mardi 22 décembre 2020

L'Ange rouge de François Médéline



Présentation éditeur

À la nuit tombée, un radeau entre dans Lyon porté par les eaux noires de la Saône. Sur l’embarcation,  des torches enflammées, une croix de bois, un corps mutilé et orné d’un délicat dessin d’orchidée. Le crucifié de la Sâone, macabre et fantasmatique mise en scène, devient le défi du commandant Alain Dubak et de son équipe de la police criminelle. Six enquêteurs face à l’affaire la plus spectaculaire qu’ait connu la ville, soumis à l’excitation des médias, acculés par leur hiérarchie à trouver des réponses. Vite. S’engage alors une course contre la montre pour stopper un tueur qui les contraindra à aller à l’encontre de toutes les règles et de leurs convictions les plus profondes. Porté par la plume brillante et explosive de François MédélineL’Ange rouge invite son lecteur à une plongée hallucinée parmi les ombres de la ville et les âmes blessées qui  s’y débattent. 

Ce que j'en pense

François Médéline se confronte aux codes du thriller et conformément à ce qu'on peut attendre, il absorbe le genre, ou, si vous préférez, il y injecte son propre univers, son écriture. Mais avant cela, je voudrais faire une digression sur le thriller (vous pouvez reprendre la lecture de la chronique au paragraphe 3 si ça vous gonfle).

Dans ce vaste ensemble que forment les fictions criminelles, je suis, pour toujours je crois, de la team ROMAN NOIR. Et je me suis longtemps bouché le nez devant le thriller, ses couvertures kitsch, ses twists éreintants et vains, ses serial killer qui ne me fascinaient pas du tout. Mais pour de nombreuses raisons, notamment ma volonté de lutter contre mon propre élitisme snobinard, j'ai décidé que je devais regarder de plus près, pour ne pas parler sans savoir. Je précise que mon intérêt est avant tout intellectuel (et même professionnel). Et à mon grand étonnement, j'ai eu de bonnes surprises, pas du côté américain, non, pour le moment du côté italien. J'ai pris un vrai plaisir devant le savoir-faire de Donato Carrisi, Ilaria Tuti, par exemple. Ces derniers jours, j'ai lu une centaine de pages d'un roman de Sandrone Dazieri, et je vous assure que certains chapitres ne dépareraient pas dans un roman noir. Les personnages de ces romanciers me plaisent. On aura tout vu. 

Bref, tout ça pour dire que vous ne m'entendrez plus dire que le thriller est une sous-merde. Comme pour le roman noir, comme pour n'importe quelle littérature de genre, il y a de bons livres et de mauvais livres, et j'observe une même tendance à des hybridations intéressantes. J'en reviens à L'Ange rouge. François Médéline offre un mélange de thriller - pour l'intrigue dans son déroulement général -, de noir - pour les personnages bien amochés - et de procédural - pour le fonctionnement du groupe et l'observation (ou non) de la procédure, évoquée avec une précision manchettienne. Ce que je perçois comme mélange (peut-être que je me plante complètement) est en soi passionnant et donne un roman détonnant, un vrai page-turner. C'est aussi un roman de François Médéline, un roman qui désoriente et met en scène la désorientation de son personnage principal, Alain Dubak, chef de groupe borderline, dont l'écriture sèche, faite de phrases courtes au rythme brutal, de Médéline rend admirablement compte. Une phrase dit oui, la suivante dit non, et cela se poursuit jusqu'au la désorientation. J'ai trouvé aussi que Médéline joue, comme Manchette avant lui, avec les atouts et les impasses de l'écriture comportementaliste. Les faits, bruts, alignés staccato, ça colle le vertige. 

Les personnages sont formidables, tous, y compris les membres du groupe que l'on voit peu. Ils forment un ensemble qui là encore, se joue des représentations codées - ou stéréotypées - d'une brigade, et c'est jubilatoire. Dubak est le chef déglingué, à la vie personnelle dévastée. J'avoue un faible pour Mamy (que je me représente sous les traits de Corinne Masiero), ses sucreries, le chien, sa coupe de cheveux improbable et ses manucures, ses prédictions, sa carrure, sa manière très personnelle d'interroger, et j'en passe. Je l'adore. J'aime les références qui émaillent le roman, à Manchette, à Dantec (très drôle), entre autres. 

Je pourrais vous dire que l'on comprend avant les personnages le fin mot de l'histoire (pas de spoiler), mais je ne jurerais pas que l'auteur ne le fait pas exprès, pour nous dire que l'essentiel est ailleurs. Et peu importe. 

Car voyez-vous, le final du roman, la scène avec discours ministériel (je tente de ne rien dévoiler) est d'une beauté à pleurer, et je pèse mes mots. C'est éblouissant, tragique, bouleversant, en un mot : superbe. Pour cela et pour tout le reste, vous ne pouvez pas passer à côté de L'Ange rouge de François Médéline. 

François Médéline, L'Ange rouge, La Manufacture de Livres, 2020. 


dimanche 13 décembre 2020

Lou après tout 3. La bataille de la Douceur de Jérôme Leroy



Présentation éditeur

Lou quitte Wim avec un goût amer. Dans le monde d’après l’effondrement, existe-t-il un seul endroit épargné par l’horreur ? Son dernier espoir, comme pour Amir, Cesaria et Maria : la Douceur. Lou ne sait pas encore à quel point la route pour l’atteindre sera longue. Au même moment, dans la Douceur qui prospère depuis quatorze années, trois musiciens jouent pour la première fois la Mélodie. Cet air semble avoir un mystérieux effet sur les Cybs, mais permettra-t-il d’éviter le pire ? Car, tandis que Lou s’approche de son ultime étape, le danger qui menace d’anéantir la Douceur s’épaissit comme une ombre…

 

Ce que j’en pense

J’avais lu avec un immense plaisir et en enchaînant les deux volumes Le Grand effondrement (tome 1) et La communauté (tome 2). Le plaisir allait même croissant, car le début du Grand Effondrement avait suscité quelques réserves, un mélange de déjà-vu (mais je lis beaucoup de dystopies pour adolescents) et de discours un peu convenu sur notre monde tel qu’il va, c’est-à-dire à sa perte. N’allez pas croire que cela avait gâché mon plaisir, car il y a une différence de taille entre le tout-venant de la littérature pour ados et Jérôme Leroy : une écriture. Quoi qu’il en soit, ce sentiment s’était vite estompé. Lorsque La Bataille de la Douceur, le tome 3, est paru, je me suis précipitée, mais je l’ai gardé « en réserve », je fais souvent cela avec les livres dont j’attends impatiemment la sortie (oui je suis un peu bizarre). La semaine dernière, j’ai saisi ce volume, comme ça, juste pour en lire quelques pages, et avant d’avoir le temps de m’en rendre compte, j’en avais dévoré une centaine. Telle est la première chose à dire : Lou après tout est un sacré « page turner » comme on dit, une trilogie qui se dévore, que l’on n’a pas envie de quitter, et cela me semble important quand on écrit pour un lectorat jeune. 

Jérôme Leroy met en avant, dans ce troisième tome, la puissance de la fiction et du récit, anthropologiquement nécessaires, si vous me pardonnez cette approximation pédante, pour l’humanité. Lou est ici conteuse, elle consigne par écrit son itinéraire, pour les générations futures de la Douceur. Le récit manie aussi, très explicitement, les contes qui ont façonné nos imaginaires, leur redonne vie : en premier lieu celui du Joueur de flûte de Hamelin. Apollinaire est encore et toujours l’ombre bienveillante de Lou après tout. La musique et la poésie sont des éléments essentiels du salut de l’humanité, et il est bon de le rappeler en ce moment. Citations et références émaillent le récit, l’illuminent, et c’est beau. 

Je pourrais vous dire aussi qu'en tant que Limousine, je suis sensible à l’évocation des paysages de ma région, mais à dire vrai, l’urbaine que je suis, qui ne goûte guère les joies de la campagne, a été aussi sensible à l’évocation de la côte d’Opale, dont j’ai un souvenir émerveillé, qu’à ceux des paysages vallonnés et marqués par les eaux de « mon pays ». 

Ce que je voudrais souligner pour vous convaincre de vous plonger dans Lou après tout, quel que soit votre âge, c’est le fait que cette trilogie jeunesse, après Macha ou l’évasion, est une pierre de plus dans une œuvre qui se construit, avec une superbe cohérence. De roman en roman (il faudrait que je me plonge dans la poésie de Jérôme Leroy), l’auteur bâtit une vision du monde puissante et poétique, où le désenchantement le dispute à l’espoir, où la poésie bataille contre la laideur, avec des résonances entre les romans « pour adultes », les romans noirs et les romans jeunesse. Je vous avais dit à quel point Un peu tard dans la saison m’avait bouleversée. Il y a chez Jérôme Leroy une vision du monde, empreinte de nostalgie et de poésie, qui m’étreint le cœur. 

Lisez, offrez Lou après tout, ne vous arrêtez pas aux couvertures (de mon point de vue très très moches) : dedans il y a du Jérôme Leroy, c’est-à-dire une beauté à pleurer, littéralement.

 

Jérôme Leroy, Lou après tout, 3. La bataille de la Douceur, Syros, 2020.

 

samedi 14 novembre 2020

Good-Bye Chicago, 1928 - Fin d'une époque de William R. Burnett



Présentation de l'éditeur

Le corps d’une blonde est repêché dans le fleuve. Overdose, apparemment. Si l’on n’avait pas identifié l’épouse de l’inspecteur Joe Ricordi, personne ne se serait attardé sur l’incident. Maria avait quitté le domicile conjugal trois ans plus tôt. Aujourd’hui, apprenant qu’elle fréquentait des truands, Joe veut savoir. Et ce qu’il découvre perturbe l’organisation criminelle prospère du Boss de Cicero, l’homme qui règne sur la ville depuis le début de la Prohibition, et dont le modèle n’est autre qu’Al Capone.

