mercredi 31 juillet 2019

Circé de Madeline Miller



Présentation éditeur
Fruit des amours d’un dieu et d’une mortelle, Circé la nymphe grandit parmi les divinités de l’Olympe. Mais son caractère étonne. Détonne. On la dit sorcière, parce qu’elle aime changer les choses. Plus humaine que céleste, parce qu’elle est sensible. En l’exilant sur une île déserte, comme le fut jadis Prométhée pour avoir trop aimé les hommes, ses pairs ne lui ont-ils pas plutôt rendu service ? Là, l’immortelle peut choisir qui elle est. Demi-déesse, certes, mais femme avant tout. Puissante, libre, amoureuse…

Ce que j'en pense
C'est curieux, comme on découvre parfois un livre... J'étais sur le quai de la gare dans ma ville, en attente de mon train pour la capitale, quand mon oeil a été attiré par le livre que commençait une jeune femme à quelques mètres de moi. La curiosité n'étant pas le moindre de mes défauts, j'ai fini par déchiffrer le titre, et arrivée à bon port, j'ai acheté le livre. Oui, je sais, je suis bizarre. Comme une envie de récit mythologique... 
Je me suis accrochée sur le premier quart, pas plus passionnée que cela. Et puis Circé est exilée sur son île, et là j'ai été accrochée. Se dessine un beau portrait féminin, une Circé seule, perpétuellement trahie, et follement puissante. Madeline Miller réussit à nous faire vibrer à des épisodes pourtant bien connus, en leur donnant de l'ampleur et une dimension émotionnelle moderne. Les dieux apparaissent dans toute leur cruauté, enfants gâtés parfois inconséquents et ivres de pouvoir. Ulysse ne sort pas grandi de ce roman: avide de gloire et de légende, c'est un formidable embobineur, mais il fait surtout souffrir ceux qui l'entourent : Pénélope, Télémaque (magnifique personnage), et bien sûr Circé. 
En somme, j'ai bien fait de céder à ma curiosité, j'ai ainsi fait un pas de côté par rapport à mes lectures habituelles et je ne le regrette pas. 

Madeline Miller, Circé (Circe), Pocket, 2019. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christine Auche. Précédemment paru chez Rue Fromentin Editeur (2018).

lundi 29 juillet 2019

Maharajah de M.J. Carter


Présentation éditeur
Calcutta, 1837. Le pays est sous la régence de la Compagnie britannique des Indes orientales. Figure haute en couleur chez les expatriés anglais, l’écrivain Xavier Mountstuart vient de disparaître dans les profondeurs de la jungle, alors qu’il faisait des recherches sur une secte d’assassins, les thugs. L’armée de la Compagnie envoie à sa recherche Jeremiah Blake, un agent spécial, grand spécialiste des mœurs du pays, accompagné d’un jeune officier, William Avery. C’est le début d’une aventure passionnante au pays des temples et des maharajahs. En approchant de la région où Mountstuart a disparu, celle des thugs, adorateurs de Kali, déesse de la mort et de la destruction, Blake et Avery vont bientôt découvrir une incroyable conspiration.

Ce que j'en pense
Voilà sans aucun doute un livre que je n'aurais jamais eu l'idée d'acheter si ma chère Miss Cornélia ne m'en avait pas parlé. Je serais passée à côté d'un grand bonheur de lecture. C'est avec Maharajah que j'ai inauguré mes vacances et quelques jours de lecture frénétique. 
C'est un formidable roman d'aventures, exotique à souhait, mais c'est un roman d'aventures d'aujourd'hui, soigneusement documenté - ce qui ne nuit nullement au romanesque - et sombre comme j'aime. M.J. Carter saisit l'histoire coloniale de l'Inde à un moment de changement, changement dans la manière qu'a le colonisateur de se comporter avec les populations locales: violences, mépris, manipulation de la vérité pour construire un roman colonial propice à toutes les exploitations (humaines, économiques). M.J. Carter n'est cependant pas manichéenne, et l'on a quelques beaux portraits de Britanniques lucides, et surtout, elle saisit ce que la colonisation avait parfois de sincèrement bien intentionné... 
S'il exprime un vrai point de vue sur la colonisation, Maharajah n'en oublie pas pour autant d'être un authentique roman d'aventures, riche en péripéties, captivant de bout en bout, avec des morceaux de bravoure rondement menés. C'est un roman que l'on a du mal à lâcher, et ça c'est formidable! On parcourt différentes couches sociales de l'Inde, on vibre lors de poursuites et d'attaques dans la nature flamboyante, on visite des palais, on déjoue des complots... 
Le duo de personnages est fantastique, le vieux (pas si vieux d'ailleurs) bougon qui connaît l'Inde à merveille, le jeune Britannique qui rêve de retourner à ses vertes prairies anglaises, l'antagonisme classique fonctionne très bien et l'on s'attache très vite à eux. J'ai été ravie de constater que M.J. Carter leur consacrait en fait une série, et j'ai hâte que 10/18 publie la suite. 

