S01E03: (Trop) lire, dit-elle
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J’aimais lire au-delà du raisonnable. Avoir la paix avec moi n’était pas difficile : il suffisait de me fourrer un livre entre les mains. Je lisais en cachette quand ma mère m’intimait l’ordre de dormir. Parfois dispensée de sport à l’école primaire, je lisais au bord du stade pendant que mes camarades suaient sang et eau. Je lisais et j’aimais tout ce que je lisais, ou plutôt, j’aimais tant lire que je ne laissais jamais tomber un livre, aussi difficile soit-il. Je ne me demandais pas si j'aimais, je crois que j'aimais tant lire que j'aimais tout lire. Comme mes parents ne lisaient pas, ils ne se permettaient aucune censure. Et même s’ils n’avaient pas énormément de moyens, ils ne m’ont jamais refusé un livre.
Quand j’avais sept ou huit ans, ma mère a passé son permis de conduire. Pendant qu’elle était à l’examen, mon père et moi avons fait un tour en ville. Il faisait chaud et lourd, c’était l’été. Mon père m’a demandé ce que je préférais : une glace ou un livre. Je n’ai pas hésité une seconde: un livre. J’aimais lire. Mais j’aimais aussi les glaces. Mon calcul était simple : une glace, ça se mange et il n’en reste rien. Un livre, on le lit et on le relit. Mon père est entré dans la librairie jeunesse de la ville, qui existe encore. La libraire m’a posé des questions, j'étais intimidée, c'était la première fois que je pénétrais dans une "vraie" librairie, puis nous sommes ressortis avec un livre. J’ai oublié ce que c’était. Je me souviens du moment.
Vers neuf ou dix ans, j’ai eu des sous pour un anniversaire ou Noël. Peut-être cinquante francs, ou cent, en tout cas une vraie fortune (je n’avais pas d’argent de poche, la chose n’était pas répandue à cette époque). Mes parents m’ont emmenée faire les courses un soir, dans un hypermarché nommé Radar. J’avais demandé la permission de dépenser mes sous en livres. J’étais alors une fervente lectrice des aventures d’Alice en Bibliothèque verte. Pendant que mes parents remplissaient le caddie de leur côté, j’ai foncé au rayon « livres » et j’ai empilé autant de volumes d’Alice que mon billet me le permettait, et croyez-moi, ça faisait une jolie pile de livres, en tout cas pour une enfant. Je me revois à la caisse (mes parents passaient à celle d’à côté), posant fièrement tous ces volumes qui me promettaient des heures de bonheur, puis mon billet. L’argent, c’était donc ça, la possibilité d’acquérir des livres? Waouh…
L’année de mes dix ans, alors que nous étions en vacances, j’ai vu sur un tourniquet de point de presse-librairie un tome des Misérables dans une collection destinée à la jeunesse, mais en texte intégral (un peu sur le modèle de Mille Soleils chez Gallimard et je pense que c’était Hachette). J’en ai aussitôt eu envie. Il n’y avait pas le premier tome, donc ma mère m’a convaincue de renoncer et d’attendre notre retour. Elle a tenu parole et quand nous sommes rentrés, elle m’a acheté les trois volumes. J’ai donc lu Les Misérables de Victor Hugo à dix ans, et je m’en souviens parce que je ne comprenais pas tout… Je me souviens ainsi de ma grande perplexité face au passage qui s’appelle Tempête sous un crâne. Mais je me souviens aussi des cheveux coupés de Fantine, du vol des chandeliers chez Monseigneur Myriel, de Cosette au puits et de Jean Valjean levant la voiture renversée, de la mort de Gavroche. J’ai relu le roman à 21 ans, avec bonheur.
En CM2, j'avais un vieil instit à béret et à blouse grise, il était formidable. Au fond de la salle de classe, il y avait une armoire à porte vitrée (garantie mobilier administratif années 1950) remplie de livres. On pouvait y emprunter des romans, et j'ai ainsi lu Tistou les pouces verts et un roman un peu sentimental dans une collection de type Rouge et Or, avec une atmosphère de sports d'hiver. Un jour, cet instituteur a désigné trois d'entre nous et nous a ordonnés de le suivre. Intrigués, nous avons obéi: il nous avait choisis pour sélectionner des livres dans le Bibliobus qui passait par le village ce jour-là. Un camion rempli de livres, quel pied! Enfin, en mai, il y a eu une sorte de fête, avec des prix (les circonstances sont très floues): j'ai gagné un livre, à choisir parmi plusieurs titres, pour tous les âges. L'instituteur m'a soufflé : "prends celui-là, il va te plaire". C'était Les quatre filles du Docteur March. Il avait raison.