Ce que j'en pense

Ce roman signe deux fins : la fin de l'époque du gangstérisme lié à la Prohibition et de la gabegie boursière (le krach de 1929 n'est plus loin) ; la fin de vie de William Riley Burnett, qui livre là son chant du cygne. Pourtant, il n'y a rien de crépusculaire dans ce roman, rien de rien. On voit plutôt un monde criminel en pleine mutation, et en regard, des poursuites qui changent elles aussi. C'est par la fiscalité qu'on fera tomber ces bandes du crime organisé (et les forces de police corrompues) mais en attendant, ce petit monde s'entretue avec ferveur. Burnett jette évidemment un regard rétrospectif sur tout cela et son analyse en est facilitée, mais comme le souligne Benoît Tadié dans la préface, ce n'est pas un roman vintage, rétro, c'est un roman de 1928, qui a conservé intacte l'énergie des débuts du genre, des débuts du roman de gangster inauguré par Little Caesar. Et Burnett ne verse jamais dans le discours analytique ou didactique, justement, il utilise toujours cette écriture behaviouriste: toute sa force est là. 

C'est donc un monde sur le point de vaciller que nous dépeint Burnett: le monde des gangsters mais aussi la bourgeoisie d'affaires qui s'est monstrueusement enrichie grâce à la spéculation boursière et qui pense que cela va continuer indéfiniment. Comme toujours, Burnett croque aussi bien des silhouettes (la soirée d'adieu de Bones, par exemple) que des situations, tout en proposant une galerie de personnages complexes et passionnants. J'ai une tendresse particulière pour Johnny (Giovanni) et Gina, magnifique personnage féminin. Johnny le balourd, aux manières rudes, a cependant une vraie tendresse et une vraie loyauté. L'évocation du quartier italien est superbe et assez déchirante. Bones, l'avocat fiscaliste véreux, à la solde des patrons du crime, est le personnage par qui on saisit les changements. C'est un beau personnage aussi, parce que l'on entrevoit les pièges dans lesquels il est tombé, sa relation à sa fortunée famille, ses ambiguïtés. Helga est aussi une silhouette fantomatique, une femme fatale à sa manière, puisque c'est par elle que tout bascule. 

Mais le personnage qui selon moi empêche le roman d'être crépusculaire, c'est Joe. Joe revient peu à peu à la vie, et Johnny et Gina n'y sont pas pour rien. C'est un magnifique personnage, qui se libère peu à peu de ce qui l'avait figé.

Enfin, comme Little Caesar, Good-Bye, Chicago 1928 se dévore, Burnett a gardé son sens du rythme narratif, pas une once de gras dans ce roman, rien à retrancher, rien à rajouter. Et ça aussi, ça fait du bien. 

William R. Burnett, Good-Bye, Chicago 1928 - Fin d'une époque (1981), Gallimard Série Noire, 2020. Traduit de l'anglais (USA) par Rosine Fitzgerald (révisé par Marie-Caroline Aubert). Préface de Benoît Tadié. 

dimanche 8 novembre 2020

Little Caesar de William R. Burnett


 

Présentation éditeur

Cesare «Rico» Bandelli, petit truand violent, narcissique et buveur de lait, a pris la place de Sam Vettori, puissant chef d’un gang italien de Chicago. Bientôt, le fils d’immigrés ivre de pouvoir et de reconnaissance agrandit son territoire en faisant main basse sur la contrebande d’alcool, le jeu et la prostitution dans tous les secteurs de la ville. Rien ne lui résiste, sauf un policier irlandais décidé à lui faire payer la mort d’un de ses collègues à l’occasion d’un hold-up qui tourne mal.

Ce que j'en pense

Lire William Riley Burnett, c'est aller vers les origines du roman noir, du hardboiled américain. On comprend en lisant Little Caesar en quoi l'auteur innove : adopter le point de vue des gangsters, leur langue, leur vision du monde, voilà qui est sans aucun doute nouveau en cette fin des années 1920. Il faut dire à quel point cette édition (traduction révisée par M.C. Aubert herself) est remarquable. La préface de Benoît Tadié est lumineuse, et c'est pourquoi je ne dirai pas ici en quoi Little Caesar est un roman important : B. Tadié le fait si bien que je ferais pâle figure. Et puis il y a l'introduction de Burnett lui-même, qui revient en 1937 sur la genèse de sa carrière d'écrivain et de ce roman, et c'est passionnant. C'est donc une édition à acheter absolument, si vous voulez comprendre comment advint le roman noir. 

Et de fait, peu de temps avant le Scarface d'Armitage Trail, Little Caesar inaugure le roman de gangsters, qui est l'un des visages du roman noir américain. Je vous conseille vivement la lecture des deux essais de Benoît Tadié, Le polar américain, la modernité et le mal (PUF, 2006), et Front criminel. Une histoire du polar américain de 1919 à nos jours (PUF, 2018). 

Parfois, lire ou relire un classique de tel ou tel genre, en remontant vers les origines, est un pensum, parce que certaines choses ont vieilli. Bien sûr, Little Caesar est très ancré dans son époque (je pense aux insultes ethniques, sans être certaine qu'elles soient obsolètes, hélas). Mais ce qui m'a frappée, c'est la modernité du roman, qui n'est pas seulement innovant en 1929: il se lit avec un immense plaisir en 2020. La langue, qui délaisse la préciosité littéraire made in UK du début du XXème siècle, modèle dominant pour les auteurs états-uniens, laisse ici la place à une écriture vive, acérée, débarrassée du "beau langage" et des notations psychologiques. Le behaviorisme s'annonce et il s'annonce bien. Et puis Burnett a un sacré sens du rythme : dans ce roman très ramassé, l'ascension et la chute de Rico sont saisies sans temps mort, et l'on tourne les pages avec avidité. 

Le monde selon Rico et les autres est un monde capitaliste décomplexé, déjà : tout s'achète (les silences, les complicités politiques), tout se vend, pourvu que ça rapporte. On lutte pour décrocher des marchés, autrement dit on met la main sur des territoires (des quartiers), on se débarrasse de la concurrence, des poids morts, des has been et des mous, potentiels dangers. On achète les signes extérieurs de richesse et de respectabilité (la bibliothèque remplie de vrais livres de Big Boy...), et on ne raisonne qu'en termes de pertes et de profits, y compris dans les relations sociales. 

Bref, toutes les raisons sont bonnes pour lire Little Caesar et redonner à Burnett la place qui est la sienne. 


William Riley Burnett, Little Caesar, Gallimard, Série Noire, 2020. Traduit de l'anglais par Marcel Duhamel, révisé par Marie-Caroline Aubert. Préface de Benoît Tadié. 



lundi 12 octobre 2020

Les nuits rouges de Sébastien Raizer



Présentation éditeur

Dans le bassin postindustriel du nord-est de la France, les travaux d’arasement du crassier mettent au jour un corps momifié depuis 1979. Il s’agit du cadavre d’un syndicaliste, père de jumeaux qui ont donc grandi avec un mensonge dans une région économiquement et socialement dévastée. Brouillés depuis des années, Alexis est employé dans un réseau bancaire du Luxembourg et Dimitri végète et trempe dans la came.
Pour comprendre et venger son père, celui-ci replonge dans les combats et les trahisons de cette année 79 – au plus fort de la révolte des ouvriers de la sidérurgie – qui, loin d’avoir cessé, ont pris un tour nettement plus cynique. À coups de pistolet-arbalète, il va relancer les nuits rouges de la colère, déchaîner des monstres toujours aux aguets, assoiffés de pouvoir et de violence.

Ce que j'en pense

Il aura fallu la puissance de l'univers de Sébastien Raizer pour me ramener au blog, ce qui n'est pas peu dire. Vous le savez si vous me lisez depuis quelques temps déjà, Sébastien Raizer est l'un des auteurs que je préfère, qui illustre selon moi ce que le roman noir a de plus noble, de plus fort, de plus libre aussi. Ils sont quelques uns dont j'ouvre les nouveaux romans avec émotion, avec un peu d'appréhension aussi : et si j'étais déçue? L'appréhension était bien présente quand j'ai commencé Les nuits rouges, parce que j'avais le sentiment que l'auteur s'éloignait de l'univers dickien de L'alignement des équinoxes pour aller vers un roman noir social peut-être plus classique. Je me demandais si Les nuits rouges allait être à sa mesure et à sa démesure. Pas de suspense, la réponse est oui. Sébastien Raizer livre un roman noir qui est à la fois en rupture avec ce qu'il a fait jusqu'ici et en cohérence parfaite avec son univers. 

Au bout de quelques pages j'étais complètement fascinée, éberluée par la force des personnages mis en place, à commencer par Faas, sidérant, inquiétant, une sorte de Joker au sourire glaçant. Jamais Sébastien Raizer ne jouera la carte de l'empathie avec ce personnage, qui part totalement en vrille tout au long du roman. En parallèle, si je puis dire, et avec une trajectoire quasiment inverse, il y a Dimitri, toxicomane bien cramé, en proie aux délires propres aux addictions,  qui tout en s'enfonçant dans une impasse, connaît une trajectoire de rédemption, ou plutôt une trajectoire en forme d'aboutissement et d'apaisement. Aucun personnage n'est entièrement innocent dans ce monde, chacun poursuit ses fantômes, vit enfermé dans son passé, dans son monde figé, veut se venger, mais de quoi? 