M.J. Carter, Maharajah (The Stranger Vine), 10/18 Grands Détectives, 2019. Traduit de l'anglais par Karine Lalechère. Précédemment paru au Cherche-Midi Editeur (2017). 

vendredi 26 juillet 2019

Une flèche dans la tête de Michel Embareck



Présentation éditeur
Après une longue séparation, un père et sa fille se retrouvent pour emprunter la route du blues entre Memphis et La Nouvelle-Orléans en espérant renouer des relations jusqu’alors chaotiques. S’ils découvrent peu à peu l’envers du décor d’une musique devenue folklore pour touristes, ils apprennent la vérité vraie sur la mort énigmatique de Robert Johnson, figure tutélaire de la musique bleue. Mais le voyage est surtout l’occasion pour le père de s’interroger sur ses crises de migraine, ce douloureux symptôme d’aucune maladie formellement identifiée qui conduit les victimes à entretenir avec le monde un rapport d’observateur misanthrope. Difficile dans de telles conditions de se livrer à des confidences.

Ce que j'en pense
J'avais acheté ce roman à sa sortie et il a enfin trouvé son heure. Une Flèche dans la tête est un road-trip qui doit réunir un père et une fille, chacun hanté par ses propres douleurs, avec comme fil conducteur la route 61, les légendes du blues. Chacun reste une énigme pour l'autre, et le voyage n'y changera rien. De ce père, ancien flic aux RG, elle ne sait pas grand-chose, il est parti trop tôt, alors qu'elle n'était qu'une enfant. D'elle il saisit peu de choses et surtout pas l'essentiel, les failles. Le voyage ne peut les réconcilier, il est un leurre à touristes, car pas plus que l'amour entre un père et une fille ne peut se réinventer, le blues n'a d'existence désormais. Il est devenu une légende, comme la vie de Robert Johnson. La seule chose qui subsiste, ce sont les racines du blues, ses causes, c'est-à-dire les souffrances des noirs américains, toujours les premiers malmenés. Derrière les légendes il y a souvent des choses plus ordinaires qu'on ne l'espère, plus glauques aussi. Le roman va amener les personnages à détricoter toutes les légendes et tous les attendus - et le lecteur fait le même chemin: le blues, la rédemption d'un père, la réconciliation entre le père et la fille, le Sud "authentique". 
Mais il y a aussi des instants de grâce, pour peu qu'on s'écarte des sentiers (touristiques) battus: la rencontre avec le Frenchy exilé Olivier et sa famille est l'un de ces magnifiques moments dans le roman, où une communion est donnée à voir. Pour nos personnages en revanche, pas de communion, juste le constat du gouffre creusé, et la possibilité d'aller au bout de soi-même. Pour le père, en s'acquittant de la mission dont il entendait s'acquitter mais dont il n'a pas su parler à sa fille, une mission qui met en jeu le curieux étui à violon qui a donné à celle-ci de se faire son petit film d'espionnage personnel (autre leurre). Pour la fille, il s'agit de prendre une petite revanche sur le sentiment d'abandon qui est le sien, par un double abandon (je ne peux en dire plus). 
Ce court roman se savoure, grâce à la finesse de l'écriture de Michel Embareck, musicale, sans pathos, et dieu sait que je me méfie des écrivains férus de musique (surtout jazz et blues), parce qu'à mon sens nombre d'entre eux tombent dans des clichés pénibles. Rien de tel chez Embareck, qui instille une belle mélancolie et permet de refermer le roman avec une forme d'apaisement. Construit comme un morceau de blues, Une flèche dans la tête exhibe la douleur pour mieux la magnifier. 

