vendredi 14 août 2020

La certitude des pierres de Jérôme Bonnetto


Présentation éditeur

Ségurian, un village de montagne, quatre cents âmes, des chasseurs, des traditions. Guillaume Levasseur, un jeune homme idéaliste et déterminé, a décidé d’installer une bergerie dans ce coin reculé et paradisiaque. Un lieu où la nature domine et fait la loi. Accueilli comme une bête curieuse par les habitants du village, Guillaume travaille avec acharnement ; sa bergerie prend forme, une vie s’amorce.

Mais son troupeau pâture sur le territoire qui depuis toujours est dévolu à la chasse aux sangliers. Très vite, les désaccords vont devenir des tensions, les tensions des vexations, les vexations vont se transformer en violence.


Ce que j'en pense

Edit du 14 août : merci à Alexandre Civico, qui m'a signalé mon erreur. Allez savoir pourquoi, j'étais persuadée, du début à la fin, que La Certitude des pierres se déroulait en Corse. Pas du tout, on est sur le continent. Pardon pour cette boulette de dinde au cerveau ramolli par la canicule.

Il y a la promesse du titre et du livre, très réussi. Et ne vous arrêtez pas à l'idée que le sujet a été maintes fois traité, car Jérôme Bonnetto, par la force de son écriture, déjoue les attentes, évite les facilités. Il y a quelque chose de minéral et de solaire dans ce roman noir, dont le premier personnage est la Corse, ses paysages arides, sa beauté difficile. Ce n'est pas une Corse de carte postale qu'évoque ici l'auteur. C'est une Corse   qui se déroule dans l'arrière-pays niçois. Ce n'est pas une Provence de carte postale, mais une terre de tragédie antique, très puissante, très belle. L'auteur évoque également avec beaucoup de finesse les clans, les appartenances, les allégeances dans ces petits villages où tout le monde se connaît. Et il n'a pas de vision manichéenne, car même si les chasseurs ne sont pas des finauds, leur meneur n'est pas dépeint comme un monstre abruti. Ce sont des visions du monde qui s'affrontent ici, et elles sont inconciliables. 

La construction du roman n'est pas pour rien dans la tension qui se dégage de bout en bout de La certitude des pierres, et elle est parfaitement maîtrisée. C'est un roman qui se lit d'une traite, avec un dénouement qui, s'il était attendu, n'en laisse pas moins pantois le lecteur, tant l'écriture en fait une scène d'anthologie. C'est sobre, ça claque, et on entend quasiment résonner le choeur antique. 

Assurément, Jérôme Bonnetto est une voix du noir bien singulière, et à suivre. 


Jérôme Bonnetto, La certitude des pierres, Inculte, 2020.

jeudi 13 août 2020

Des lendemains qui hantent de Alain Van Der Eecken



Présentation éditeur

C’est la veille des vacances de Noël, au tournant de l’an 2000. Quelques jours plus tôt, l’Erika a fait naufrage au large de Penmarch, répandant une pâte bitumeuse sur les côtes de la Bretagne. À l’insu des instituts de météorologie, une gigantesque tempête se forme au large de Terre-Neuve et s’apprête à franchir l’Atlantique pour frapper l’Europe. Martial, lui, se hâte de quitter le tribunal de grande instance de Souvré, où il travaille comme greffier. Il a promis d’aller chercher son fils à l’école. Lulu veut que ses copains voient la nouvelle voiture de son père, avec la roue de secours fixée sur la porte arrière. Il vient d’avoir sept ans. Alors que les parents s’avancent dans la cour, on entend des pétards, une série d’explosions, peut-être des gamins qui fêtent le début des vacances ? Lorsqu’une institutrice surgit et s’effondre, ensanglantée, Martial comprend. Au péril de sa vie, alors que la police entre très rapidement en action, il réussit à atteindre son fils et, croit-il, à le mettre en sécurité. Son existence, en réalité, vient de basculer irrémédiablement.

Ce que j'en pense

Acheté à sa sortie, ce roman a enfin trouvé son moment. Il commence très fort, par une scène de violence et de mort magnifiquement écrite. Là où un mauvais romancier aurait ensuite pris le chemin du pathos, Alain Van Der Eecken fait le choix du roman noir certes pétri de douleur, mais sans larmoiement à la noix, sans chercher à faire pleurer dans les chaumières. Martial n'est pas un personnage attendrissant, au sens habituel du terme, et c'est bien plus fort : il est habité par la volonté de comprendre ce qui s'est passé, ce qui a conduit à la mort de son enfant, et on le voit tour à tour agité par la peur de savoir, l'envie de se venger, la volonté de mourir. C'est un personnage extrêmement réussi mais ce n'est pas ce qui m'a séduite le plus dans ce roman : non, ce que j'ai savouré, c'est la galerie de personnages qui l'entourent. Le juge Micoulon, pour commencer, qui va aider Martial dans sa quête de vérité, là où la justice considère que somme toute, il n'y a pas d'affaire, ou une affaire close. Cette relation entre le juge et son greffier, le rangement si singulier, les débordements inattendus de jurons chez cet homme si policé, tout cela, tour à tour, touche, amuse, car Des lendemains qui hantent n'est pas dénué d'humour. Et puis il y a Achenbauer, ce flic jadis brillant qui a échoué là sans qu'on sache pourquoi. Le personnage prend toute son ampleur quand il se fois affublé d'une acolyte singulière, Lally : ces deux-là, ensemble, sont irrésistibles, et pour tout vous dire, j'adorerais que l'auteur les utilise à nouveau dans un roman. Leurs relations démarrent mal, mais leurs escarmouches sont savoureuses, et bon sang, ils font des étincelles. Et puis il y a la famille que se recompose Martial, avec Angèle et Régis, qui a l'incongruité d'un personnage vargassien.

