mercredi 9 octobre 2024

Fonds noirs de Xavier Boissel



Présentation éditeur

Paris, 1986. Un expert-comptable tombe de la fenêtre de son appartement. Tout laisse à penser à un suicide, l’homme était nerveux et agité, mais sa fille refuse obstinément d’y croire. Une amie lui donne le contact de son oncle, Wouters, un pilier de la PJ, commissaire désabusé proche de la retraite, qui décide de l’aider. Rapidement, il décèle des coïncidences troublantes : une série de cambriolages dans le sillage du mort, un « accident » sur le chantier en face de son immeuble, mais surtout, sa proximité avec certains membres du parti socialiste, mêlés à une sombre histoire de vente illégale d’armes. Derrière ce décès anodin en apparence, Wouters risque bien de déterrer des secrets que certains politique paieraient cher pour laisser enfouis.   


Ce que j'en pense

Je n'ai pas si souvent parlé de Xavier Boissel ici, et pourtant, c'est un auteur qui compte énormément à mes yeux dans le paysage du roman noir français. Fonds noirs se situe dans l'orbite des deux romans précédemment parus chez 10/18, Autopsie des ombres et Sommeil de cendres

Avec Fonds noirs, il aborde le milieu des années 1980, ce moment où, en 1986, l'Histoire française est bousculée par la Cohabitation, des bouleversements dans les équilibres géopolitiques, des attentats, la mort de Malik Oussekine. L'ombre des politiques plane sur le roman, et ce sont des ombres funestes, cyniques. Il n'est pas certain que vous trouverez dans Fonds noirs des clarifications si vous ne connaissez pas un peu cette époque : Xavier Boissel n'est pas là pour faire oeuvre didactique, ce n'est pas du polar historique, mais bien un roman noir qui s'enracine dans un moment de l'Histoire où se jouent des basculements, des renoncements, des compromissions dont nous sommes aujourd'hui encore tributaires. Et tout cela s'enracine dans les périodes abordées dans ses deux romans précédents : parfaite continuité du désastre. Il donne pourtant à comprendre l'Histoire, il en dégage les lignes de force, les points de jonction. Car tout se tient. C'est une vision désenchantée, mélancolique, tragique. N'importe quel lecteur accèdera à cette vision. Et c'est ce qui compte.

Mais pour ceux qui l'ont vécue, cette époque honnie, le roman aura une saveur supplémentaire, encore que le mot soit bien mal choisi. Point de nostalgie, mais, j'insiste, une infinie mélancolie : tout s'est joué sans nous, au mieux, ou avec notre assentiment, au pire. J'appartiens à la même génération que Xavier Boissel, et le roman me fait puissamment ressentir cette année 1986. Avec mes 15 ans provinciaux, je ne percevais pas grand-chose de ce qui se tramait, je ne comprenais rien. Mais je vivais les choses, même loin de l'épicentre du pouvoir. Le roman me ramène à la violence du désenchantement, à la violence politique, aux petits arrangements, aux trajectoires opportunistes, liquidant des années de lutte. Fonds noirs me ramène à cette impossible réconciliation avec ma génération. 

N'allez pas penser que le roman exprime ou suscite de l'aigreur : la mélancolie ne vire pas à l'acidité parce que l'écriture la sublime. Parsemé de références, de citations (créditées à la fin du volume), Fonds noirs cultive son héritage manchettien avec grâce. Je n'ai pu m'empêcher de voir en Craven un cousin de Terrier, avec sa position du tireur couché, son traumatisme crânien (je suis peut-être à côté de la plaque). La scène de la poste est remarquable et m'évoque aussi bien certaine scène de Manchette qu'une autre signée Dantec. Le moment de bravoure est époustouflant de sobriété (non, l'un n'empêche pas l'autre). 

Au plaisir de la connivence se superpose l'émotion suscitée par le style, par les formules : je vais le dire de manière un peu nunuche, mais Fonds noirs m'a serré le coeur d'émotion par la force de son style, par des phrases, des passages, des scènes qui m'ont sonnée par leur puissance et leur beauté. Pas besoin d'effets de manche pour ça, pas de pathos, pas d'évènements tonitruants, pas de phrases alambiquées: 

"Il croisa un couple de lycéens enlacés et, en se dirigeant vers Saint-Lazare, il songea aux jeunes corps agonisants dans la folie du temps."

Et à propos de Craven, ces simples mots me semblent illustrer à la perfection la beauté de l'écriture de Xavier Boissel : 

"Du sang s'épanche autour de lui, il sombre dans la nuit rouge. Il est un homme qui tombe."

La précision, la justesse, la beauté. La poésie, la littérature. 