Michel Embareck, Une flèche dans la tête, Joëlle Losfeld Editions, 2019.

mercredi 24 juillet 2019

La briscola à cinq de Marco Malvaldi


Présentation éditeur
Dans un village près de Livourne, en Toscane, un jeune homme découvre dans une poubelle le cadavre d’une adolescente, Alina Costa. Il se rend dans l'établissement le plus proche pour appeler les secours et tombe sur le BarLume, tenu par Massimo. Et voilà que ce trentenaire fantasque, râleur et bon enfant, amoureux de la nourriture italienne, se retrouve enquêteur malgré lui ! Mais il pourra compter sur les quatre habitués du bar, une bande d’octogénaires originaux qui se retrouvent pour jouer aux cartes, fuir leur femme et échanger leurs avis sur « l’affaire Alina ».

Ce que j'en pense
Je furetais sans but sur le site de 10/18 et la page Grands Détectives quand je suis tombée sur le titre La briscola à cinq. L'auteur, Marco Malvaldi, m'était totalement inconnu, mais l'argument du roman me plaisait bien. Je suis ravie de ma découverte! Comment vous dire? Côté intrigue policière, rien de fulgurant, et j'avais soupçonné que le personnage s'avérant être le coupable faisait un bon suspect, puisque insoupçonnable de prime abord. Ce n'est donc pas là que réside le plaisir de la lecture. Non, c'est dans l'ambiance, les dialogues, les personnages, que se trouve l'immense saveur de ce bonbon italien. La scène d'ouverture avec découverte du cadavre est saisissante et drôle, et j'ai été embarquée d'emblée! Massimo est assez irrésistible, les petits vieux qui campent dans son bar tout au long de la journée sont hilarants de mauvais esprit et d'irrévérence, les dialogues font mouche. Les règles imposées par Massimo quant aux boissons délivrées dans son bar sont très drôles : quand servir ou non un apéritif, un capuccino, parce qu'on n'est pas là pour faire n'importe quoi, hein! Fusco, le commissaire obtus, donne lieu à quelques scènes croquignolesques, et tous les personnages, même aperçus rapidement (Okay par exemple ou les physionomistes de la boîte de nuit) sont soignés. J'ai beaucoup souri, ri parfois, et j'ai trouvé le roman trop court. Il y en a un deuxième paru chez 10/18, vous pensez bien que je vais me jeter dessus sans tarder, en croisant les doigts pour les parutions se poursuivent en français. 

Marco Malvaldi, La briscola à cinq (La briscola in cinque), Christiant Bourgois - 10/18 Grands Détectives, 2014. Traduit de l'italien par Nathalie Bauer.

lundi 22 juillet 2019

La conspiration des médiocres d'Ernesto Mallo


Présentation éditeur
Nouvelle enquête de Perro (le Chien) Lascano, le héros d'Ernesto Mallo. Nous sommes cette fois au tout début du règne du dictateur Videla en Argentine. Lascano est un jeune flic, déjà intègre, qui enquête sur le suicide suspect d'un Allemand. Il comprend très vite qu'il s'agit d'un meurtre et décide de creuser l'affaire, ce qui gêne ses supérieurs, tous plus corrompus les uns que les autres. Les choses se corsent quand on retrouve dans le bureau de l'Allemand un carnet rédigé par un homme qui a été gardien à Auschwitz... 

Ce que j'en pense
Pourquoi suis-je passée à côté d'Ernesto Mallo pendant tout ce temps? Je ne sais, d'autant que je connaissais évidemment son existence. J'ai englouti ce court roman en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, emballée d'emblée par les personnages, l'ambiance et la noirceur de ce polar argentin. Il y a tout ce que j'aime dans un roman noir : les atmosphères, loin d'une Argentine de carte postale, le contexte politique bien pourri sur lequel est jeté un regard sans complaisance, la puissance émotionnelle liée aux personnages, et la certitude, acquise d'emblée, que tout se dénouera dans la tragédie. C'est toujours intéressant de voir comment un auteur réinvestit les codes du roman noir dans une perspective culturelle et politique différente de la conception étatsunienne originelle. L'Argentine du début des années 1970, la dictature, la pourriture infinie d'une police aux ordres des forces les plus sombres, les relents de la Seconde guerre mondiale avec ses nazis exilés qui n'ont pas renoncé à leurs "valeurs", tout cela s'oppose à la rigueur morale d'un héros, Lascano, qui comme tout protagoniste de roman noir, ressortira violemment éprouvé par son enquête. J'ai aimé les personnages féminins de ce roman, jamais réduits au statut de pure victime, avec par exemple l'épouse de la victime, elle aussi une nazie même pas repentie. Marisa est également un superbe personnage. 
Maintenant, je vais poursuivre ma découverte d'Ernesto Mallo, en suivant l'ordre des volumes. Une série de plus dans mon escarcelle, le bonheur!