Tout en encourageant mon addiction (lire favorisait alors la réussite scolaire) et en fournissant ma came sans sourciller, mes parents s’inquiétaient, de cette inquiétude typique alors des classes populaires: « elle lit trop ». Je crois que mes parents craignaient que mon goût pour la lecture ne me rende asociale, ne me détourne des jeux avec mes petits camarades, ne fasse de moi une créature rêveuse et inadaptée. Ma mère a profité d’une visite chez le pédiatre pour lui en parler: « elle lit tout le temps, docteur, qu’est-ce qu’on peut faire? » Le pédiatre a souri et lui a dit : « laissez-la faire ». Je pense qu’ils ont continué à s’inquiéter un peu, mais le docteur avait parlé. Et moi j’avais sa bénédiction, alleluia! mon addiction n’était pas un délit et elle ne me mettait pas en danger, ouf!
De fait, je n’ai jamais connu l’ennui, j’ai su parfaitement lire quand mes petits camarades ânonnaient. Certes, j’étais un peu asociale: mais est-ce le goût pour la lecture qui a créé cela ou le contraire? Aujourd’hui encore, je dois le reconnaître, si vous me donnez le choix entre aller à une réunion d’amis ou rester chez moi à lire, je n’ai pas d’hésitation, quelle que soit l’affection que je porte à mes amis. Lire chez moi me semble l’activité la plus enviable au monde. Ce n’est sans doute pas très normal, mais c’est ma conception d’un pur moment de félicité et cela a commencé tôt. Je l’ai toujours assumé sans peine, et tant pis si cela choque des gens. Quant à se procurer des livres, se fournir sa dose et même un peu plus (la peur du manque), cela reste une grande joie...
Mais enfin, me direz-vous, a-t-elle su ce qu'étaient ces livres verts et va-t-elle enfin nous le dire?
Oui, bien plus tard, adolescente, j'ai eu le droit de les ouvrir, ou plutôt, j'étais devenue un être digne de confiance et l'interdiction était tombée d'elle-même. Vous le savez, la réalité est bien décevante et nos rêves bien plus grands. Mon père avait un brevet professionnel, je l'ai dit, en horticulture. Il avait fait relier ses revues professionnelles d'horticulture et d'arboriculture: voilà ce que contenaient les mystérieux livres verts. Précieux pour lui, sans intérêt pour moi.
Dans le prochain épisode, vous saurez comment Tasha a concilié (ou pas) lecture et adolescence...
5 commentaires:
Super!
J'ai connu aussi l'armoire 'éducation nationale' aux portes vitrées et plein de bouquins dedans (et j'avais vite tout lu, hélas)
Ouais, c'était bien mais limité, hélas! Bon, tu as vu, les grands livres verts de mon père ne valaient pas mes petits livres verts (les Alice en Bibliothèque verte)... ;-)
tu me rappelles mon enfance, car moi aussi je lisais tout le temps surtout en famille - tout le monde parlait autour de la table et moi je lisais (et comme toi tout, je lisais le journal dès l'âge de huit ans chez mes grand-parents)
ma mère et ma grand-mère étaient toujours épatées que je puisse lire partout,avec du monde autour de moi... je vais finir par y consacrer aussi un billet !
et rien que ce matin, ma mère et une amie à elle sont passées chez moi (me laver les cheveux, foutue tendinite au coude) et là il y avait mon livre sur la table de salon et ma mère de dire à son amie "elle lit tout le temps" ! Heureusement son amie adore lire et on a échangé sur ma précédente lecture qu'elle avait adoré ;-)
J'aime bien sortir avec mes amis mais une soirée avec un super livre c'est aussi très bien !
Je me retrouve beaucoup dans ce que tu évoques, y compris dans les titres comme "tistou et les pouces verts" et aussi dans le côté asocial ;-)
@Electra: oui, hein, tout y passait, le programma télé, même les boîtes (genre boîtes de lentilles) qui traînaient. Oh oui oh oui, un billet, un billet! ;-) Ah la petite phrase : "elle lit tout le temps"... Si seulement c'était possible, le rêve!
@Hélène: Oui, asociale et j'assume! J'assumais déjà à 15 ans, alors maintenant, tu penses... Je suis contente que quelqu'un se souvienne de Tistou, personne autour de moi ne connaît!
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