Aucune vengeance n'est possible, au fond, dans cet univers post-tout. Sébastien Raizer livre sa vision d'un territoire sinistré, une vision hallucinée, à la fois personnelle et puissante. La dimension sociale est bel et bien là: la Lorraine, l'industrie sidérurgique sacrifiée sur l'autel de la mondialisation, un monde qui n'a pas su prendre le virage de la modernité et qui, par-dessus tout, a été massacré par les politiciens de tout bord. C'est un territoire en ruines, un terreau de misère et de criminalité, post-industriel, un peu post-apocalyptique, j'ai trouvé. Le talent de l'auteur est de poser un discours très clair à ce sujet, avec des références explicites aux évènements réels, et d'en livrer pourtant une vision qui ne cherche pas le réalisme à tout crin. Et le fait est qu'on a rarement évoqué la tristesse de ces cités moribondes avec autant de force, et sans misérabilisme. 

Roman social et politique donc. On semble loin de l'univers de L'alignement des équinoxes, pensez-vous. Pas tant que ça, non, vraiment pas, même. Sébastien Raizer a beau délaisser les nouvelles technologies dans cette intrigue, il ne s'interroge pas moins sur les mutations de notre monde, de la société occidentale, post-industrielle justement. Mais c'est comme une mutation qui raterait, et qui donnerait naissance à des monstres dans un monde de cauchemar, où l'homme ne compterait pour rien, car "nous ne servons strictement à rien. (...) Nous sommes la société du futur". Certains disent que le roman noir (comme l'ensemble des fictions criminelles) joue un rôle de révélateur (presque au sens photographique) des dysfonctionnements de nos sociétés, en utilisant le crime comme un élément générateur de désordre et de déséquilibre. Somme toute, L'alignement des équinoxes prenait une base futuriste pour nous parler du présent, Les nuits rouges parlent du passé (la liquidation de l'industrie sidérurgique), de son onde de choc qui n'est pas terminée, pour nous parler du futur. Délitement, chaos, rien de moins.

Chez Sébastien Raizer, le chaos est une constante, avec une promesse d'anéantissement. Dans Les nuits rouges, le crime de Dimitri déstabilise l'équilibre factice instauré par Faas et son mentor, un équilibre d'autant plus précaire qu'il repose sur des fondements pourris jusqu'à la moelle. Le cadavre de Gallois est le crime originel, le symbole de cet anéantissement de la classe ouvrière et de l'humain, tout simplement. L'équilibre vole donc en éclats, les générateurs de chaos se multiplient, Dimitri, Keller, et Faas perd pied, devient lui aussi un instrument du chaos. La violence se déchaîne. Aux nuits rouges des luttes ouvrières de la fin des années 1970 et du début des années 1980, succèdent les nuits rouges de la violence meurtrière. Le rouge n'est plus celui du métal en fusion mais celui du sang.

J'ai dévoré ce roman, portée par l'écriture de Sébastien Raizer: le premier mot qui me vient est "énergie". Je ne sais pas comment dire, une énergie à la fois glaciale (nul pathos, pas de lyrisme) et brûlante. Une énergie musicale, avec bien sûr, de l'indus. La musique est présente dans Les nuits rouges, et aux martèlements des machines industrielles répondent l'énergie de la musique indus et celle de l'écriture romanesque. Coil est présent, une fois de plus, et ce n'est pas rien, ni pour rien. L'incipit du roman est saisissant, avec le rythme syncopé de ses phrases, avec l'anaphore "Les nuits étaient rouges". 

Sébastien Raizer continue à construire une oeuvre noire singulière et parfaitement cohérente, sans se répéter. Il confirme le statut qu'il a à mes yeux: celui d'un auteur de premier plan.


Sébastien Raizer, Les nuits rouges, Gallimard, Série noire, 2020. 


mercredi 2 septembre 2020

De nos ombres de Jean-Marc Graziani


Présentation éditeur

Bastia, 1954 : Joseph, un garçon de douze ans, pense devenir fou quand des voix s’invitent dans sa tête… C’est le début d’un jeu de piste avec certains objets qui lui parlent et l’attirent. Secondé par Mammò, l’arrière-grand-mère sage et révérée qui prend son don comme une malédiction, Joseph se plonge corps et âme dans la résolution des mystères familiaux par l’entremise d’un anneau perdu, d’une vieille photo oubliée ou d’un disque remisé dans un grenier.


Ce que j'en pense

Il y a dans ce roman un effet de crescendo dans lequel il faut se laisser prendre, et qui sera d'autant plus efficace si vous l'ouvrez, comme moi, sans bien savoir de quoi il s'agit. Je lis de moins en moins les prière d'insérer, les quatrième de couverture, le plus souvent parce que je porte mon choix sur un auteur, un éditeur, et que somme toute, savoir de quoi ça parle m'importe peu. Ou j'ai une idée très vague. J'ai commencé De nos ombres sans avoir la moindre idée du sujet, de l'intrigue, en sachant simplement que le roman se passait en Corse. 

Le premier charme de De nos ombres tient à l'écriture, fine, subtile, puissamment évocatrice : par le truchement de Joseph, nous voyons surgir des images, des odeurs, des saveurs, liées à l'enfance, aux rassemblements familiaux. Un narrateur (Joseph? l'auteur?) commente par de brefs inserts cette histoire familiale, cette histoire qui se construit par l'écriture, et Jean-Marc Graziani utilise pour cela une écriture poétique à la fois simple (pas de maniérisme) et précise, et c'est très beau. Les chapitres vont donner voix et regard à Joseph, principalement, mais aussi à d'autres personnages, parfois par le biais d'une photographie. 

La deuxième chose qui m'a séduite est la construction du roman : outre l'alternance de ces points de vue qui donne chair aux absents, il y a donc ce que j'ai vécu comme un effet de crescendo. Je ne savais pas où m'emmenait Jean-Marc Graziani, et je ne m'attendais pas du tout à ce qui se passe. Nous suivons le rythme de la révélation du don de Joseph, qui va peu à peu prendre un tour très personnel pour ce garçon. Et cela s'accompagne d'une montée en puissance dans l'émotion, je me suis laissée cueillir, pour mon grand plus grand bonheur. Une fois encore, j'ai refermé un roman en étant bouleversée. La Corse n'est pas pour rien dans cette émotion, elle est un personnage de premier plan, les lieux sont animés dans De nos ombres, ils portent ceux qui les ont habités, qui y sont passés, ils les protègent. La Corse, terre de secrets, refuge et cachette, livre toute sa puissance sous la plume de Jean-Marc Graziani. 

Enfin, De nos ombres est un hommage à ceux qui ont disparu mais qui nous portent, qui nous façonnent. Les femmes jouent un rôle particulièrement fort dans ce roman, avec bien sûr, au premier plan, Mammò, mais elle n'est pas la seule. Et d'autres personnages masculins jouent un rôle très fort et très beau dans la quête de Joseph, une quête qu'il mène malgré lui et d'abord sans le savoir, comme Monsieur Paul, ou le personnage de l'épicier, le père de Marie, de la belle Marie. C'est un roman dont la singularité ne tient pas aux thèmes abordés mais à la façon de les aborder à l'écriture. C'est un roman sur l'amour, l'amour maternel, filial, familial tout simplement, sur la transmission (des secrets, des dons), sur la différence aussi (Monsieur Paul, Anna, Félix), sur l'amour tout court, sur ce qui fait ce que nous sommes, sur la mort et ceux qui ne sont plus mais nous hantent et nous illuminent. 

Jean-Marc Graziani, De nos ombres, Joëlle Losfeld, 2020. 


vendredi 14 août 2020

La certitude des pierres de Jérôme Bonnetto


Présentation éditeur

Ségurian, un village de montagne, quatre cents âmes, des chasseurs, des traditions. Guillaume Levasseur, un jeune homme idéaliste et déterminé, a décidé d’installer une bergerie dans ce coin reculé et paradisiaque. Un lieu où la nature domine et fait la loi. Accueilli comme une bête curieuse par les habitants du village, Guillaume travaille avec acharnement ; sa bergerie prend forme, une vie s’amorce.

Mais son troupeau pâture sur le territoire qui depuis toujours est dévolu à la chasse aux sangliers. Très vite, les désaccords vont devenir des tensions, les tensions des vexations, les vexations vont se transformer en violence.


Ce que j'en pense

Edit du 14 août : merci à Alexandre Civico, qui m'a signalé mon erreur. Allez savoir pourquoi, j'étais persuadée, du début à la fin, que La Certitude des pierres se déroulait en Corse. Pas du tout, on est sur le continent. Pardon pour cette boulette de dinde au cerveau ramolli par la canicule.

Il y a la promesse du titre et du livre, très réussi. Et ne vous arrêtez pas à l'idée que le sujet a été maintes fois traité, car Jérôme Bonnetto, par la force de son écriture, déjoue les attentes, évite les facilités. Il y a quelque chose de minéral et de solaire dans ce roman noir, dont le premier personnage est la Corse, ses paysages arides, sa beauté difficile. Ce n'est pas une Corse de carte postale qu'évoque ici l'auteur. C'est une Corse   qui se déroule dans l'arrière-pays niçois. Ce n'est pas une Provence de carte postale, mais une terre de tragédie antique, très puissante, très belle. L'auteur évoque également avec beaucoup de finesse les clans, les appartenances, les allégeances dans ces petits villages où tout le monde se connaît. Et il n'a pas de vision manichéenne, car même si les chasseurs ne sont pas des finauds, leur meneur n'est pas dépeint comme un monstre abruti. Ce sont des visions du monde qui s'affrontent ici, et elles sont inconciliables. 

