021

Toutes ces foutaises d'Ezzedine Fishere



Présentation éditeur

Amal, une jeune Américaine d’origine égyptienne, vient de sortir d’un an de prison. Elle a été inculpée pour appartenance à une organisation étrangère visant à déstabiliser le régime, une ONG en l’occurrence. Durant une fête célébrant sa sortie de prison, elle rencontre Omar, un chauffeur de taxi. Ils passent la soirée et la nuit ensemble. Quarante-huit heures séparent Amal de son retour aux États-Unis et c’est durant ce laps de temps que se déroule le roman. Amal et Omar feront l’amour, souvent, se raconteront et raconteront l’Égypte d’une jeunesse contemporaine depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui, pleine d’espoirs mais souvent désenchantée.
À l’instar des Mille et Une Nuits, Ezzedine Fishere nous propose des récits enchâssés avec pour cadre l’histoire d’Amal et Omar. S’inspirant de faits réels, le roman n’est pas seulement bien documenté, il est empreint d’un humour noir et d’une autodérision ravageurs.

Ce que j'en pense

A sa manière, Joëlle Losfeld nous rappelle qu'il y a dix ans, la population égyptienne s'est soulevée, avec la publication (quatre ans après la parution originale) de Toutes ces foutaises. Ezzedine Fishere fait explicitement référence au classique Mille et une nuits, dans une construction virtuose. On retrouve aussi des subterfuges narratifs du roman des XVIIè et XVIIIè siècles : l'histoire que nous lisons a été assumée par "l'éditeur" Fishere, qui en est le dépositaire et non l'auteur. Cette ruse permet de rappeler le poids de la censure en Egypte, où l'on emprisonne les intellectuels, les écrivains, pour leurs écrits, pour leurs idées ou tout simplement parce qu'ils ont l'impudence d'écrire trop crûment sur le corps et le sexe. Dans le roman, les circonvolutions langagières pour évoquer les scènes de sexe rappellent cet interdit stupide, de manière assez ironique. 

Amal et Omar se connaissent à peine, et leur rencontre est sans lendemain ou presque puisqu'Amal doit repartir aux Etats-Unis : elle propose au jeune homme de passer les heures qui la séparent de son départ pour l'aéroport avec elle, dans ses bras, et les récits de l'un et de l'autre s'enchaînent, s'entrelacent, et retardent l'échéance, comme dans le prestigieux modèle narratif des contes. Mais les récits sont ici bien plus désespérés, parfois tragiques, tout simplement. La révolution a échoué, et les protagonistes dont les histoires s'égrènent sont terribles. Par son récit tout en méandres, kaléidoscopique, Ezzedine Fishere livre un roman politique très fort. Pas de réquisitoire lourdingue, non, le portrait d'un pays saccagé, que l'on saisit ici par des trajectoires individuelles, broyées par un régime militaire qui réprime violemment une tentative de révolution et tout espoir de changement. On perçoit notamment le tournant pris par les rassemblements de la place Tahrir, le rôle de certaines forces contre-révolutionnaires, si je puis dire. Meurtres, viols, tout est bon pour museler cette jeunesse qui n'aspire, comme le dit un personnage, qu'à vivre décemment. Pays exsangue, l'Egypte écrase ses forces vives, et ajoute la violence d'un régime autoritaire au poids des traditions et la famille, forces conservatrices s'il en est. Si le récit est puissamment romanesque, on n'oublie pas, en le lisant, qu'il s'inspire de nombreux faits réels (arrestation et torture d'homosexuels, ou d'employés d'ONG). La force de Toutes ces foutaises est de donner à ces destins plus que des allures de fantômes dans la presse, de les incarner et cela tord le coeur. 


Ezzedine Fishere, Toutes ces foutaises (Kol hadha al-haraa), Joëlle Losfeld, 2021. Traduit de l'arabe (Egypte) par Hussein Emara et Victor Salama. 

samedi 10 juillet 2021

Le bal des porcs d'Arpad Soltész




Présentation éditeur

Dans le Joli Pays sous la Minuscule Chaîne de Hautes Montagnes, quand des adolescentes disparaissent d’un centre de désintoxication, personne ne s’en inquiète. Les junkies mentent, volent, et crèvent. Tout le monde le sait, et tout le monde s’en fiche. Mais quel est le lien entre la mort de la jeune Brona , la carrière fulgurante d’une poignée de politiciens, un maître chanteur tout-puissant, la mafia calabraise et l’assassinat d’un journaliste ?


Ce que j'en pense

Vous vous souvenez sans doute que j'avais adoré Il était une fois dans l'est : essai transformé avec Le bal des porcs, deuxième opus d'Arpad Soltész publié par Agullo. Une fois de plus, si vous cherchez un gentil polar, une lecture réconfortante, mais aussi un roman facile, passez votre chemin. Arpad Soltész jette dans ce roman noir toute sa rage et tout son désespoir. Il ne se soucie pas d'être reader friendly, et si vous pouvez bien sûr vous lancer dans Le bal des porcs sans rien savoir des évènements qui ont secoué la Slovaquie ces derniers temps, je vous conseille néanmoins de prendre quelques renseignements sur l'affaire Kuciak, cela facilitera votre lecture et sera un facteur de plaisir supplémentaire. Arpad Soltész construit un roman kaléidoscopique, et l'on peut être désarçonné par la multiplicité des personnages, par les chemins empruntés et APPAREMMENT délaissés ensuite. C'est que Le bal des porcs, sous des dehors de fiction, a des allures de true crime, comme on dit : ce qu'il rapporte est une lecture de faits réels, qui ne se soucient guère, eux, de fluidité et de simplicité. La corruption et la criminalité sont complexes, tissent des liens nombreux et se nourrissent d'interactions et d'interdépendances à plusieurs niveaux et degrés. Alors bien sûr, cela ne facilite pas la compréhension par les béotiens que nous sommes, mais c'est fait pour ça. 
Et n'allez pas penser que Le bal des porcs n'est pas romanesque, oh que si! C'est d'ailleurs un des talents fabuleux d'Arpad Soltész : il semble nous égarer, ne se soucie pas de nous ménager des transitions et des explications sur ce qui relie ce texte-mosaïque, et nous, lecteurs, nous tournons les pages avidement, horrifiés mais fascinés par ce qui se trame, dans tous les sens du terme, sous nos yeux, une criminalité sordide impliquant tous les individus dotés de pouvoir en Slovaquie, politiciens, hommes d'affaires, police secrète, et la trame du roman, tout aussi virtuose que dans Il était une fois dans l'est. Nous retrouvons Schlesinger, dont je ne sais s'il est un double de l'auteur, déjà vu dans le précédent roman. Ce jeune et petit état qu'est la Slovaquie fait une fois de plus figure de far-west sanglant, où les plus sauvages triomphent encore, où les plus cupides écrasent les plus intègres. 
C'est terrifiant, c'est à côté de chez nous. Et c'est, traduit par Barbora Faure, un somptueux roman noir, qui se joue des codes pour faire rendre gorge à la réalité.

Arpad Soltész, Le bal des porcs (Svina), Agullo Noir, 2020. Traduit du slovaque par Barbora Faure.