Ernesto Mallo, La conspiration des médiocres (La conspiracion de los mediocres), Rivages Noir, 2019. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Oliver Hamilton. 

lundi 15 juillet 2019

Le dernier thriller norvégien de Luc Chomarat


Présentation éditeur
Delafeuille, l’éditeur parisien, débarque à Copenhague pour y rencontrer le maître du polar nordique, au moment même où la police locale est confrontée à un redoutable serial killer : l’Esquimau. Coïncidence ? A peine installé à l’hôtel avec le dernier roman de l’auteur, Delafeuille découvre que la réalité et la fiction sont curieusement imbriquées… et qu’il pourrait bien être lui-même, sans le savoir, un personnage de thriller nordique.
Tueur fou, flics au bord de la crise de nerfs, meubles Ikéa, livre à tiroirs, tempête de neige, ours polaires, Sherlock Holmes et la petite fille aux allumettes : Luc Chomarat nous livre une épopée littéraire jubilatoire, un tour sur le grand huit où le rire le dispute au vertige.  
  
Ce que j'en pense
J'abordais ce roman avec méfiance : oui, je dois être la seule personne sur la planète à ne pas avoir été follement emballée par Le polar de l'été. Et j'avais lu l'avis de l'ami Jean-Marc Laherrère. Mais l'autre soir, après Robicheaux et sa mélancolie, je voulais changer de ton, si je puis dire. J'ai lu Le dernier thriller norvégien d'une traite et je me suis régalée. C'est vrai, le procédé n'est pas nouveau : métafiction, mise en abyme, appelez ça comme vous voudrez, cela a été fait maintes fois, et parfois avec le talent que l'on sait (Continuité des parcs de Cortazar). Mais bon sang, que c'est bien fichu! 
D'abord, la manière dont Chomarat égratigne le milieu de l'édition est savoureux, avec des débats pas si oiseux sur l'avenir du livre et de la littérature, sur les phénomènes de mode tels que le polar scandinave. Entre éditeurs à l'ancienne et défenseurs d'un objet transmédia, acteurs de maisons traditionnelles ou de grosses structures de l'industrie du divertissement, on se marre, c'est évident et c'est une lecture jouissive. Les écrivains ne sont pas épargnés, l'auteur pas norvégien est assez impayable aussi. Ensuite, j'ai eu l'immense bonheur de trouver mon cher Sherlock débarquer (un peu de la lune, comme ne manquent pas de le noter les personnages) dans les pattes de Delafeuille, et c'est drôlement bien fait. Chomarat joue avec les codes du polar, et ça aussi, c'est un délice. Pour allier les deux aspects (horreur industrielle des best-sellers conçus à la chaîne et codes du polar mis en lumière), il pratique une écriture répétitive, qu'on croirait sortie tout droit d'une brochure touristique ou d'un mauvais livre (les deux se confondent parfois dans des polars régionaux dont je tairai les titres), pour caractériser les Norvégiens ou mieux encore, les Norvégiennes sexy. La métafiction lui permet en outre de s'arrêter juste au point où le pastiche pourrait devenir lourdingue, et de s'en sortir par des pirouettes très fines. 
Du coup, je vais lire L'espion qui venait du livre, où l'on a déjà le personnage de cet éditeur, et un jeu sur les codes de l'espionnage... 

Luc Chomarat, Le dernier thriller norvégien, La Manufacture de livres, 2019. 

samedi 13 juillet 2019

Robicheaux de James Lee Burke


Présentation
Robicheaux laisse ses démons le dominer, car les fantômes du passé sont trop présents: Molly, son épouse tuée sur la route, les soldats confédérés qui parcourent le bayou... Mais par une nuit noyée dans l'alcool, il perd conscience de ce qu'il a fait, et l'homme qui a tué sa femme est retrouvé assassiné. Robicheaux s'interroge: est-il le meurtrier? 

Ce que j'en pense
Il y a des séries qui faiblissent avec l'accumulation de volumes, des auteurs qui perdent ce qui faisait l'intérêt premier de leur univers: James Lee Burke n'est pas de ceux-là, malgré quelques volumes en deçà des meilleurs. Presque 30 ans après le démarrage de la série consacrée à son personnage de Dave Robicheaux, il offre ici un nouvel opus déchirant. Comme beaucoup, j'ai découvert le personnage avec Dans la brume électrique avec les morts confédérés, aux alentours de 2000, et j'ai ensuite repris la série dans l'ordre. Robicheaux m'a saisie aux tripes, une fois de plus, en mettant Dave aux prises avec ses démons. Car James Lee Burke ne repeint pas son héros en rose, il l'amène à s'interroger sur sa propre violence, sur son alcoolisme aussi, sans concession. Il y a la splendeur de la Louisiane, ses ciels rouges au couchant, ses orages, son bayou. S'il y a d'authentiques pourritures à peine humaines - ou trop humaines - dans ce roman, il n'y a pourtant rien de manichéen: les êtres se débattent avec leurs contradictions, négocient avec leurs zones d'ombre, et Clete en est un des plus beaux exemples.
Robicheaux était la lecture parfaite pour moi cette semaine, qui m'a permis de retrouver des personnages que j'aime (Clete et Alafair), un univers sombre où les êtres sont d'une complexité défiant les clichés, et des paysages et des lumières qui sont l'écrin parfait pour la mélancolie de Robicheaux. 

James Lee Burke, Robicheaux (Robicheaux), Rivages Noir, 2019. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier.

samedi 6 juillet 2019

Les enchaînés de Jean-Yves Martinez



Présentation éditeur
Un jeune homme débarque dans un petit village de la Drôme. En plein hiver. Il arrive du Sénégal, sans-papier, il a dû se frayer un chemin à travers l’Espagne, mentir, endurer foyer, centre de rétention pour arriver jusque-là. Et il cherche monsieur Denis. Ils se sont connus là-bas, en Afrique, monsieur Denis travaillait pour une ONG et David Sedar était son guide. Avant de partir, monsieur Denis lui a fait une promesse – et David Sedar tient à ce qu’elle soit honorée.
Dans une grande bâtisse isolée au cœur des bois, la femme de l’humanitaire accueille le réfugié. Car son mari a disparu, laissant derrière lui un mystérieux carnet et mille questions en suspens.
Et Diane veut des réponses. Que seul David Sedar peut lui apporter.
Mais dehors, les chiens rôdent…

Ce que j'en pense
Voilà un roman qui se lit d'une traite, ce qui ne fait pas de mal: l'immersion est totale. Le titre veut dire bien des choses et s'enrichit de significations jusqu'à la fin, mais chut! Superbement écrit, le texte nous met d'abord sur une thématique de roman noir, celle de l'exil, des migrants, avec un personnage qui se fait passer pour ce qu'il n'est pas, parce qu'il a une sorte de mission à accomplir, retrouver M. Denis en France. Mais cette thématique est presque un leurre, et l'on bifurque bientôt. On pourrait se dire qu'il s'agit d'un "rural noir" : grande maison isolée, agent de police municipale abruti et nuisible à souhait (qui abat les chiens qui croisent son chemin et qui a des pulsions sadiques bien effrayantes), puissance de la nature en proie au froid et à la neige. Oui mais pas tout à fait. Ou alors c'est un rural noir frotté à l'horreur. David Sedar ne peut guère sortir de la maison, en tout cas de la propriété: à l'extérieur rôdent tous les dangers pour lui, clandestin à la peau noire. Il y a les chiens errants, dont certains auraient la rage, il y a le policier avide de sang et de mort, il y a le froid, qui pourrait avoir raison de lui. Mais le danger n'est pas qu'à l'extérieur : nouvelle bifurcation vers le huis-clos psychologique. Le face-à-face avec la femme de M. Denis est tour à tour rassurant et terrifiant. Qui manipule qui? Qui ment? A propos de quoi? Qui protège qui et de quoi? Où est M. Denis? Là aussi, on aura diverses pistes, divers discours, et aucune vérité définitive ne se dégagera, parce que c'est ainsi, les êtres demeurent des énigmes, gardent leur complexité. Je sais que le roman a troublé nombre de critiques et de chroniqueurs, pour cette raison, leur laissant un goût d'inachevé. Au contraire, j'ai aimé la fin abrupte, qui ne lève pas les voiles, et j'ai aimé ce mélange des genres. Je crois que Jean-Yves Martinez veut nous laisser aussi désarçonnés que ses personnages, incapables de saisir les motivations des uns et des autres, de dire qui a bien ou mal agi, le tout en un volume bref et percutant, comme le sont ces trois petits jours pour David Sedar.



Jean-Yves Martinez, Les enchaînés, Seuil / Cadre noir, 2019

mardi 2 juillet 2019

L'été où tout a fondu de Tiffany McDaniel


Présentation éditeur
État de l’Ohio, dans les années 80 : le procureur Autopsy Bliss invite le diable dans sa petite ville de Breathed. Ce n’est pas un démon rouge et cornu comme dans l’imagerie populaire qui répond à cette invitation, mais Sal, un jeune garçon noir aux étranges yeux verts. La famille Bliss, qui le pense échappé d’une ferme voisine, l’accueille chez elle. Le temps d’un été, Sal partage donc la vie de Fielding, de son grand frère Grand, parfaite incarnation de l’idéal américain, de sa mère, qui craint trop la pluie pour s’aventurer dehors, de l’irascible tante Fedelia et de la vieille chienne Granny. 
Mais sous ses airs de poète, le jeune homme semble semer l’agitation partout où il va. Canicule sans pareille, événements inquiétants et accidents suspects viennent attiser le climat de discrimination et de ferveur religieuse qui règne sur cet État du Midwest – jusqu’à ce que la suspicion, le fanatisme et la mort s’emparent peu à peu de la ville…


Ce que j'en pense
J'ai commencé ce roman dans le train qui m'emmenait à Paris samedi matin, alors que sévissait depuis deux jours une canicule qui promettait un (bref) séjour parisien ralenti, et je l'ai terminé dans les premières minutes de mon trajet de retour. Sans Christelle Mata, je serais peut-être passée à côté de ce titre: encore merci à elle, c'est l'une de mes plus belles lectures de cette année. 
J'ai parfois pensé à La nuit du chasseur (je précise que je ne connais que le film de C. Laughton), pour cette atmosphère de conte noir et d'allégorie, et vous vous doutez bien que c'est un compliment. On sait que l'on va vers le pire, inéluctablement, que l'arrivée de Sal, alias le Diable, venu à l'invitation du père du narrateur, va faire exploser cette communauté au nom si significatif, Breathed (prononcer Breathe-ed), qui suffoque sous l'effet de températures hors du commun, qui semblent accompagner le jeune homme. Mais vous ai-je dit que le Diable est noir? Alors certes, nous ne sommes pas dans les années 1950 mais dans les années 1980, pourtant, le Diable est noir et c'est en soi quelque chose qui secoue ces habitants. On a vu par ailleurs, en France, combien les années 1980, vers leur milieu, sont une charnière, un moment de rupture dans des romans parus ces derniers temps. Ici aussi, mais pour une autre raison : c'est mentionné dès le début, c'est l'identification du HIV qui est peut-être un des évènements les plus déterminants. Sachant que j'ai l'âge exact du narrateur (enfin je veux dire que j'avais 13 ans en 1984), cet ancrage dans les eighties me parle, bien sûr. 
Le coup de force du roman est de nous faire nous interroger, comme le narrateur, sur l'identité de ce garçon : est-il vraiment le Diable? ou juste un adolescent borderline? Il faut attendre pour le savoir, mais la réponse importe peu, au final. Car le Diable, c'est nous, il est en nous, que vous l'appeliez ainsi ou autrement (je préfère autrement, si vous voulez bien). Le Mal est en nous, et le nier pour en rejeter la responsabilité sur quelqu'un d'autre est sans doute ce qui nous rend, pauvres humains pathétiques, si dangereux. Nous sommes à la fois craintifs et courageux, bons et mauvais, mauvais juges d'autrui souvent, capables du pire toujours... Et avant même ces considérations existentielles, il y a tout simplement dans ce roman un portrait d'une certaine Amérique, bigote à la folie, violente, intolérante. Et ça fait froid dans le dos. Dans L'été où tout a fondu, les enfants, de jeunes adolescents, sont  agis par les adultes : frappés, manipulés, rejetés, même aimés, ils sont toujours façonnés par le regard des adultes et rares sont les échappées possibles pour eux. Le narrateur, nonagénaire quand il fait pour nous ce terrible récit, a été déterminé par cet été de folie, un été de perte pour lui, de tragiques pertes, d'innocence perdue, un été de basculement dans la violence, qui ne le quittera plus jamais ou presque, le rendant inapte au bonheur. Et sans les adultes, sans la folie de son père (inviter le diable, franchement?!), sans la folie aux multiples visages des adultes qui l'entourent (de sa mère à M. Elohim), et qui auraient pu en d'autres circonstances l'élever vers le meilleur, il n'aurait pas été ainsi condamné. 
Et comme ce roman est bouleversant! Sal évoquant l'enfer, la souffrance des âmes damnées, Sal évoquant sa chute et l'ultime main tendue (chut!), c'est d'une beauté et d'une émotion à couper le souffle. Sal, ange déchu, le seul à être lucide et sage, être de lumière à la peau noire, forcément (con)damné lui aussi. Son évocation des millions de marches et celle du vestibule et des portes va me hanter longtemps, je le sais. 
C'est un premier roman et c'est magistral de force et de maîtrise : c'est le roman initiatique d'un jeune homme de 13 ans doublé d'une descente aux enfers, avec un rythme crescendo remarquable, et des évocations d'une puissance saisissante. 