Xavier Boissel, Fonds noirs, 10/18, 2024.




 

jeudi 19 septembre 2024

Les Enchanteurs de James Ellroy



Présentation éditeur

Los Angeles, 4 août 1962. La ville est en proie à la canicule, Marilyn Monroe vient de succomber à une overdose dans sa villa, et Gwen Perloff, une actrice de série B, est kidnappée dans d’étranges circonstances. Cela suffit à plonger le LAPD dans l’effervescence. Le Chef Bill Parker fait appel à une éminence grise d’Hollywood, l’électron libre Freddy Otash, qui va mener une enquête aux multiples ramifications et rebondissements.

Ce que j'en pense

Je le confesse, j'avais un peu laissé tomber Ellroy ces dernières années, me contentant de relire Le Dahlia noir. Après avoir lu Panique générale, j'ai attaqué Les Enchanteurs cet été (merci Rivages Noir), et je m'amuse de certaines réactions hostiles, parfois un peu snobinardes. Est-ce que James Ellroy se répète? D'abord, il me semble (mais je ne suis pas une experte en Ellroy) que son écriture a beaucoup évolué au fil des années. Pas de gras, pas d'effets de manche, un staccato qui donne l'impression de l'entendre, Freddy, ou peut-être Ellroy lui-même, qui sait? Ensuite, pardon, mais ça veut dire quoi, se répéter? Modiano, à ce compte, se répète, et croyez-moi, ça me convient parfaitement. James Ellroy a une vision du monde, de l'humain, de la société et de l'Histoire, qu'il déploie de roman en roman avec une maîtrise remarquable. 

Dans Les Enchanteurs, alors même qu'il reprend le personnage de Freddy Otash qui était au centre de Panique générale, il fait une oeuvre très différente. Après s'être amusé à reproduire le style racoleur de la presse à scandale, dans un roman noir irrévérencieux, à l'humour noir à souhait, il livre avec Les Enchanteurs un roman très chandlerien, un brin mélancolique, terrible et tragique. 

Oh n'ayez crainte : vous y retrouverez la peinture d'une Amérique qui n'a rien d'innocent, et nul besoin d'attendre la mort de JFK pour que le pays se réveille avec une gueule de bois. C'est une constante dans l'oeuvre d'Ellroy : l'Amérique - comprenez, les USA - est pourrie jusqu'à l'os, et le récent Perfidia montrait sans complaisance la violence raciste à l'égard des Japonais (et de l'ensemble des Asiatiques) au moment de Pearl Harbor. 

Pour autant, Ellroy ne fait pas oeuvre documentaire : à partir de personnes réelles et d'évènements authentiques, il s'envole, il fait son travail de romancier, animé d'une vision bien plus puissante que la non-fiction pour la transcrire. Ah il ne fait pas dans la dentelle ! JFK est un "one minute man" un peu consternant, son frère a quelque chose de profondément inquiétant : il prend la légende à rebours, si vous me passez l'expression, loin des images d'Epinal. Bobby est un homme de l'ombre, glaçant et rigide. Et que dire de Marilyn Monroe, petite arriviste sans substance...

Construit au cordeau, ne se prenant jamais les pieds dans le tapis, Ellroy tisse un récit virtuose, qui a un côté page-turner (et ce n'est pas une insulte). Certes, ce n'est pas un roman facile : il exige un lecteur attentif, mais une fois immergé, on est embarqué et il est bien difficile de quitter cet univers. 

Enfin, j'ai été touchée par la mélancolie du roman. Les moments volés à Pat Kennedy (dans la famille K, je demande la soeur), les soirées sur la balancelle avec Gwen, sont d'une grande beauté. Il me semble que dans une certaine mesure, Les Enchanteurs est une forme de récit de rédemption, celle de Freddy, personnage de pourriture magnifique, jamais dupe, sacré enquêteur, marqué par ses rencontres - et ses amours - avec des femmes qui valent bien mieux que lui. 

James Ellroy, Les Enchanteurs (The Enchanters), Rivages Noir, 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides et Séverine Weiss. 



Coliseum de Thomas Bronnec



Présentation éditeur

Dans un pays frappé par une crise démocratique aiguë, le camp de la majorité a choisi de désigner son candidat à l’élection présidentielle lors d’une émission de téléréalité. Nathan Calendreau, ex-ministre des Finances, veut en profiter pour tenter un come-back, alors que le pays est touché par une vague d’assassinats : à chaque féminicide, un groupuscule tue un homme au hasard en représailles.
À l’heure d’entrer dans la fosse aux lions télévisuelle, Calendreau reçoit une lettre de menaces : s’il ne veut pas qu’un drame survienne, il doit renoncer à sa participation. Il décide d’ignorer cet avertissement et plonge dans un loft rempli de zones d’ombre et de manigances.
Quatre politiciens prêts à tout, une productrice aux dents longues, des féministes radicales… Bienvenue dans Coliseum !

