mercredi 17 janvier 2018

Une saison de nuits de Joan Didion


Présentation (éditeur)Près d’un demi-siècle avant L’Année de la pensée magique, une jeune femme faisait ses débuts sur la scène littéraire américaine. Joan Didion n’a pas trente ans lorsque paraît en 1963 Run River, premier roman et premier jalon d’une œuvre immense à venir, dont il annonce déjà, à bien des égards, les thèmes, la couleur et l’écriture si particulière. À première vue, c’est une histoire presque banale : Everett McClellan tue l’amant de sa femme, Lily. Aux mains de n’importe quel écrivain, on aurait affaire, au choix, à une bluette sentimentale ou à un roman policier des plus ordinaires. Mais l’auteur du Bleu de la nuit n’est pas n’importe qui ; chez elle, cette trame domestique et dramatique sert un propos ô combien plus ambitieux. Derrière l’analyse des tromperies et des faux-semblants de la vie de couple, il s’agit pour elle de démonter méthodiquement les ressorts et les conséquences d’un assassinat d’une tout autre nature : celui des illusions qu’une certaine Amérique aura nourries pendant plusieurs décennies, depuis l’époque des grands pionniers californiens dont Everett et Lily sont les ultimes descendants, jusqu’à l’aube des années 1960, qui sous la plume acérée et visionnaire de Didion s’apparente plutôt à un crépuscule : la fin du Rêve Américain.

Ce que j'en pense
C'est après avoir vu le documentaire diffusé sur Netflix, Joan Didion, le centre ne tiendra pas, que je me suis décidée à lire cette figure importante des lettres américaines. Mon choix s'est porté sur le premier roman de l'autrice. J'ai eu un début difficile, je dois le confesser, parce que je trouvais le propos très psychologisant. Et puis apparaissent des aspects plus sociaux, et j'ai commencé à être passionnée. C'est un roman qui fait penser à ces romans du Sud, alors qu'il se passe en Californie. Dans les grandes propriétés de ces exploitants blancs, le temps semble tourner au ralenti, et Joan Didion saisit parfaitement le basculement qui est en train de s'opérer: un vieux monde se meurt, celui des exploitations familiales et de l'ancrage dans la terre, pour céder la place à l'exploitation par les grands capitaux anonymes, à la spéculation immobilière. Elle ancre le drame qui se joue pour ses personnages juste avant le point de rupture. On ressent la chaleur écrasante, une forme de nostalgie aussi pour ce vieux monde, sans que ses travers soient masqués le moins du monde. 
Joan Didion alterne les points de vue, s'attardant sans doute davantage sur Lily. La jeune et belle Lily, fragile, dont le mariage sombre peu à peu sans que jamais l'amour entre elle et Everett ne s'éteigne. Jamais Joan Didion ne juge, et c'est ce qui permet au lecteur d'aimer chacun des personnages, hormis peut-être Joe (mais c'est parce qu'il ne signifie pas grand-chose pour Lily non plus). Même le séducteur Ryder Channing, qui représente l'énergie destructrice de ce monde nouveau, qui mène à sa perte Martha, Lily et Everett (les représentants du vieux monde) n'est pas détestable. Ne croyez pas pour autant que les personnages ne soient que des symboles ou des allégories, ils sont des êtres de chair et de sang, et j'ai particulièrement aimé les personnages féminins. Le regard de Joan Didion n'est jamais plus acéré que lorsqu'elle fait des portraits de femmes. Lily et Martha sont des femmes magnifiques, des personnages complexes et sombres. Mais Everett n'est pas en reste, vestige d'un monde ancien, fait de loyauté, de fidélité et d'engagement. 
Je n'en ai pas fini avec Joan Didion, je me demande comment il se fait que cette figure intellectuelle m'ait échappé jusqu'alors... 

Joan Didion, Une saison de nuits (Run, River), Grasset, 2014. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier. Publication originale: 1963. Disponible en ebook. 

2 commentaires:

Electra a dit…

étrangement je n'ai pas lu ses romans alors que je dévore ses essais !mais ce que tu dis sur un pays, des traditions qui se perdent, des fermiers déboussolés, c'est bien la Californie, elle en parle longuement dans ses essais quand elle revient sur sa jeunesse !

il va falloir que je me le procure, là je vais me jeter sur un autre recueil que j'ai eu à Noël. J'adore cette femme et son regard sur la société - ravie de voir que tu la découvres !

Tasha Gennaro a dit…

Ah du coup tu me donnes très envie de lire ses essais! Pour moi c'est une vraie belle découverte. Tu me conseillerais quel essai?