La construction du roman n'est pas pour rien dans la tension qui se dégage de bout en bout de La certitude des pierres, et elle est parfaitement maîtrisée. C'est un roman qui se lit d'une traite, avec un dénouement qui, s'il était attendu, n'en laisse pas moins pantois le lecteur, tant l'écriture en fait une scène d'anthologie. C'est sobre, ça claque, et on entend quasiment résonner le choeur antique. 

Assurément, Jérôme Bonnetto est une voix du noir bien singulière, et à suivre. 


Jérôme Bonnetto, La certitude des pierres, Inculte, 2020.

jeudi 13 août 2020

Des lendemains qui hantent de Alain Van Der Eecken



Présentation éditeur

C’est la veille des vacances de Noël, au tournant de l’an 2000. Quelques jours plus tôt, l’Erika a fait naufrage au large de Penmarch, répandant une pâte bitumeuse sur les côtes de la Bretagne. À l’insu des instituts de météorologie, une gigantesque tempête se forme au large de Terre-Neuve et s’apprête à franchir l’Atlantique pour frapper l’Europe. Martial, lui, se hâte de quitter le tribunal de grande instance de Souvré, où il travaille comme greffier. Il a promis d’aller chercher son fils à l’école. Lulu veut que ses copains voient la nouvelle voiture de son père, avec la roue de secours fixée sur la porte arrière. Il vient d’avoir sept ans. Alors que les parents s’avancent dans la cour, on entend des pétards, une série d’explosions, peut-être des gamins qui fêtent le début des vacances ? Lorsqu’une institutrice surgit et s’effondre, ensanglantée, Martial comprend. Au péril de sa vie, alors que la police entre très rapidement en action, il réussit à atteindre son fils et, croit-il, à le mettre en sécurité. Son existence, en réalité, vient de basculer irrémédiablement.

Ce que j'en pense

Acheté à sa sortie, ce roman a enfin trouvé son moment. Il commence très fort, par une scène de violence et de mort magnifiquement écrite. Là où un mauvais romancier aurait ensuite pris le chemin du pathos, Alain Van Der Eecken fait le choix du roman noir certes pétri de douleur, mais sans larmoiement à la noix, sans chercher à faire pleurer dans les chaumières. Martial n'est pas un personnage attendrissant, au sens habituel du terme, et c'est bien plus fort : il est habité par la volonté de comprendre ce qui s'est passé, ce qui a conduit à la mort de son enfant, et on le voit tour à tour agité par la peur de savoir, l'envie de se venger, la volonté de mourir. C'est un personnage extrêmement réussi mais ce n'est pas ce qui m'a séduite le plus dans ce roman : non, ce que j'ai savouré, c'est la galerie de personnages qui l'entourent. Le juge Micoulon, pour commencer, qui va aider Martial dans sa quête de vérité, là où la justice considère que somme toute, il n'y a pas d'affaire, ou une affaire close. Cette relation entre le juge et son greffier, le rangement si singulier, les débordements inattendus de jurons chez cet homme si policé, tout cela, tour à tour, touche, amuse, car Des lendemains qui hantent n'est pas dénué d'humour. Et puis il y a Achenbauer, ce flic jadis brillant qui a échoué là sans qu'on sache pourquoi. Le personnage prend toute son ampleur quand il se fois affublé d'une acolyte singulière, Lally : ces deux-là, ensemble, sont irrésistibles, et pour tout vous dire, j'adorerais que l'auteur les utilise à nouveau dans un roman. Leurs relations démarrent mal, mais leurs escarmouches sont savoureuses, et bon sang, ils font des étincelles. Et puis il y a la famille que se recompose Martial, avec Angèle et Régis, qui a l'incongruité d'un personnage vargassien.

Sur fond de tempête de 1999 et de naufrage de l'Erika, Alain Van Der Eecken livre un bien beau roman noir, sans jamais sombrer dans la facilité. C'est pour moi une découverte, et sans doute lirai-je le précédent roman de l'auteur, paru en 2016.




Alain Van Der Eecken, Des lendemains qui hantent, Editions du Rouergue, 2020.

La proie de Deon Meyer


Présentation éditeur

Au Cap, Benny Griessel et Vaughn Cupido, de la brigade des Hawks, sont confrontés à un crime déconcertant : le corps d’un ancien membre de leurs services, devenu consultant en protection personnelle, a été balancé par une fenêtre du Rovos, le train le plus luxueux du monde. Le dossier est pourri, rien ne colle et pourtant, en haut lieu, on fait pression sur eux pour qu’ils lâchent l’enquête.
À Bordeaux, Daniel Darret, ancien combattant de la branche militaire de l’ANC, mène une vie modeste et clandestine, hanté par la crainte que son passé ne le rattrape. Vœu pieux : par une belle journée d’août, un ancien camarade vient lui demander de reprendre du service. La situation déplorable du pays justifie un attentat. Darret, qui cède à contre cœur, est aussitôt embarqué, via Paris et Amsterdam, dans la mission la plus dangereuse qu’on lui ait jamais confiée. Traqué par les Russes comme par les services secrets sud-africains, il ne lâchera pas sa proie
pour autant…

Ce que j'en pense

Deon Meyer et moi, avec La proie, c'est une grande réconciliation. Il y a fort longtemps, j'ai lu son premier roman traduit en français, salué par tout le monde. Mais je n'ai pas aimé du tout, du tout, du tout. Pour autant, j'avais bien noté, notamment en lisant les avis de Jean-Marc Laherrère, que l'auteur avait pris des chemins qui pouvaient me plaire, sans sauter le pas. C'est dire que je n'avais pas lu les précédents romans mettant en scène Benny Griessel, ce qui n'entrave nullement la lecture. 

Et quelle lecture! La proie est un roman difficile à lâcher, c'est le premier élément qu'il faut souligner à mon sens : si vous avez envie d'être happés par une histoire passionnante et menée de main de maître, n'hésitez pas. L'alternance entre les deux parties de l'intrigue, celle qui se déroule en France, celle qui se déroule au Cap, donne un rythme haletant (mais pas hystérique), et on bouffe les chapitres, les parties, à toute vitesse, avec un grand bonheur. Deon Meyer écrit remarquablement, certaines scènes sont saisissantes, regardez tout simplement celle qui ouvre le roman, à Bordeaux, alors que Daniel Darret est encore une énigme pour nous. Je l'ai trouvée bluffante.

Je découvrais Benny et son acolyte (que j'imagine présent dans les précédents romans), leur supérieure hiérarchique, les scientifiques qui les entourent, et c'est un vrai coup de coeur. Benny est manifestement un de ces enquêteurs typiques du noir, alcoolique (ici en rémission), tentant de reconstruire sa vie, et lui comme ceux qui l'entourent dégagent une telle humanité... Cupido est assez irrésistible dans le genre, je dois dire. 

J'ai bien aimé la façon dont Deon Meyer cerne la procédure, l'enquête, leurs difficultés. Il faut dire que Deon Meyer est un écrivain précis et documenté. La façon dont il évoque les lieux, les pays, leurs usages, est le fruit d'un vrai travail, qui donne du crédit à ce qu'il raconte. Et cela donne du poids à ce qu'il évoque : ses enquêteurs et ses scientifiques sont extrêmement doués, ils sont moralement admirables, cependant ce ne sont pas des surhommes, et Deon Meyer n'a pas recours à de mauvaises ruses pour les tirer de mauvais pas. C'est une chose que j'ai énormément appréciée, et qui fait de La proie un roman passionnant. 

Et puis Deon Meyer fait un portrait de l'Afrique du Sud telle qu'elle va, politiquement, portant par le biais de ses personnages et de leur enquête un regard amer et rageur sur l'évolution du régime politique. Ce n'est jamais fait de manière pesante, mais cela fait de La proie un excellent polar comme je les aime, qui prend une perspective sociale ou politique. 

Allez, une dernière chose pour vous convaincre de lire La proie : Deon Meyer fait de son personnage Daniel un amateur de viennoiserie, et il sait très bien qu'à Bordeaux, comme par chez moi, on mange des chocolatines. Pas des pains au chocolat. Et rien que pour ça, je l'aime. 

Deon Meyer, La Proie (Prooi), Gallimard Série Noire, 2020. Traduit de l'afrikaans par Georges Lory. 


 


jeudi 6 août 2020

Lune noire d'Anthony Neil Smith


Présentation éditeur
Une vision toute particulière de la justice et de la morale a valu à Billy Lafitte d’être viré de la police du Mississippi. Il végète aujourd’hui comme shérif adjoint dans les plaines sibériennes du Minnesota, avec l’alcool et les filles du coin pour lui tenir compagnie, les laboratoires clandestins de meth pour occuper ses journées. Si Billy franchit toutes les lignes, on peut néanmoins lui reconnaître une chose : il a un grand cœur. Ainsi, lorsqu’une amie lui demande de tirer d’affaire son fiancé, impliqué dans une sale affaire de drogue, c’est bien volontiers qu’il accepte. Quelques jours plus tard, Billy est arrêté par le FBI, enfermé dans une cellule au milieu de nulle part, et sommé de s’expliquer sur tous ces cadavres qui se sont soudain accumulés autour de lui.

Ce que j'en pense 
Voilà un moment (depuis sa sortie) que Lune noire patientait dans mon stock. Assurément, avoir noué des liens - même virtuels - avec Anthony Neil Smith sur Facebook l'a fait remonter dans mes piles : et vous savez quoi? tant mieux! Bon sang que j'ai passé un bon moment! D'ailleurs j'ai déjà acheté le volume suivant, que je garde en réserve pour un moment difficile. Car c'est la première chose que j'ai envie de souligner : Lune noire, c'est du hardboiled pur jus et totalement addictif, un page-turner, comme on dit désormais. Rythmé en diable, avec un savant mélange entre les codes du noir et des surprises, Lune noire est difficile à lâcher, et par Zeus, en ce moment, j'ai besoin de ça. C'est jubilatoire. 
Billy est un anti-héros en clair-obscur, un sale type que l'on aime, notamment parce qu'il a une bonne dose de lucidité et ne se repeint pas en rose. En tout cas je l'ai aimé tout de suite, avec ses turpitudes et son humanité, son regard sarcastique, son désenchantement radical. Et j'apprécie ce que Anthony Neil Smith en fait : pas de rédemption à la noix, pas de pathos, pas de sauvetage de demoiselle en détresse, le roman va au bout de la noirceur. J'ai lu qu'on compare l'auteur à Crumley, il y a de ça, dans la désespérance et dans le côté un peu destroy du personnage. Mais le roman a son ton, et c'est très bien comme ça. 
C'est l'ensemble de la galerie de personnages qui est parfaitement réussie : des "petits" personnages, comme Layla, par exemple, aux plus importants, comme le beau-frère, qui prend en épaisseur et en complexité. Et l'intrigue est très bien construite : complexe sans être absconse, équilibrée et fluide, impeccable. On en redemande! Les dernières lignes valent le détour : et si Anthony Neil Smith n'avait pas écrit d'autres romans avec Billy, on ne saurait que penser...
Et j'aime le ton de ce roman, sa façon de fustiger l'hypocrisie, les valeurs traditionnelles de la famille occidentale (et américaine), la norme sociale. C'est aussi du noir : il y a un regard social sur le monde comme il va, sur ce coin tranquille mais plein de paumés du Minnesota, gangréné par la pauvreté et le trafic de meth, qui semble la seule porte de sortie pour une jeunesse de laissés-pour-compte, souvent plus abrutis que la moyenne mais aussi tout simplement dénués d'avenir. Il y a aussi un regard social et politique, plein de dérision et d'humour, sur les institutions, sur ce que certains agents sont prêts à faire au nom de la lutte pour la "liberté". Mais Rome vaut-il mieux que les Malaisiens barjots et les barbus qui veulent mettre l'Amérique à feu et à sang, lui qui est animé par une rage toute personnelle envers Billy? 
Ce mélange entre jeu avec les codes, refus de se prendre au sérieux et authentique roman noir avec ce que ça suppose, à mes yeux, de lucidité et de profondeur, m'a vraiment séduite. 
Alors bien sûr, ça ne donne pas très envie d'aller dans le Minnesota, mais tout de même, c'est ainsi que l'Amérique est grande. 

Anthony Neil Smith, Lune noire (Yellow Medicine), Sonatine, 2019. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau. 




samedi 25 juillet 2020

Elmet de Fiona Mozley


Présentation éditeur
John Smythe est venu s’installer avec ses enfants, Cathy et Daniel, dans la région d’origine de leur mère, le Yorkshire rural. Ils y mènent une vie ascétique mais profondément ancrée dans la matérialité poétique de la nature, dans une petite maison construite de leurs mains entre la lisière de la forêt et les rails du train Londres-Édimbourg. Dans les paysages tour à tour désolés et enchanteurs du Yorkshire, terre gothique par excellence des sœurs Brontë et des poèmes de Ted Hughes, ils vivent en marge des lois en chassant pour se nourrir et en recevant les leçons d’une voisine pour toute éducation.
Menacé d’expulsion par Mr Price, un gros propriétaire terrien de la région qui essaye de le faire chanter pour qu’il passe à son service, John organise une résistance populaire. Il fédère peu à peu autour de lui les travailleurs journaliers et peu qualifiés qui sont au service de Price et de ses pairs. L’assassinat du fils de Mr Price déclenche alors un crescendo de violence ; les soupçons se portent immédiatement sur John qui en subit les conséquences sous les yeux de ses propres enfants…


Ce que j'en pense
J'avais acheté ce roman à sa sortie ou presque, mais il patientait depuis lors. Ayant eu une semaine difficile, j'ai d'abord eu besoin d'en passer par des lectures plus "légères" (un roman de fantasy / un roman ado, deux plaisirs presque coupables) avant de revenir à quelque chose de plus consistant. Mes lectures légères ont eu le mérite de casser ma panne de lecture, et Elmet est tombé à pic. 
Je suppose que certains pourraient catégoriser Elmet comme "rural noir", mais on s'en fiche : c'est un grand roman, et basta cosi. 
Danny et Cathy vivent avec leur père John, une force de la nature et un marginal, un de ces exclus de la société post-thatchérienne, mais qui somme toute, s'en accommode très bien pourvu qu'on lui fiche la paix. Après la disparition des radars d'une mère en perdition et de la mort d'une grand-mère protectrice, le père embarque ses deux mouflets et leur construit une maison au fond d'un bois, sur une terre qui a jadis appartenu à la mère mais qui est aujourd'hui la propriété de Price, une de ces ordures de profiteurs de crise dans un pays néo-libéral en diable. La première chose que j'ai envie de souligner est la beauté de ces trois personnages : pas d'angélisme, le père a une violence en lui, c'est certain, qu'il utilise lors de combats clandestins et qu'il a souvent mise au service de Price pour des desseins peu reluisants. Mais il a quelque chose de solaire, et il n'est pas dénué de valeurs. Et le lecteur ne veut qu'une chose : qu'il puisse mener la vie dont il a envie, une vie à l'écart, en autarcie ou presque, une vie en harmonie avec la nature, frugale et rude, lente aussi. Fiona Mozley est très habile pour nous faire aimer ces personnages, car quand on y songe, je devrais tiquer face à ce père qui déscolarise ses enfants, qui leur offre une existence dure et précaire, sans réel avenir dans nos sociétés telles qu'elles vont. Mais il y a tant d'amour, tant de respect, que je ne peux qu'adhérer. La fête de Noël entre ces trois-là est un moment magnifique (et je DETESTE Noël), sorte de moment d'harmonie qu'on sait menacée, mais sans mièvrerie, hein. Avoir choisi de mener le récit du point de vue de Danny est formidable : c'est le point de vue d'un presque enfant, et il peut énoncer des choses qui secouent avec sa naïveté. Pourquoi la terre appartient-elle à quelqu'un qui peut vous empêcher d'en disposer alors même que vous voulez simplement y vivre? Les règles et les lois des hommes sont-elles iniques? Cathy est un magnifique personnage, que je n'oublierai pas de sitôt, plus tout à fait une enfant, pas encore une jeune femme, une sorte de Diane chasseresse prise au piège de sa condition de femme, dans le regard et l'esprit des hommes, constamment sous-évaluée par ces crétins virilistes. Tous les trois ne peuvent vivre dans leur Eden sans rendre de comptes, le monde des hommes est ainsi fait.
Car Elmet est aussi, à mes yeux, un somptueux roman noir, qui porte un regard social et politique acéré. Il met en question notre rapport à la nature, à la société, à la sauvagerie, à l'exploitation de la faune et de la flore, à notre domination stupide sur le monde animal. John et ses enfants chassent, pour se nourrir, mais ils respectent leurs proies. Mais surtout, Elmet évoque cette Angleterre post-Thatcher, livrée aux profiteurs de crise, qui ont racheté les logements sociaux pour faire toujours plus d'argent. C'est un monde d'exploitation de la terre par l'homme, de la femme par l'homme et de l'homme par l'homme : abandon des services sociaux, hausse des loyers, mise en concurrence de la main d'oeuvre peu/pas qualifiée, exploitation éhontée des plus faibles. John se retire de ce monde parce qu'il veut disposer de son corps, qui est son seul capital. C'est tout l'enjeu de sa lutte. Et Cathy connaît les mêmes problèmes, mais avec la "tare" sociale d'être une femme, ce dont elle s'explique auprès de son frère dans un superbe passage féministe en diable, et d'une grande puissance. Cathy la sauvageonne, avec son arc, sera une superbe figure sacrificielle (à moins que...). C'est nue qu'elle donnera toute sa mesure, reprenant possession, à son tour, de son corps. 
Enfin, je dois évoquer la force de l'écriture et l'intelligence de la construction. Dès le début, par ces chapitres en italiques qui montrent Danny à la recherche de sa soeur, nous savons que leur Elmet a été dévasté, qu'il n'est plus de bonheur possible à trois, que la violence du monde les a rattrapés. Mais le récit n'en reste pas moins captivant. Et l'écriture de Fiona Mozley est saisissante de beauté (bravo à la traductrice Laëtitia Devaux), elle capte à la fois le plus subtil dans les personnages et le plus beau dans la nature qui les environne, dans ce bois rude et poétique, dans cette bulle si fragile. Là encore, le mot qui me vient pour qualifier son écriture est "solaire". 
J'ai refermé le roman bouleversée, secouée, car le final, l'affrontement final, que l'on redoute et que l'on attend, est remarquable de violence et de beauté, de force et de poésie (oui oui). Cela dépasse tout ce que l'on pouvait attendre. Il n'est plus d'Elmet possible dans cette Angleterre-là, et c'est à pleurer. 

Fiona Mozley, Elmet (Elmet), Joëlle Losfeld, 2020. Traduit de l'anglais par Laëtitia Devaux. 

vendredi 17 juillet 2020

Nous errons dans la nuit dévorées par le feu de Jules Grant



Présentation éditeur
Manchester, début des années 2000. Donna et Carla, filles du sud de la ville, amies depuis l’enfance, dirigent un gang composé exclusivement de femmes. Elles sont parvenues à s’établir malgré les hommes et à se faire une place et un nom dans les coins les plus mal famés. Contrairement aux hommes, Carla, Donna et leurs acolytes restent à l’écart des guerres de clans, font profil bas et prospèrent tranquillement du commerce de drogue vendue dans les toilettes des clubs de la ville dans des atomiseurs à parfum. Mais un jour, Carla est abattue pour avoir séduit la femme d’un membre d’un gang rival. Donna doit alors protéger Aurora, la fille de Carla, dix ans et une langue bien pendue, et ourdir une vengeance contre l’assassin.

Ce que j'en pense
Inculte a décidé de créer sa collection de romans noirs et si l'on entend parler de Sirènes de Laura Pugno (que je vais lire, c'est certain), je trouve que l'on ne voit guère de recensions de ce roman de Jules Grant, qui mérite pourtant d'être découvert. D'abord ce titre, nom de zeus, est d'une beauté incroyable. Et puis c'est un roman noir extraordinaire, tout simplement. On peut lire Nous errons dans la nuit dévorées par le feu comme un roman avec tous les codes du genre : bandes, criminalité, trafic, enlèvements, le tout dans un univers très sombre, dans le Manchester des années 2000, qui n'est pas précisément un parcours de santé. Voilà un roman qu'on ne trouvera pas à l'office du tourisme local, c'est certain. Grise, dure, violente, Manchester est une ville propice aux ambiances noires, pour le meilleur de la littérature. C'est une ville de désespoir, on l'avait vu avec Joy Division ou plus récemment avec Wu Lyf. Via Donna, Jules Grant égratigne la Ville et ses édiles, et il y a des passages bien savoureux sur Manchester "capitale culturelle".

Et puis il y a les personnages, ces filles qui forment une bande criminelle, qui ont en commun leur sexualité et qui n'ont pas peur des hommes, même les plus violents. Le côté girl power du roman est réjouissant de bout en bout, sans que Jules Grant cède à la mode discutable de la nana bad ass qui, je vous l'avoue, me fatigue un tantinet parfois. Ce sont des personnages très forts, jamais idéalisés, et il y a de la castagne, pas toujours propre. Mais il faut dire qu'en face, les mecs sont tellement consternants qu'on ne peut que prendre plaisir à les voir échouer. Donna, Carla et sa fille Aurora sont les trois piliers du récit, et c'est un régal. Ce sont des dures à cuire.

La réussite du roman tient aussi, à mon sens, au mélange des registres. Si 
Nous errons dans la nuit dévorées par le feu  est globalement un roman noir très sombre, comme il se doit, il y a néanmoins beaucoup d'humour, avec des situations navrantes et drôles, des dialogues percutants, et ça participe évidemment à l'immense plaisir de lecture. Ces filles-là, mon vieux, elles sont terribles, et elles s'amusent comme des folles, tout en côtoyant la tragédie. Il y a des bagarres, des poursuites, des joutes verbales. On ne s'ennuie pas une minute et on sort de là en ayant le sentiment d'avoir fait de belles rencontres: avec Donna et les autres, avec Jules Grant aussi. 

Jules Grant, Nous errons dans la nuit dévorées par le feu (We Go around in the Night and Are Consumed by Fire) Inculte, 2020. Traduit de l'anglais par Maxime Berrée. 

jeudi 16 juillet 2020

Le disparu de Larvik de JØRN LIER HORST


Présentation éditeur
À Larvik, l’été est là. Six mois se sont écoulés depuis la disparition de Jens Hummel et son taxi sans qu’aucun indice n’ait permis de faire avancer l’enquête de Wisting. Sa fille, Line, est revenue s’installer dans cette jolie ville côtière, à deux pas de chez lui, et elle profite de son congé maternité pour retaper la maison qu’elle vient d’acheter.
Coup sur coup, deux événements surviennent qui offrent à Wisting une nouvelle piste à suivre. Mais les fils que son équipe et lui tirent viennent fragiliser une autre affaire dont le procès doit commencer sous peu. Affrontant les réticences de sa hiérarchie, et malgré l’imminence de l’accouchement de Line, Wisting suit jusqu’au bout son instinct de flic.


Ce que j'en pense
Moi ce que j'aime avec JØRN LIER HORST, c'est que je sais que je vais avoir du solide, du bien mené, de la belle ouvrage. C'est aussi du classique, donc si vous voulez être chamboulé, passez votre chemin. 
Il y a d'abord le plaisir de retrouver le personnage de Wisting, qui s'apprête à devenir grand-père, et dont j'aime l'air bonhomme, la tranquillité, la rectitude. Il a ce côté instinctif et obstiné, il n'est pas spectaculaire, il fait juste son travail, et bien. 
Ensuite on retrouve une intrigue solide, suffisamment tordue pour tenir jusqu'au bout, sans invraisemblance. La construction est impeccable, on avance sans tambour ni trompettes, et mine de rien, l'auteur, via son personnage, pointe les insuffisances d'une instruction bâclée. Oh ce n'est pas du grand polar social, non, mais c'est tout de même un roman qui s'efforce de ne pas idéaliser cette société et cette petite ville, qui comporte son lot de criminels, de pourris et de pauvres types. 
Je trouve que comme pour Noyade, c'est malin de la part de la Série noire de sortir ce titre pour l'été : c'est une lecture prenante, divertissante et parfaite pour passer un bon moment. 

JØRN LIER HORST, Le disparu de Larvik (Blindgang), Gallimard Série Noire, 2020. Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier. 

dimanche 5 juillet 2020

New Iberia Blues de James Lee Burke


Présentation éditeur
La mort choquante d'une jeune femme retrouvée nue et crucifiée amène Dave Robicheaux dans les coulisses d'Hollywood, au coeur des forêts louisianaises et dans les repaires de la Mafia. Elle avait disparu à proximité de la propriété du réalisateur Desmond Cormier, que Dave avait connu gamin dans les rues de La Nouvelle Orléans, quand il rêvait de cinéma... 

Ce que j'en pense
N'en doutez pas, je suis une grande fan de Robicheaux, que j'ai découvert au début des années 2000 avec Dans la brume électrique avec les morts confédérés (relu depuis plusieurs fois). Mais je dois vous dire que certaines choses m'ont gênée dans ce nouvel opus. En fait, une chose principalement : James Lee Burke fait comme si son héros était un quinqua, alors que, vétéran du Viet Nam, il est bien plus âgé ; l'engagement des USA au Viet-Nam a duré de 1965 à 1975, si mes souvenirs sont bons, autrement dit le héros de James Lee Burke doit être dans ses 70 ans au bas mot. Passe encore qu'il exerce encore en tant qu'officier de police (je ne sais pas s'il y a un âge limite pour exercer là-bas), même si je doute qu'après l'existence mouvementée qu'il a eue, il soit encore aussi robuste et résistant à la fatigue. Mais l'histoire avec Bailey, honnêtement... Encore une fois, ce n'est pas une question de vraisemblance (encore que), c'est surtout que tout se passe comme Burke oubliait l'âge de son personnage, comme s'il l'avait figé dans la cinquantaine. Les mêmes remarques valent pour Clete. De manière plus accessoire, j'ai trouvé qu'il y avait quelques longueurs dans ce roman, sans doute soulignées par le sentiment de déjà-vu, avec le milieu du cinéma. Mais il faut dire que je sortais de la lecture coup-de-poing de King County Sheriff et forcément, l'extrême brièveté de l'un soulignait l'ampleur narrative de l'autre. 
Est-ce à dire que New Iberia Blues est une déception? Non, pas exactement, parce que le plaisir de lecture demeure : James Lee Burke parle de son coin de Louisiane avec la même perception tragique que d'habitude, et à cet égard, la déliquescence dans laquelle se trouve ce coin des USA est évoquée avec une force incroyable. C'est un peu le paradis perdu, ou le paradis pourri. Le bayou cède peu à peu aux forces de l'argent, de la corruption, et les laissés-pour-compte sont un peu plus écrasés chaque jour. C'est aussi le plaisir de la sérialité : je retrouve des personnages qui sont de vieilles connaissances, j'ai l'impression de les connaître et de les revoir avec un immense bonheur. Et puis en dépit des impressions de déjà-vu, New Iberia Blues reste bien au-dessus de nombre de polars étatsuniens, et reste percutant aussi bien que passionnant. Peut-être, horrible personne que je suis, aurais-je aimé que James Lee Burke aille un peu plus loin dans la noirceur pour le dénouement, mais il n'est visiblement pas prêt à en finir avec ses personnages, et ce n'est pas moi qui vais le regretter. 

James Lee Burke, New Iberia Blues (The New Iberia Blues), Rivages Noir, 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christophe Mercier. 

samedi 4 juillet 2020

Un bilan pour juin 2020


Le mois de juin est placé sous les auspices du seul polar : roman noir essentiellement, polar pour de rire, forme borderline du noir aussi. 
Le moins "roman noir" fut L'enfer commence avec elle de John O'Hara (éditions de l'Olivier), chroniqué en ces pages. 
Le polar pour de rire fut Derniers mètres jusqu'au cimetière, de Antti Tuimainen, sympathique lecture qui ne m'a cependant pas plus emballée que ça (peut-être n'étais-je pas d'humeur). 

Côté roman noir, que du bon, du très bon, de l'excellent. 
Si vous voulez un roman noir qui exhume un sale moment de l'Histoire, lisez Aux vagabonds l'immensité, de Pierre Hanot, à La Manufacture de Livres. J'en ai pensé la même chose que Jean-Marc Laherrère, allez donc voir sa chronique ici (clic). 
Si vous avez envie de roman noir avec beaucoup d'humanité, du girl power et de la noirceur tout de même, lisez William Boyle et L'amitié est un cadeau à se faire, chez Gallmeister, c'est un bijou. 