Ce que j'en pense

Thomas Bronnec est à mes yeux l'un des auteurs les plus intéressants, et j'attends toujours avec impatience ses romans. Avec Coliseum, il poursuit son exploration du pouvoir et de la politique sur le mode de la légère, très légère anticipation, et cette fois, il s'empare des liens entre médias et démocratie, entre médias et pouvoir, sur fond de crise démocratique, et c'est glaçant. J'ai lu ce roman noir durant l'été, ayant eu la chance de recevoir les épreuves non corrigées. Et dans le contexte de la dissolution et des élections législatives, dans le contexte du grand Barnum des J.O., je vous assure que c'était une lecture effroyable : on y va tout droit, et oui, je ne serais pas étonnée qu'on choisisse un jour un candidat grâce à un spectacle de télé-réalité, ou qu'on vote, pourquoi pas, pas QR Code. Thomas Bronnec nous offre le spectacle ô combien réaliste d'une classe politique d'une vulgarité sans nom, indécente et indigne. 

Ce roman de politique-fiction n'oublie pas la transgression criminelle : des hommes sont tués, semble-t-il en représailles de féminicides. Oeil pour oeil... L'un des candidats à la candidature est sommé de se retirer de la course s'il ne veut pas qu'un nouveau meurtre soit commis. Mais l'ancien ministre ignore l'avertissement. 

Mais n'oublions pas que Thomas Bronnec est avant tout un romancier, et un romancier de grand talent. Coliseum va vite, secoue, dépourvu de fioritures. On grince des dents, on frémit, c'est aussi une redoutable machine narrative. Jamais l'écriture n'est caricaturale, jamais la charge n'oublie la nuance. Il est très difficile de lâcher le roman une fois qu'on l'a commencé, le rythme est soutenu sans être frénétique (et donc agaçant). 


Thomas Bronnec, Coliseum, Gallimard, Série Noire, 2024.


dimanche 1 septembre 2024

Mater Dolorosa de Jurica PAVICIC



Présentation éditeur

Automne 2022. Après la saison touristique, Split se dirige lentement vers l’hibernation d’après-saison. Ines est une jeune femme qui travaille à la réception d’un hôtel. Sa mère, Katja, est femme de ménage et s’occupe de la maison, d’Ines et de son jeune frère.
Zvone est un policier prometteur qui reçoit un appel du travail. Un corps a été retrouvé dans une usine désaffectée à proximité de la ville. Il s’agit du corps d’une jeune fille de 17 ans, Viktorija, fille d’un éminent médecin.
Le meurtre de la jeune fille bouleversera à jamais le destin des trois personnages principaux….
Que sommes-nous prêts à sacrifier pour protéger ceux que nous aimons, et quelles en seront les conséquences inévitables ?

Ce que j'en pense

Il y a d'abord, avant toute lecture, la beauté du livre. C'est peut-être un détail pour de nombreux lecteurs, mais pas pour moi. La couverture et ses rabats, concoctés par Cyril Favory, sont d'une beauté renversante, et il y a suffisamment de livres moches pour que je me permette de commencer par là. 

Il y a ensuite et surtout le roman tout à la fois incandescent et effroyable de Jurica Pavičić, qui parvient avec Mater Dolorosa à entremêler tragédie intime, familiale, et peinture sociale. Katja incarne cette figure de douleur, reléguée au sein de sa famille ou plutôt de celle de son époux défunt, menant comme elle le peut son foyer, alors même que ses deux enfants sont adultes. Elle est reléguée socialement, n'aspirant qu'à un emploi de femme de ménage un peu moins éprouvant dans les horaires (les ambitions des pauvres sont terribles de modestie). Elle a du mal à s'adapter aux changements qui secouent son univers, régie par des valeurs morales héritées de la religion qui comme le reste, est désormais soumise aux lois de l'argent, de l'intérêt bien senti. Morale chrétienne + règne de l'argent : Katja comme Ines en font les frais.

Mais il est un domaine où elle refuse de transiger : son rôle de mère, une mère qui a dû subvenir aux besoins de ses enfants à la mort de son mari, une mère qui a sacrifié tout avenir personnel à son foyer, une mère qui continue de loger, nourrir et blanchir ses enfants, quand elle rentre éreintée de ses heures de ménage. Alors quand la menace survient, elle fait ce qui s'impose à ses yeux, mère-louve qui referme par son geste même la boucle de la tragédie, d'une autre manière. 