Sur fond de tempête de 1999 et de naufrage de l'Erika, Alain Van Der Eecken livre un bien beau roman noir, sans jamais sombrer dans la facilité. C'est pour moi une découverte, et sans doute lirai-je le précédent roman de l'auteur, paru en 2016.




Alain Van Der Eecken, Des lendemains qui hantent, Editions du Rouergue, 2020.

La proie de Deon Meyer


Présentation éditeur

Au Cap, Benny Griessel et Vaughn Cupido, de la brigade des Hawks, sont confrontés à un crime déconcertant : le corps d’un ancien membre de leurs services, devenu consultant en protection personnelle, a été balancé par une fenêtre du Rovos, le train le plus luxueux du monde. Le dossier est pourri, rien ne colle et pourtant, en haut lieu, on fait pression sur eux pour qu’ils lâchent l’enquête.
À Bordeaux, Daniel Darret, ancien combattant de la branche militaire de l’ANC, mène une vie modeste et clandestine, hanté par la crainte que son passé ne le rattrape. Vœu pieux : par une belle journée d’août, un ancien camarade vient lui demander de reprendre du service. La situation déplorable du pays justifie un attentat. Darret, qui cède à contre cœur, est aussitôt embarqué, via Paris et Amsterdam, dans la mission la plus dangereuse qu’on lui ait jamais confiée. Traqué par les Russes comme par les services secrets sud-africains, il ne lâchera pas sa proie
pour autant…

Ce que j'en pense

Deon Meyer et moi, avec La proie, c'est une grande réconciliation. Il y a fort longtemps, j'ai lu son premier roman traduit en français, salué par tout le monde. Mais je n'ai pas aimé du tout, du tout, du tout. Pour autant, j'avais bien noté, notamment en lisant les avis de Jean-Marc Laherrère, que l'auteur avait pris des chemins qui pouvaient me plaire, sans sauter le pas. C'est dire que je n'avais pas lu les précédents romans mettant en scène Benny Griessel, ce qui n'entrave nullement la lecture. 

Et quelle lecture! La proie est un roman difficile à lâcher, c'est le premier élément qu'il faut souligner à mon sens : si vous avez envie d'être happés par une histoire passionnante et menée de main de maître, n'hésitez pas. L'alternance entre les deux parties de l'intrigue, celle qui se déroule en France, celle qui se déroule au Cap, donne un rythme haletant (mais pas hystérique), et on bouffe les chapitres, les parties, à toute vitesse, avec un grand bonheur. Deon Meyer écrit remarquablement, certaines scènes sont saisissantes, regardez tout simplement celle qui ouvre le roman, à Bordeaux, alors que Daniel Darret est encore une énigme pour nous. Je l'ai trouvée bluffante.

Je découvrais Benny et son acolyte (que j'imagine présent dans les précédents romans), leur supérieure hiérarchique, les scientifiques qui les entourent, et c'est un vrai coup de coeur. Benny est manifestement un de ces enquêteurs typiques du noir, alcoolique (ici en rémission), tentant de reconstruire sa vie, et lui comme ceux qui l'entourent dégagent une telle humanité... Cupido est assez irrésistible dans le genre, je dois dire. 

J'ai bien aimé la façon dont Deon Meyer cerne la procédure, l'enquête, leurs difficultés. Il faut dire que Deon Meyer est un écrivain précis et documenté. La façon dont il évoque les lieux, les pays, leurs usages, est le fruit d'un vrai travail, qui donne du crédit à ce qu'il raconte. Et cela donne du poids à ce qu'il évoque : ses enquêteurs et ses scientifiques sont extrêmement doués, ils sont moralement admirables, cependant ce ne sont pas des surhommes, et Deon Meyer n'a pas recours à de mauvaises ruses pour les tirer de mauvais pas. C'est une chose que j'ai énormément appréciée, et qui fait de La proie un roman passionnant. 