J'aurais bien du mal à dégager un roman parmi les suivants, car tous m'ont sidérée par leur beauté, leur force, leur regard sur notre monde : 
Autopsie des ombres de Xavier Boissel, chez Inculte, dont je vous ai parlé : une écriture superbe, une vision tragique. 
Zippo de Valentine Imhof, au Rouergue noir, dérangeant et magnifique. 
Et deux pépites chez Inculte, dont je vais vous reparler dans les jours à venir : King County Sheriff de Mitch Cullin, un uppercut paru il y a quelques années, et un OVNI littéraire ; un des deux titres qui lancent la collection Noir chez Inculte, Nous errons dans la nuit dévorées par le feu, de Jules Grant, qu'il faut absolument découvrir notamment pour en finir avec les conneries machistes (véhiculées aussi par certaines femmes) sur la fragilité féminine et les demoiselles en détresse. 

Le mois de juillet démarre moins fort, mais je vais changer ça. 



vendredi 3 juillet 2020

Noyade de J.P. Smith


Présentation éditeur
Joey, huit ans, passe l'été dans un camp de vacances au milieu des bois. Le moniteur de natation, Alex Mason, s'est juré qu'à la fin du séjour, tous les garçons sauraient nager. Or Joey a peur de l'eau. La veille du départ, Alex l'abandonne sur un radeau au milieu du lac, le mettant au défi de rentrer tout seul à la nage. Joey ne se présente pas au réfectoire ce soir-là. Les recherches s'organisent : il n'est plus sur le radeau. Il est nulle part. On ne le retrouvera jamais... Vingt ans après, Alex est devenu promoteur immobilier à New York. Ses méthodes et sa morgue lui ont attiré de solides inimitiés, mais sa réussite est éclatante. Jusqu'au jour où ça dérape. Du sang dans l'eau de la piscine, des photos compromettantes qui arrivent sur le smartphone de sa femme, un ascenseur bloqué entre deux étages... Les épisodes perturbants se succèdent, transformant en cauchemar le quotidien d'Alex et des siens.
Joey serait-il de retour?

Ce que j'en pense
Je trouve extrêmement malin de publier ce roman juste avant l'été : Noyade est un page-turner efficace, un thriller bien fichu, qui trouvera sa place dans les lectures estivales. Moi en tout cas, j'ai marché, je suis entrée aisément dans cette intrigue, dans laquelle je ne cherchais pas de réalisme, pas de peinture sociale (encore que), mais une histoire à faire (un peu) peur, comme celle qu'écoutent les enfants autour du feu dans leur camp de vacances. Peu m'importait que certaines questions restent en suspens (où est passé Joey? pourquoi une vengeance à ce moment-là?), je préfère cela à des explications ahurissantes. Le seul bémol est que j'avais compris qui avait ressurgi du passé pour tourmenter Alex, qui est par ailleurs un personnage tellement détestable qu'on lui souhaite bien du mal. Mais qu'importe. J'ai aimé cette punition infligée à ce type chez qui rien ne dépasse, archétype de l'arriviste dénué de tout scrupule, qui se croit irrésistible. Marqué par une faute originelle, il est condamné à devenir ouvertement ce qu'il est hypocritement : un assassin, prêt à tout pour préserver son petit monde de privilégié, sa famille en toc. 
Le personnage auquel je me suis le plus attachée est Joey, enfant qui vit mal le désamour du couple parental, qui ne parvient pas à correspondre aux normes déjà virilistes (c'est un tout petit enfant) qu'on impose aux garçons. D'ailleurs, si vous vous apprêtez à envoyer votre progéniture en colonie de vacances, ne lisez pas ce livre. 
Somme toute, Noyade allie certains aspects du Bûcher des vanités à la noirceur d'un conte horrifique et gothique : ce n'est peut-être pas le polar du siècle, mais ce n'est pas ce qu'on attend, alors prenons le roman pour ce qu'il est, un divertissement de grande classe, avec un zeste de vitriol balancé sur la réussite à l'américaine. 

J.P. Smith, Noyade (The Drowning), Gallimard Série Noire, 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc. 

mercredi 1 juillet 2020

Zippo de Valentine Imhof


Présentation éditeur
Lorsqu’ils se sont rencontrés, elle était très jeune. Il lui a fait porter un loup noir, il l’a appelée Eva, il lui a appris à jouer avec le feu. Il était le maître de ses émotions, de sa volonté, de sa souffrance. Il l’a perdue. Où qu’elle soit, où qu’elle se cache, il lui manque, il en est persuadé. Il ne cesse de la chercher, son zippo à la main, qu’elle reconnaîtra entre mille. Ce son unique quand il l’ouvre du pouce avant d’en faire rouler la molette, et le claquement sec du capot sur charnière qui étouffe abruptement la flamme charment sa solitude en ce neuvième anniversaire de leur rencontre. Mais comme elle tarde à ressurgir, il décide de lui laisser des messages. Et affole la police. Parce que ces blondes aux visages brûlés retrouvées mortes sur les bancs de Lincoln Park à Milwaukee, elles soulèvent les cœurs. Les lieutenants Mia Larström et Peter « Casanova » McNamara vont devoir faire la paix pour remonter jusqu’au tueur pyromane. Plus encore, démêler leurs parts de fureur et de nuit, se débattre avec les questions qui roulent dans leurs têtes jusqu’à l’usure, affronter ce qu’aucun lavage de cerveau n’a pu extraire de leurs mémoires.

Ce que j'en pense
Voici encore un livre qui a rejoint mon stock juste avant le confinement, mais que je n'ai pas ouvert tout de suite. J'avais beaucoup aimé Par les rafales, et Zippo m'a également emballée. Je trouve que Valentine Imhof s'affirme comme une des plumes les plus intéressantes du roman noir français, une des plus poétiques aussi. Zippo a quelque chose d'un polar classique : des jeunes femmes blondes sont retrouvées brûlées, et Mia et son partenaire Peter enquêtent sur cette série de meurtres. Nous suivons également l'esprit torturé d'un homme gravement brûlé, défiguré par un accident alors qu'il travaillait avec ses compagnons de boulot : il sculpte dans le métal des statues, sortes de totem à l'effigie de ces morts qui le hantent, tout en brûlant des femmes à travers qui il échoue à retrouver celle qu'il a aimée et qui l'a abandonné, Eva, celle qui avec lui transgressait les limites de la sexualité normée pour sublimer le désir dans des pratiques SM. Je ne peux en dire plus sans dévoiler l'intrigue. Valentine Imhof excelle dans l'évocation de personnages à l'esprit tortueux, à provoquer une empathie pour ces trois êtres pris dans un passé qui les détruit ou qui aurait pu les détruire. Aucun n'est entièrement sympathique, aucun ne provoque le rejet du lecteur. Nous plongeons dans la noirceur de ces âmes, nous les accompagnons dans leur douleur. L'amour est toxique dans ce roman, mais il est aussi l'expérience la plus forte que les personnages puissent faire, jusqu'à la folie et à la destruction, et c'est superbe. Jamais l'autrice n'évoque les pratiques SM avec complaisance ou voyeurisme, elle suggère plus qu'elle ne montre, et c'est parce qu'elle ne cède pas à un pittoresque de mauvais aloi qu'elle parvient, par l'écriture, à restituer leur caractère transgressif. Ce n'est pas la farandole des tordus qui nous semblerait si loin de nous, c'est plutôt une sarabande mortelle et subversive, qui nous touche et nous ébranle. Le final est somptueux, à la hauteur des enjeux du roman : le choix de Peter est un acte d'amour, ultime transgression, en quelque sorte.
Tout cela est exprimé dans une langue rythmée, syncopée comme les morceaux qui scandent le roman (cf. liste à la fin de l'ouvrage), et ce n'est pas la moindre des qualités de Valentine Imhof.
Bref, Zippo est pour moi une confirmation magistrale du talent de Valentine Imhof.


Valentine Imhof, Zippo, Le Rouergue noir, 2019

lundi 29 juin 2020

Autopsie des ombres de Xavier Boissel



Présentation éditeur
Un ancien casque bleu membre des forces de l’ONU en Yougoslavie est hanté par les images d’une guerre dont il n’a perçu que les échos, vu que les cadavres et les ruines. Sa guerre, il l’a passée à abattre les chiens errants pour circonscrire les épidémies. De retour chez lui, la violence des souvenirs est trop forte, la mélancolie et le traumatisme trop présents pour qu’il puisse reprendre le cours de sa vie. Il largue alors les amarres et s’engage dans une fuite vouée à l’échec. On ne fuit pas son ombre.

