Il est très rare que j'enchaîne plusieurs romans d'un même auteur, même quand il s'agit d'une série. Pourtant, j'ai lu la semaine dernière trois romans de Marin Ledun. Je les commente dans l'ordre où je les ai lus, sachant que la dernière lecture était une relecture.
Dans le ventre des mères, Ombres noires, 2012. Disponible en poche, aux éditions J'ai Lu. Disponible en ebook.
En lisant les premières pages de ce roman, j'aurais pu avoir l'impression d'être dans un récit de science-fiction, n'étaient les dates inscrites au fronton des chapitres (nous sommes dans les années 2000). Dans un coin d'Ardèche, un village est totalement détruit à la suite d'une curieuse explosion. Le premier à se rendre sur les lieux touche un corps et meurt immédiatement, en proie à d'atroces souffrances et à des mutations terrifiantes. Ce village était le lieu d'expériences génétiques, et seule une femme, Laure Dahan, en réchappe, après avoir en réalité provoqué l'explosion. Elle-même cobaye, elle sait qu'elle n'a plus beaucoup de temps à vivre et veut retrouver sa fille et anéantir son "géniteur", responsable de cette folie scientifique. Elle va parcourir l'Europe, avec à ses trousses le commandant Vincent Auger.
Deux aspects de ce roman sont intéressants. Il y a d'abord la réflexion sur la science, ses liens (politiques) avec le capitalisme: les théories du transhumanisme parcourent le roman. Il y a ensuite les représentations de la maternité, de la difficulté à être mère. Laure et cette fille qu'elle veut sauver à défaut de l'avoir été elle-même, la femme du commandant, qui n'a pu avoir d'enfant et ne guérit pas de cette tragédie.
On peut être sensible ou non à ces thématiques. Au-delà, il y a le talent de Marin Ledun, ce mélange de roman noir - pour le propos et la noirceur - et de thriller - tout va vite dans ce roman très tendu. Je trouve aussi que Marin Ledun s'y entend pour proposer de terrifiantes figures modernes de "savants fous". La littérature populaire du 19è siècle proposait à ses lecteurs des savants aveuglés par leurs objectifs, ivres du pouvoir que leur conféraient leurs connaissances, et Peter me rappelle ces figures-là, en moins excentrique et en plus glaçant, car plus réaliste. Mais la folie de Peter ne serait rien s'il n'était suivi par d'autres apprentis sorciers, ces politiques, militaires et marchands qui ne pensent qu'en termes de pouvoir et d'argent.
Marketing viral, Au Diable Vauvert, 2008. Disponible en Livre de Poche.
Je l'ignorais, mais Dans le ventre des mères reprend les personnages de Marketing viral où nous les avions laissés, en quelque sorte. Ce sont les mêmes personnages (police à part), la même situation, et la fin de Marketing viral est le début du roman de 2012 (vous me suivez?). Les deux romans se lisent indépendamment sans problème, mais malgré ma lecture à l'envers, j'ai été ravie de retrouver Laure et de suivre son histoire "d'avant".
Marketing viral est plus explicatif, plus didactique, il prend le temps d'exposer (sans lourdeurs) les thèses transhumanistes et de postuler leurs liens avec le libéralisme et le pouvoir. Je préfère Dans le ventre des mères, plus enlevé, plus rapide, mais c'est assez logique : le talent de Marin Ledun s'est affirmé en quelques années.
Les visages écrasés, Seuil, 2011. Disponible en Points.
Ce roman, je l'avais lu à sa sortie et il m'avait bluffée. Cependant, j'avais trouvé qu'il y avait des maladresses sur la dernière partie du roman, je ne croyais guère à la trajectoire de cette femme médecin. J'ai eu envie de le relire et curieusement, je l'ai préféré lors de cette relecture. Sans doute ma propre vision du travail a-t-elle évolué, au point que je trouve cette trajectoire crédible... Bref.
Marin Ledun pointe avec finesse et justesse les dérives d'une société où la valeur travail est fondamentale et où le travail fait de moins en moins sens pour ceux qui l'effectuent, vidé par la logique de rentabilité, par une organisation du travail rationalisée au point de nier l'individu et dépourvue de tout humanisme. L'organisation hyper hiérarchisée, pyramidale de cette société de télécommunications accentue la pression à tous les niveaux, et les bourreaux sont aussi victimes, ou les victimes bourreaux, ça marche dans les deux sens. Marin Ledun analyse ces mécanismes avec une force extraordinaire, mais cela, j'avais pu le constater lors de ma première lecture, ce n'est donc pas une révélation.
En revanche, j'ai cette fois été emballée par le personnage de Carole, médecin du travail, témoin impuissant de cette insupportable souffrance. Elle est victime elle aussi de cette aliénation à un travail qui n'a plus de sens - puisque dans son cas, soigner et prévenir la souffrance sont les deux objectifs majeurs, impossibles à atteindre - et qui est source d'une douleur insurmontable. Elle m'a touchée, bouleversée, fait réfléchir.
Des trois romans, si vous deviez n'en lire qu'un, lisez Les visages écrasés.
Marin Ledun est un auteur de premier plan aujourd'hui dans le paysage du noir en France. C'est tout ce que j'ai à dire (dit-elle, après vous avoir infligé un long billet).
3 commentaires:
Je n'ai jamais lu cet auteur:! (et je sens que c'est une erreur!)
Je m'amuse en lisant ton billet car actuellement j'ai décidé de lire trois livres d'un même auteur (aimé des blogs quand même) quasiment d'affilée...
assurément un auteur qui compte et qui a des choses à dire. Et il le fait de fort belle maniere ! je te conseil très vivement de lire " L'homme qui a vu l'homme". tu ne seras pas deçue je pense ! :)
@Keisha: Oui c'est rigolo! D'autant plus que moi, ça m'arrive très rarement d'enchaîner les livres d'un même auteur sans pause.
@La Petite Souris : ah ben donc ce sera le prochain sur ma liste. Merci!
Enregistrer un commentaire