Et puis Deon Meyer fait un portrait de l'Afrique du Sud telle qu'elle va, politiquement, portant par le biais de ses personnages et de leur enquête un regard amer et rageur sur l'évolution du régime politique. Ce n'est jamais fait de manière pesante, mais cela fait de La proie un excellent polar comme je les aime, qui prend une perspective sociale ou politique. 

Allez, une dernière chose pour vous convaincre de lire La proie : Deon Meyer fait de son personnage Daniel un amateur de viennoiserie, et il sait très bien qu'à Bordeaux, comme par chez moi, on mange des chocolatines. Pas des pains au chocolat. Et rien que pour ça, je l'aime. 

Deon Meyer, La Proie (Prooi), Gallimard Série Noire, 2020. Traduit de l'afrikaans par Georges Lory. 


 


jeudi 6 août 2020

Lune noire d'Anthony Neil Smith


Présentation éditeur
Une vision toute particulière de la justice et de la morale a valu à Billy Lafitte d’être viré de la police du Mississippi. Il végète aujourd’hui comme shérif adjoint dans les plaines sibériennes du Minnesota, avec l’alcool et les filles du coin pour lui tenir compagnie, les laboratoires clandestins de meth pour occuper ses journées. Si Billy franchit toutes les lignes, on peut néanmoins lui reconnaître une chose : il a un grand cœur. Ainsi, lorsqu’une amie lui demande de tirer d’affaire son fiancé, impliqué dans une sale affaire de drogue, c’est bien volontiers qu’il accepte. Quelques jours plus tard, Billy est arrêté par le FBI, enfermé dans une cellule au milieu de nulle part, et sommé de s’expliquer sur tous ces cadavres qui se sont soudain accumulés autour de lui.

Ce que j'en pense 
Voilà un moment (depuis sa sortie) que Lune noire patientait dans mon stock. Assurément, avoir noué des liens - même virtuels - avec Anthony Neil Smith sur Facebook l'a fait remonter dans mes piles : et vous savez quoi? tant mieux! Bon sang que j'ai passé un bon moment! D'ailleurs j'ai déjà acheté le volume suivant, que je garde en réserve pour un moment difficile. Car c'est la première chose que j'ai envie de souligner : Lune noire, c'est du hardboiled pur jus et totalement addictif, un page-turner, comme on dit désormais. Rythmé en diable, avec un savant mélange entre les codes du noir et des surprises, Lune noire est difficile à lâcher, et par Zeus, en ce moment, j'ai besoin de ça. C'est jubilatoire. 
Billy est un anti-héros en clair-obscur, un sale type que l'on aime, notamment parce qu'il a une bonne dose de lucidité et ne se repeint pas en rose. En tout cas je l'ai aimé tout de suite, avec ses turpitudes et son humanité, son regard sarcastique, son désenchantement radical. Et j'apprécie ce que Anthony Neil Smith en fait : pas de rédemption à la noix, pas de pathos, pas de sauvetage de demoiselle en détresse, le roman va au bout de la noirceur. J'ai lu qu'on compare l'auteur à Crumley, il y a de ça, dans la désespérance et dans le côté un peu destroy du personnage. Mais le roman a son ton, et c'est très bien comme ça. 
C'est l'ensemble de la galerie de personnages qui est parfaitement réussie : des "petits" personnages, comme Layla, par exemple, aux plus importants, comme le beau-frère, qui prend en épaisseur et en complexité. Et l'intrigue est très bien construite : complexe sans être absconse, équilibrée et fluide, impeccable. On en redemande! Les dernières lignes valent le détour : et si Anthony Neil Smith n'avait pas écrit d'autres romans avec Billy, on ne saurait que penser...
Et j'aime le ton de ce roman, sa façon de fustiger l'hypocrisie, les valeurs traditionnelles de la famille occidentale (et américaine), la norme sociale. C'est aussi du noir : il y a un regard social sur le monde comme il va, sur ce coin tranquille mais plein de paumés du Minnesota, gangréné par la pauvreté et le trafic de meth, qui semble la seule porte de sortie pour une jeunesse de laissés-pour-compte, souvent plus abrutis que la moyenne mais aussi tout simplement dénués d'avenir. Il y a aussi un regard social et politique, plein de dérision et d'humour, sur les institutions, sur ce que certains agents sont prêts à faire au nom de la lutte pour la "liberté". Mais Rome vaut-il mieux que les Malaisiens barjots et les barbus qui veulent mettre l'Amérique à feu et à sang, lui qui est animé par une rage toute personnelle envers Billy? 
Ce mélange entre jeu avec les codes, refus de se prendre au sérieux et authentique roman noir avec ce que ça suppose, à mes yeux, de lucidité et de profondeur, m'a vraiment séduite. 
Alors bien sûr, ça ne donne pas très envie d'aller dans le Minnesota, mais tout de même, c'est ainsi que l'Amérique est grande. 

Anthony Neil Smith, Lune noire (Yellow Medicine), Sonatine, 2019. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau.