lundi 27 juin 2022

L'heure des chiens de Thomas Fecchio




Présentation éditeur

En l’espace d’un week-end, le quotidien de la ville de Soissons sombre dans le chaos. Les tombes musulmanes de la nécropole dédiée aux soldats de 14-18 sont atrocement profanées et de l’autre côté de la ville, Julia, en convalescence à la suite d’un accident traumatisant, trouve une main sauvagement coupée sur les berges de l’Aisne. L’adjudant Gomulka, gendarme désabusé et proche de la retraite, se voit confier ces deux enquêtes. Face à la violence et la noirceur de ces crimes, il ne s’opposera pas à ce que le lieutenant Delahaye, surnommé « la Machine », lui prête main forte. Au cœur d’une ville qui porte les stigmates du premier conflit mondial, les deux hommes vont devoir démêler l’écheveau de ces deux affaires, qui n’en formeront peut-être qu’une. « L’invasion s’arrête ici ».


Ce que j'en pense

J'étais totalement passée à côté de ce roman et à dire vrai, de cet auteur, jusqu'ici. C'est son deuxième roman. Et je pense que c'est une plume à suivre. C'est dans la collection Cadre Noir du Seuil qu'a été publié en 2021 L'heure des chiens, qui brasse plusieurs thématiques sociales et politiques: accueil des migrants, extrême-droite, souffrance au travail, France périphérique et perte des repères... Je sais que certains lecteurs ont trouvé que cela faisait un peu trop et nuisait à l'ensemble, car qui "trop étreint mal embrasse", si je puis dire. Je comprends cette réserve mais je ne la partage pas tout à fait. Si je devais formuler à mon tour une réserve, elle concernerait plutôt le dénouement, la résolution de l'intrigue et du "mystère", parce qu'un personnage est introduit un peu tardivement à mon goût (même s'il y a des signes précurseurs) et parce que les implications sont un peu rocambolesques. Mais cela n'est que mon humble avis, et l'ensemble est très cohérent, quoi que j'en dise. 

Non, sur la multiplicité des thématiques, je n'ai pas froncé les sourcils : tout s'entremêle, pas seulement par nécessité narrative mais par cohérence politique, si vous me permettez le mot. Tous les "thèmes" brassés sont les facettes complémentaires d'une société en crise, qui instrumentalise et déshumanise les individus, sacrifiant le collectif au nom de l'intérêt de quelques uns, piétinant l'humanisme et les valeurs morales élémentaires. Soissons est une de ces petites villes vidées de substance, où se cumulent les symptômes de cette société malade. J'admets que tout cela peut sembler un peu touffu, un peu périlleux, mais à travers le personnage de Gomulka, il y a une sorte de faisceau qui donne du sens à... cette perte de sens. Tous les personnages, toutes les situations et partant toutes les thématiques convergent autour de la perte de sens dans une société qui ne pense qu'à la performance et qui s'égare dans des fonctionnements qui s'affranchissent ou veulent s'affranchir du facteur humain (l'expression revient dans le roman) : machine managériale (Julia), machine politique et policière (le traitement des migrants, la "réponse" xénophobe), machine déductive (Delahaye), machine comptable (la police doit faire du chiffre, la clinique psychiatrique se voit couper des financements parce que trop peu efficace), etc. 

Et puis il y a les personnages : la force de Thomas Fecchio est de les faire exister très vite, et de leur donner une profondeur intéressante. Pas de manichéisme ni d'héroïsation, on est face à des personnages qui sont troubles, de Julia à Delahaye, en passant par le très intéressant Gomulka, pas très aimable, pas très clair. L'auteur reprend des figures codées, comme Gomulka, fidèle apparemment au stéréotype de l'enquêteur en pleine crise personnelle et professionnelle, ou la prostituée qui veut se sauver de sa condition. Mais il sait leur donner du souffle, évite la caricature, sans aucun angélisme. 

L'heure des chiens se lit donc avec grand plaisir, et mérite d'être découvert s'il n'est pas passé entre vos mains. 


Thomas Fecchio, L'heure des chiens, Seuil, Cadre Noir, 2021.


dimanche 12 juin 2022

Agentique d'Elodie Denis et Le couloir rouge de Brice Matthieussent





Présentations éditeurs

Agentique - Elodie Denis

1996, Chayton, vétéran américain, visite le Vietnam comme on retourne sur une scène de crime. Loan, étudiante, s'ennuie dans l'agence de voyages de sa mère. Ensemble, ils traceront un sentier dans ce pays mutilé par la guerre : le premier ravivera sa mémoire, la seconde dessinera cet éprouvant périple. Mais derrière ce drame actuel se cache une autre réalité plus ancienne, un théâtre de marionnettes trempées d'agent orange.