Ce que j'en pense
Outre le passionnant Paris est un leurre, j'avais adoré Avant l'aube. C'est donc avec gourmandise que j'ai commencé Autopsie des ombres, publié pour la première fois en 2013 (mais je ne connaissais pas Boissel à ce moment-là).
Ce court opus est saisissant de beauté, et plusieurs auteurs viennent en tête. Il y a Manchette, évidemment, notamment pour cette façon qu'a le personnage d'être en dehors de lui-même, pour cette écriture behavioriste vidée de son sens, qui souligne l'inanité des actes accomplis, l'absurdité de ce que l'on demande à ces soldats, l'impossibilité de donner du sens au retour à la vie civile.
"Il ouvre le réfrigérateur, y prend une canette de bière fraîche, puis se ravise et trouve dans le bac congélateur ce qui a sa préférence: une bouteille de vodka russe; il saisit un verre sur l'évier, s'assied sur le canapé-lit élimé à la couverture pleine de poils, se sert tout en allumant un cigarillo de marque portugaise, dont il apprécie le goût âcre et corsé; il emplit ses poumons de grandes bouffées, boit de longues gorgées de vodka, en savoure la texture liquoreuse."
Je n'ai pu m'empêcher de penser au début de La position du tireur couché de Manchette, quand Terrier, de retour de son expédition, rejoint sa chambre et se sert un whisky. Ici non plus, rien de "signifiant" dans les actes du personnage, une écriture au présent, une vie au présent, car il est désormais dans l'incapacité de se projeter.
Il y a Conrad, pour la plongée progressive dans la noirceur, dans les abîmes de l'humain, en particulier dans l'autre narration, celle qui se déroule au passé, dans le passé de cette guerre des Balkans. C'est une drôle de guerre, sans combats francs, mais pétrie d'horreurs et de destruction: villes en ruines, snipers embusqués, corps criblés de balles. Et il y a ces casques bleus réduits à l'impuissance, qu'on assigne à des corvées absurdes dans un tel contexte. Je me souviens d'un film (court-métrage? long-métrage?) qui mettait en scène les casques bleus français de ce conflit, réduits à déplacer des sacs de sable d'un point à un autre, juste parce qu'il fallait les occuper. J'ai pensé aussi à Céline, pour le côté guerre absurde où le soldat subit des évènements qui ne font pas sens.
Mais Boissel est avant tout Boissel, il y a chez lui une façon d'utiliser les citations mises en exergue des chapitres, une force poétique dans l'écriture précise et le rythme des phrases, souvent longues, qui en font un auteur très singulier. Rien que pour la force de la dernière page (que je ne peux reproduire ici, et puis allez lire le livre, non mais), il faut lire Autopsie des ombres, mais c'est l'ensemble de ce court roman qui prend à la gorge, qui saisit par la beauté de son écriture, la force de son évocation. Il se clôt par ses mots : "C'est toujours la même histoire", oui, un peu comme le "qu'on n'en parle plus" de Céline.
Voilà, au cas où vous ne l'auriez pas compris, je vous recommande Autopsie des ombres de Xavier Boissel.


Xavier Boissel, Autopsie des ombres, Inculte, Barnum, 2020. Parution originale : 2013.

samedi 27 juin 2020

L'amitié est un cadeau à se faire de William Boyle


Présentation éditeur
Veuve d’un célèbre mafioso de Brooklyn, Rena Ruggiero n’apprécie guère les lourdes avances de son voisin octogénaire Enzio qu’elle finit par assommer à coup de cendrier. Persuadée de l’avoir tué, elle « emprunte » la magnifique Impala du séducteur éconduit pour filer chez sa fille Adrienne, qui lui claque la porte au nez. En face, une voisine compatissante lui offre l’hospitalité : la pétillante Lacey Wolfstein, ancienne star du porno, est ravie d’avoir un peu de compagnie. Mais l’ambiance se tend quand Richie, l’amant d’Adrienne, tueur de la mafia, débarque avec un joli magot obtenu en massacrant une bande rivale. Et il est suivi de près par Enzio, pas si mort que ça. Mieux vaut décamper rapidement, d’autant que le clan décimé par Richie n’a pas dit son dernier mot.

Ce que j'en pense
De bout en bout ce roman est un bonheur, un de ces lectures qui font du bien à l'âme. Il y a quelque chose de très particulier chez Boyle : il réussit à mettre en place un univers ultra-violent, avec des figures typiques à la fois du roman de mafieux et du white trash, mais qui dégage une douceur et une humanité à nulle autre pareille, avec un humour incroyable. J'ai ri devant les situations rocambolesques que vivent les héroïnes de ce roman, en lisant les dialogues savoureux qui émaillent des situations loufoques, et j'ai quitté le livre à regret, mais heureuse de la fin que Boyle ménage à ses personnages. Je suppose qu'on peut qualifier ce roman de comédie noire. C'est un peu le versant féminin des Soprano, le versant léger de Thelma et Louise, avec un côté girl power jouissif. Parce que la gent masculine ne sort guère grandie de ce roman. Hormis Dennis, à la fin, tous les protagonistes sont consternants, à commencer par Enzio, qui se fait une idée très particulière de la séduction. Ritchie est affligeant lui aussi, et que dire de Crea... Bêtes, violents, immatures, il n'y en a pas un pour rattraper l'autre. Face à eux, notre gang improvisé de pétroleuses, emmenées par Lacey, inénarrable arnaqueuse, ex-star du X, une merveille de personnage. 
Je pense que L'amitié est un cadeau à se faire est le roman le plus drôle de William Boyle, mais n'allez pas croire qu'il renonce à la noirceur ni surtout à la tendresse qui affleure dans ses romans. Cela peut vous sembler contradictoire, mais ça ne l'est pas : dans une société menée par la violence, on voit ici des femmes de divers âges faire front commun, pour le plus grand bonheur du lecteur. L'auteur fait aussi le portrait des ces villes-banlieues de la Grande Pomme, ce Brooklyn qui a parfois des airs de campagne (Gravesend), avec ses zones commerciales, ses pavillons proprets ou déglingués, c'est selon. 
Si vous voulez prendre un grand shoot d'humour et d'humanité, précipitez-vous sur L'amitié est un cadeau à se faire

William Boyle, L'amitié est un cadeau à se faire (A Friend Is a Gift You Give Yourself), Gallmeister, 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Simon Baril. 

dimanche 14 juin 2020

L'enfer commence avec elle de John O'Hara


Présentation éditeur
New York, 1931. Gloria Wandrous collectionne les amants et écume les clubs clandestins dont regorge la ville en pleine prohibition. Assumant sa beauté et sa sexualité très libre, elle provoque et vient bousculer les mondains de la haute société new yorkaise.
Sa dernière conquête, Weston Liggett, est marié et père de famille. Obsédé par Gloria, Weston songe à tout quitter pour elle. Cette fois, elle pourrait bien succomber à la tentation d’une vie rangée auprès de lui, à moins que le destin n’en décide autrement.

Ce que j'en pense
Je sais bien qu'il ne faut pas juger un livre à sa couverture, mais c'est tout de même la somptueuse illustration et la composition de ce roman qui ont attiré mon attention. Et parfois, l'habit fait le moine, parce que L'enfer commence avec elle tient toutes ses promesses. En revanche, je ne suis pas fan du titre : je comprends que garder le titre original aurait été incompréhensible, mais bon...
Peu importe. Il y a dans ce roman l'élégance folle d'une époque et d'un esprit new-yorkais (l'auteur était l'une des plus grandes plumes du chic New Yorker) et l'acuité impitoyable d'un portraitiste de son époque. L'enfer commence avec elle est d'une grande virtuosité dans la construction et dans l'écriture : dès le début, nous passons de personnage en personnage, dans un kaléidoscope qui donne voix à plusieurs personnages. Le ton est donné d'emblée : chacun est saisi dans ses ridicules mais aussi dans ses aspirations déçues, on oscille entre satire et empathie. Ce sont des personnages de la petite bourgeoisie que nous suivons : ils ne sont pas assez riches pour ne pas travailler, mais suffisamment à l'aise pour fréquenter des clubs et des speakeasy plus ou moins chics. John O'Hara brosse le portrait de cette petite communauté new-yorkaise qui accuse le coup de la crise de 1929 en noyant ses soucis dans les bars alors prohibés. Sa plume est vive, sans concession et c'est assez savoureux. 
Et puis il y a Gloria, personnage inspiré d'une jeune femme de l'époque, une mondaine qui mourut dans des circonstances un peu étranges (suicide? pas suicide?). Ce n'est pourtant pas un true crime, car John O'Hara construit une histoire d'amour entre Gloria et Weston Liggett et se donne toute liberté en la matière. La façon dont il pose le personnage pour l'approfondir peu à peu est remarquable. Elle est au début une mondaine aux moeurs légères, rien de plus. Elle devient une figure complexe et d'une grande modernité. Complexe, elle l'est dans sa relation à Weston : leur nuit d'ébats amoureux commence par un viol (ça y ressemble fort en tout cas), somme toute. Et nous en apprenons de plus en plus sur Gloria, son enfance, avec des éléments inspirés du fait divers (et de l'histoire de Starr Faithfull). Gloria est par ailleurs une femme libre, qui ne veut pas a priori du mariage et de la vie d'épouse qu'on impose aux jeunes femmes. Elle a quelque chose des garçonnes de l'époque, comme on les appelait. Elle sort beaucoup, elle boit, elle mène une vie sexuelle très libre. Et nul jugement ne vient dater le propos de John O'Hara, on sent chez l'auteur une affection sans limites pour son personnage. 
Tout cela fait de L'enfer commence avec elle un roman très moderne qui m'a fait penser à Dorothy Parker, pour la modernité et la lucidité du propos, pour le portrait de moeurs très vif. On convoque souvent la référence à Scott Fitzgerald, que je n'ai pas lu depuis fort longtemps, mais je suppose qu'outre la classe sociale dépeinte, il est évoqué pour le caractère crépusculaire et mélancolique du récit. J'ai tout de même l'impression que l'écriture de John O'Hara est beaucoup plus sociale, et ce n'est pas pour rien que cette édition parle de "frontière du roman noir". Le destin de Gloria est tragique, et il l'est pour des raisons sociales : marquée dès l'enfance, elle ne peut dans la société qui est la sienne afficher une telle liberté tout en prétendant à l'amour, ce n'est pas acceptable. 
Quoi qu'il en soit, L'enfer commence avec elle est un superbe roman, et je sais que je vais lire Rendez-vous à Samarra, parce que je suis conquise par John O'Hara. 

John O'Hara, L'enfer commence avec elle (Butterfield 8), Editions de l'Olivier, 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Yves Malartic, traduction révisée par Mathilde Desprez.