dimanche 26 septembre 2021

Après nous le déluge d'Yvan Robin




Présentation éditeur

Ce jour-là, le soleil ne se leva pas. Il n'y eut plus de soir, il n'y eut plus de matin. Ce fut le premier jour. Déjà le ciel verse sur la terre qui disparaît sous les eaux. Les hommes qui ne sont pas emportés par les crues sont jetés sur les routes. Feu de bois quitte l'école avec sa camarade Dalila. De son côté, le père rejoint l'attelage d'un voisin. Et les voilà chacun s'échinant à rallier un refuge, alors que le monde, méticuleusement, se détricote. Une épopée brutale et poétique où la terre et les hommes ne sont jamais aussi beaux qu'au cœur de la défaite.

Ce que j'en pense

Evidemment, Yvan Robin ne livre pas ici une lecture réconfortante, mais si vous aimez les feel-good books, ce n'est de toute façon pas le roman que vous choisirez. Pour ma part, sensible aux choix graphiques des éditeurs, j'ai d'abord été attirée par la couverture, le titre, que je trouve superbes. Comme les avis, critiques et chroniques se multiplient, je savais un peu de quoi il était question, sans quoi j'aurais ouvert le roman sans savoir de quoi il parlait (je lis peu les 4ème de couv).

Entre apocalyptique et post-apocalyptique, le roman a de prestigieux aînés mais ne déchoit nullement. D'abord parce qu'il offre des personnages auxquels on s'attache immédiatement. La scène où le père s'empare de son fusil au début, avant d'être interrompu dans son funeste projet, m'a directement happée et m'a enchaînée à ce personnage jusqu'au bout. En toute subjectivité, je le préfère à son fils, mais c'est que je m'en sens plus proche, affaire de générations peut-être.

Ensuite parce que si on trouve dans Après nous le déluge des moments et des motifs attendus, on n'en est pas moins pressé de tourner les pages. Yvan Robin ne construit pas un monde éloigné du nôtre, et de cette proximité naît l'inquiétude. Sans que l'évènement soit comparable, j'ai songé parfois à la tempête de 1999, qui a dévasté ma région, et aux attitudes qui n'étaient pas toutes solidaires, n'en déplaise aux admirateurs de l'humanité... Le déchaînement pulsionnel est toujours à craindre dans ces moments, tout comme les réactions primaires (vous verrez, le paysan face aux cousins tziganes).

Enfin parce que le récit sombre, pessimiste, violent d'Yvan Robin est sublimé par la puissance de son écriture. Pas de préciosité, sa plume est poétique mais pas maniérée. Mais cette simplicité même, appuyée par des rythmes parfois incantatoires, comme ce récit que contient le volume relié de cuir qui accompagne le jeune personnage. C'est bien ce qui différencie Après nous le déluge du tout-venant des récits apo et post-apo (qu'on a le droit d'aimer), il élève les angoisses de l'époque au rang d'épopée.

Yvan Robin, Après nous le déluge, In8, 2021. 

samedi 11 septembre 2021

Le sniper, son wok et son fusil de CHANG Kuo-Li



Présentation éditeur

À Taïwan, le superintendant Wu doute du suicide d’un officier du Bureau des commandes et acquisitions de l’armée. Un deuxième cadavre d’officier, rejeté par la mer sur la plage des Perles de sable, renforce son intuition.
À Rome, le tireur d’élite Ai Li, dit Alex, s’apprête à dégommer un conseiller en stratégie du président taïwanais sur ordre des services secrets. Mais au dernier moment, tout capote et, menacé, il s’enfuit à travers l’Europe.
De retour à Taipei, Alex croise le chemin de Wu, qui, aidé par son fils hacker en herbe, persiste à enquêter malgré les ordres venus d’en haut. Apparemment, tous deux ont la même personne pour cible…


Ce que j'en pense

Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, du polar taïwanais, c'est du jamais lu, et bon sang, je suis contente de l'aborder par ce roman foisonnant et addictif, qui m'a laissée le sourire aux lèvres. 

Avant toute chose, je voudrais saluer le travail du traducteur Alexis Brossollet : je ne parle évidemment pas un mot de mandarin, mais je peux imaginer à quel point cette langue est différente à tous points de vue de la nôtre, et le texte est d'une fluidité incroyable. La note qu'il signe à la fin du roman nous rappelle à quel point cela a dû être compliqué, avec des choix, des arbitrages en quelque sorte, bien costauds. Et si le texte contient quelques notes d'ordre culturel, il n'en met pas à chaque page, la lecture reste donc très fluide.

Lisez Le sniper, son wok et son fusil, vous allez embarquer dans une incroyable histoire de barbouzes, pleine de fureur et d'action, dans une enquête pleine d'humour, et faire la connaissance de personnages hauts en couleur. Mention spéciale à Wu et Crâne d'oeuf, qui m'ont régalée de leurs échanges qui claquent : de plus, la vie familiale de Wu vaut le détour, avec son père qui débarque tous les jours pour faire à manger, son fils collé à son ordinateur et sa femme, qui râle beaucoup. Je n'avais plus envie de les quitter. 

De plus, l'auteur est critique gastronomique (entre autres), et ça se sent : le riz sauté est la spécialité du sniper Ai-Li alias Alex, et mille autres mets parsèment le roman de leurs saveurs, ce qui m'a mis l'eau à la bouche. C'est peut-être un détail pour vous mais moi j'adore ça, et l'on ne sombre jamais dans le folklore culinaire façon guide touristique, je le précise.

Plus j'avançais dans le roman, plus je jubilais : voilà un polar qui à partir de codes bien sentis, fait évoluer les personnages et leur situation comme j'aime, avec pour point culminant un affrontement épique et une résolution douce-amère (les Etats et leurs mensonges). 

Je suis donc sortie de ma lecture comblée, emballée par Ai-Li, Wu et Crâne d'oeuf, déjà de bons copains pour moi. Et comme c'est le "premier titre d'une série à paraître à la Série Noire", je salive déjà à l'idée de retrouver les personnages (au moins Wu et Crâne d'oeuf, je suppose) dans un prochain volume. 


CHANG Kuo-Li, Le sniper, son wok et son fusil (The stir-fry sniper*), Gallimard Série Noire, 2021. Traduit du mandarin (Taïwan) par Alexis Brossollet. 

* désolée, je renonce à mettre ici les caractères originaux, que vous trouverez dans le roman lui-même. 


jeudi 9 septembre 2021

La Nuit tombée sur nos âmes de Frédéric Paulin



Présentation éditeur

Gênes, juillet 2001.

Les chefs d’État des huit pays les plus riches de la planète se retrouvent lors du G8. Face à eux, en marge du sommet, 500 000 personnes se sont rassemblées pour refuser l’ordre mondial qui doit se dessiner à l’abri des grilles de la zone rouge. Parmi les contestataires, Wag et Nathalie sont venus de France grossir les rangs du mouvement altermondialiste. Militants d’extrême-gauche, ils ont l’habitude des manifs houleuses et se croient prêts à affronter les forces de l’ordre. Mais la répression policière qui va se déchaîner pendant trois jours dans les rues de la Superbe est d’une brutalité inédite, attisée en coulisses par les manipulations du pouvoir italien. Et de certains responsables français qui jouent aux apprentis-sorciers. Entre les journalistes encombrants, les manœuvres de deux agents de la DST, et leurs propres tiraillements, Wag et Nathalie vont se perdre dans un maesltrom de violence. Il y aura des affrontements, des tabassages, des actes de torture, des trahisons et tant de vies brisées qui ne marqueront jamais l’Histoire. Qui se souvient de l’école Diaz ? Qui se souvient de la caserne de Bolzaneto ? Qui se souvient encore de Carlo Giuliani ? De ces journées où ils auront vu l’innocence et la jeunesse anéanties dans le silence, ils reviendront à jamais transformés. Comme la plupart des militants qui tentèrent, à Gênes, de s’opposer à une forme sauvage de capitalisme.



Ce que j'en pense

Ce roman était l'un de ceux que j'attendais avec le plus d'impatience, pour ne pas dire celui que j'attendais. Non seulement la trilogie Benlazar a été pour moi un choc et une révélation (je ne connaissais pas jusqu'alors l'auteur), mais le titre, la couverture et le sujet me prenaient déjà aux tripes. Ce titre, bon sang, ce titre! 

Le prologue nous emmène à Göteborg en juin 2001, qui fut le prélude aux évènements de Gênes, un mois plus tard. L'action se déroule du 13 au 22 juillet 2001, et la mention des dates en tête de chapitre m'a fait penser à un sinistre décompte des jours, comme un compte à rebours (alors que pas à rebours du tout, mais vous me comprenez) vers le déchaînement de la violence policière, la violence d'Etat. J'ai retrouvé dans La Nuit tombée sur nos âmes les qualités de la trilogie Benlazar : la précision, la rigueur dans les faits, avec un récit dont la froideur met à jour la mécanique implacable. Pas de lyrisme échevelé chez Paulin, pas de pathos : les faits suffisent à glacer le sang. Il y a parmi les militants et les sympathisants de la contestation des jeunes gens prêts - croient-ils - à la lutte armée mais aussi et surtout de tendres idéalistes, qui ne soupçonnent pas un instant la violence de ceux d'en face. Bien sûr, Frédéric Paulin nous amène à réfléchir, grâce à ces destins singuliers - ceux de ses personnages - à la possibilité ou à l'impossibilité de la lutte, quelle qu'en soit la forme, il nous montre à quel point Gênes fut un point de bascule dans la lutte contre le capitalisme et dans les moyens déployés par les puissants pour préserver leurs privilèges. Ces jours-là, le capitalisme se montra tel qu'il est, sans fard : prêt à tout, c'est-à-dire à tuer, à torturer, pour juguler toute opposition et toute remise en cause du système instauré. 

La force de Paulin, c'est aussi de déjouer toute tentation de simplisme, et il reconstitue parfaitement le contexte : les choses se seraient peut-être déroulées autrement si l'on n'avait pas été en Italie. Ce qu'il montre en effet c'est que le pouvoir et les forces armées en Italie sont toujours gangrénées par le fascisme. Les comptes ne sont pas soldés, ne croyez pas qu'on en a fini avec l'hydre mussolinienne et ses méthodes. C'est une sorte de tradition en Italie : on emploie quelques exécuteurs des basses oeuvres pour foutre le bordel et discréditer les forces contestataires, tout en en démolissant quelques uns au passage. Utiliser la violence précisément pour faire peser le discrédit de la violence sur les forces révolutionnaires, avec la complicité, voire plus de l'Etat, voilà qui rappelle certaines heures sombres de l'Italie. C'est cela que montre parfaitement Frédéric Paulin, sans en rajouter parce qu'il n'en est pas besoin. 

Avec ce roman, Frédéric Paulin, à mon sens, fait à la fois une oeuvre de mémoire et un travail de vigilance. Mémoire parce qu'il nous appelle à nous souvenir de ces êtres qui ont lutté, pour certains payé de leur vie, dans un combat pipé d'avance. Vigilance parce que bien sûr, le roman nous rappelle que le combat continue, et que des forces comparables sont aujourd'hui à l'oeuvre, soigneusement exploitées par les gouvernements pour effrayer le bon citoyen. Si les violences policières n'existent pas - il suffit de le proclamer et hop! valeur performative de la parole des puissants, cela n'existe pas/plus - et que l'on attribue la violence à quelques agités du bocal, tout devient simple  : il faut écraser la violence dans l'oeuf et tout rentrera dans l'ordre. N'est-ce pas? Le roman nous interpelle sur les forces REELLEMENT en présence, sur le mélange étonnant de mépris du pouvoir face à ces remises en cause et de peur de vaciller qui entraîne en retour une réponse ultra-violente. Il nous interpelle sur la faillite démocratique, sur le rôle des médias (contre-pouvoir ou complices de la fabrique des peurs?) sur les séquelles des totalitarismes du XXème siècle et la persistance de leurs héritages. 

Quand vous refermerez La Nuit tombée sur nos âmes, vous verrez d'un autre oeil notre monde. Tombeau de ces silhouettes de militants aperçus sur les images médiatiques, le roman leur donne chair et âme, et met en lumière un massacre programmé, comme il y en eut avant et depuis. Et c'est ainsi que le roman de Frédéric Paulin est grand : il allie l'acuité de l'analyse et la profondeur des destins singuliers. 

Frédéric Paulin, La Nuit tombée sur nos âmes, Agullo, 2021.