Le couloir rouge - Brice Matthieussent

Ils sont quatre amis à se retrouver rituellement depuis des années, chaque premier samedi du mois, dans un petit restaurant vietnamien de Paris. Tous ont en commun les souvenirs d’une ancienne vie passée sur le continent asiatique.
Ce soir-là, c’est Marco qui prend la parole – et il ne la lâchera plus. Sous le regard tour à tour intrigué, amusé ou inquiet de ses trois comparses, il plonge au coeur de ses ténèbres les plus intimes. Son récit va les ramener au temps du Vietnam des années 1970. Marco, alors tout jeune homme, revenu de l’utopie hippie et incertain de son avenir, inspiré par la figure de Malraux, avait décidé de partir jouer à l’aventurier au bout du monde, dans l’espoir de trouver un sens à son existence. Làbas, deux rencontres cruciales, aussi belles que terribles, vont le bouleverser à jamais.
Un roman d’initiation et d’amitié magnétique en hommage aux grands classiques de Joseph Conrad.


Ce que j'en pense

J'ai enchaîné la lecture de ces deux romans, qui m'ont tous les deux emmenée au Vietnam, et même s'ils sont différents, je suis tombée sous le charme de ces deux écritures.

Brice Matthieussent est avant tout pour moi un traducteur, mais je savais qu'il était aussi auteur, sans pour autant avoir eu la curiosité de le lire. Cette fois-ci, c'est une chronique de lecture qui m'a donné envie de lire Le couloir rouge. Des amis, tous d'ex-baroudeurs ou grands voyageurs, se retrouvent régulièrement à Paris, au Dalat, et ce jour-là, l'un d'entre eux entreprend de raconter son séjour au 
Vietnam, dans l'étrange ville coloniale de Dalat, au lendemain du départ des troupes américaines, et alors que la guerre fait toujours rage. J'ai aimé ce dispositif narratif, ce long monologue entrecoupé de séquences brèves dans le restaurant, car l'on partage immédiatement la fascination des convives pour le récit de Marco.

Deux fils s'entrelacent : l'un est en quelque sorte l'initiation du jeune Marco, qui fait sur place deux expériences fondamentales, fondatrices, que je vous laisse découvrir. Il y a une des plus belles scènes d'amour que j'aie lue. L'expérience du couloir rouge est dans un autre registre une des plus saisissantes et fortes qu'il m'ait été donné de lire aussi.

Le couloir rouge est aussi un superbe roman sur la colonisation, ou plus exactement la pensée coloniale, et les scènes dans la plantation de thé sont incroyables. Matthieussent déconstruit les fantasmes coloniaux (dont n'est sans doute pas exempt le jeune Marco), fracasse les jolies images. De manière sans doute incongrue, j'ai pensé à Marguerite Duras, à Robbe-Grillet (certaines scènes de La Jalousie). Je me suis laissée porter par la plume de l'auteur, qui écrit magnifiquement, dans un style qui à la fois vous percute par sa force d'évocation et vous caresse par sa finesse d'atmosphère.

J'ai aussitôt enchaîné avec Agentique d'Elodie Denis, qui aborde un autre aspect des guerres coloniales et post-coloniales. Le récit entremêle là aussi deux époques, le milieu des années 1990 et par analepses, les années 1970, quand les USA traquent le communiste honni dans un 
Vietnam déjà meurtri. Elle restitue toute la sauvagerie savamment organisée de cette tuerie de masse et de cet écocide, venant nous rappeler que les ravages de l'agent orange se feront sentir bien au-delà de la fin du conflit, sur la nature aussi bien que sur les êtres humains. L'intrigue alterne le point de vue de Chayton Delgado, vétéran venu disperser les cendres de son ancien compagnon d'armes sur cette terre de sang, mais aussi tenter de retrouver la mémoire de cette période qu'il a en partie occultée, et de Loan, jeune femme qui lui sert de guide dans ce pélerinage. Il y a chez Elodie Denis une grâce dans l'écriture qui provoque l'émerveillement, une puissance de l'imaginaire qui fait de ce roman à la fois une vision du Vietnam de ces deux époques très précise et documentée et une vision romanesque libérée de toute glu réaliste. Dans de longues phrases qui s'enroulent et vous enveloppent, elle s'attache à faire ressentir, sentir, percevoir par les sens aussi bien par l'esprit ce pays qui reste fondamentalement étranger pour Delgado. Un repas dans une petit restaurant un peu perdu et les odeurs délicieuses, une pause pour se rafraîchir au bord d'une route alors que la pluie ruisselle, une nuit ultime sur une rivière à l'atmosphère étrange... La beauté de l'écriture, la capacité d'Elodie Denis à faire exister ces personnages, de premier plan ou simples silhouettes, sa maîtrise de la construction, font que le roman se dévore et se savoure.

Colonialisme, impérialisme, voilà deux grands sujets abordés par ces romans qui ont surtout en commun de proposer des visions habitées et puissamment romanesques, et de déployer les sortilèges de deux voix poétiques que l'on quitte à regret.




Elodie Denis, Agentique, Les Moutons électriques, 2022.

Brice Matthieussent, Le couloir rouge, Christian Bourgois, 2022.