Tiffany McDaniel, L'été où tout a fondu (The Summer That Melted Everything), Joëlle Losfeld, 2019. Traduit de l'anglait (USA) par Christophe Mercier. 



lundi 1 juillet 2019

La Madone assassine de Andrea G. Pinketts


Présentation éditeur
On peut être un vitellone confirmé, un ivrogne invétéré, un séducteur patenté, et pourtant faire partie des rares élus choisis par la Vierge pour leur apparaître. Lazare Santandrea en est un bon exemple. Bien sûr, quand la Madone se présente devant lui, il est ivre mort sur le banc d'un square, mais quand même. Il suffit d'un journaliste doté d'imagination et d'un petit miracle pour que le visionnaire devienne une star des médias. Pourtant ce n'est pas le chemin du paradis, plutôt la route pour l'enfer. 

Ce que j'en pense
Il faut accepter de se laisser porter par l'art de la digression quand on entre dans un roman de Pinketts, de se laisser promener : ses romans ne ressemblent à aucun autre de ma connaissance, toujours sur le fil entre humour désabusé et noirceur désespérée. 
Un soir de beuverie, Lazare se fait agresser par quelques jeunes gens désoeuvrés, comme avant lui un clochard, et soudain, l'impensable se produit : il voit la Vierge Marie, la Madone, oui mesdames et messieurs. C'est parti pour des aventures rocambolesques, des récits d'apparition de la Vierge à travers l'Histoire, des miracles, de la violence et un meurtre. Il y a quelque chose de plus sombre dans cet opus : Lazare et ses potes commencent à vieillir, ou du moins à prendre de l'âge, vient le temps des engagements voulus ou subis, des premiers bilans et des remises en question, des tentations d'échapper à sa vie et aux chemins tracés. Affleure notamment un questionnement sur le couple, sur l'homosexualité et sur l'identité de genre, à travers différents personnages : ceux qui assument ce qu'ils sont, ceux qui n'y sont jamais parvenus, ceux qui décident d'être enfin ce qu'ils sont sans plus s'embarrasser des apparences. 
Il y a comme toujours chez Pinketts une galerie de personnages incroyables, hauts en couleurs, parfois déchirants, et cette autodérision salvatrice, cette façon de toucher à l'essentiel sans se prendre au sérieux. Et Andrea G. Pinketts se paie le luxe d'apparaître (d'être évoqué) comme personnage de son roman, avec malice... Je me suis beaucoup amusée, aussi : les situations loufoques, les dialogues qui claquent - toujours le sens de la formule... 
Je me réjouis d'avoir encore deux romans de Pinketts à lire, et d'avoir repris la série depuis le début, la savourant bien davantage que lors de ma première lecture. 

Andrea G. Pinketts, La Madone assassine (Il conto dell'ultima cena), Rivages Noir, 1999. Traduit de l'italien par Gérard Lecas et Hubert Basrénée.