Le roman s'ouvre sur une scène que l'on pourrait d'abord saisir comme un leurre : on croit s'embarquer dans une direction, et pas du tout. Mais c'est une scène fondatrice, la scène qui pourrait bien avoir déterminé le rôle de chacun dans la famille de Katja, et en tout cas les rôles respectifs d'Ines et de Mario.

L'air de rien, Jurica Pavičić nous parle de la Croatie d'aujourd'hui, d'un Split livré au tourisme, à l'argent, avec son centre-ville d'opérette déserté en dehors de la saison, quand la vie, elle, est ailleurs, dans ces quartiers gris, vestiges de l'époque socialiste. Il nous parle de cette jeunesse parfois forcée à s'exiler pour travailler, et des Croates qui ont connu la guerre, et avant elle l'usine et ses vapeurs mortifères. 

Le regard de l'auteur est tout en nuances : nulle nostalgie de l'époque socialiste, nulle idéalisation du mirage libéral. Et surtout, il est au plus près des personnages, de leur fatigue, de leur vie dans ce qu'elle a de banal, de beau, de triste. Tous sont liés malgré eux à leur sang, tous s'interrogent sur ce qui aurait pu être. Katja est une mère digne des tragédies antiques dans son entêtement à protéger la chair de sa chair, émouvante dans les scènes familiales, à Split ou chez les grand-parents. Ines et Mario s'opposent en tous points, mais ils ont leur enfance en commun. J'avoue une tendresse particulière pour Zvone, jeune policier blond, sorte d'archange porteur malgré lui d'une vérité et d'une lucidité que personne ne veut prendre en compte, et qui m'a touchée dans son rapport à son propre père (lui aussi vestige d'un passé encombrant). Les scènes à l'appartement, la scène de pêche, la scène de commémoration m'ont bouleversée. 

C'est aussi à cela qu'on reconnaît Jurica Pavičić : à cette émotion puissante qui se dégage de ses livres, à cette mélancolie douloureuse, à ces scènes suspendues. 

Il n'est pas possible de sortir indemne de ce roman. Agullo, éditeur de merveilles...

Jurica Pavičić, Mater Dolorosa (Mater Dolorosa), Agullo, Agullo noir, 2024. Traduit du croate par Olivier Lannuzel. Sortie le 5 septembre 2024.

mardi 20 août 2024

Une trajectoire exemplaire de Nagui Zinet



Présentation éditeur
N. est un minable ; ce sont des choses qui arrivent. Il menait jusque-là une vie sans objet, entre son studio et le bistrot, sans amis, sans une thune, sans ambition, rien à part ses livres et la boisson pour habiller le néant. Dans le fond, N. n’était pas si malheureux. Il avait la chance de ne pas bosser et tout le loisir d’attendre, comme le premier con venu, la rencontre amoureuse qui le sauverait.
Et, justement, la rencontre amoureuse a eu lieu, apportant à N. l’espoir d’en finir avec la solitude. Mais le bonheur est rarement du côté des pauvres types. Il suffit d’un mensonge, d’un moment de panique et c’est l’engrenage, celui de la violence et de la folie.

Ce que j'en pense
Alors que les premiers avis, les premières impressions, fleurissaient sur les comptes d'amis et de connaissances, j'ai senti que ce premier roman de Nagui Zinet pouvait me plaire.
Une trajectoire exemplaire se lit d'une traite, et je l'ai refermé en ayant ce sentiment réjouissant d'avoir assisté à la naissance d'un écrivain. C'est très pompeux, dit comme ça, mais il est certain que Nagui Zinet a une voix, une petite musique bien à lui, et à trente ans, ma foi, c'est tout de même quelque chose. 
Il y a quelque chose de paradoxal dans ce roman : il est à la fois savamment composé, avec une trajectoire de perdant à la fois savoureuse et tragique, et régi par une logique du fragment. Certes, on me dira que l'auteur a du mal à se déprendre de sa façon de rédiger les posts Instagram (@nestormaigret). Possible. Ou bien il fait ce choix d'une poétique du fragment. M'est avis que Nagui Zinet sait très bien ce qu'il fait. 
Le prologue, qui empoigne le lecteur avec un "vous" étonnant, donne le ton - et les références - du roman. Il est lui-même fragmenté en une suite de paragraphes assez bref, de notations percutantes. Le chapitre suivant est bref, plus classique dans sa narration (temps du récit, 3è personne), mais c'est un leurre aussi, car aussitôt commence le journal de N., tout en rupture avec son présent de narration et sa 2ème personne. 
Autre paradoxe : la 2è personne crée de la distance et le roman nous plonge pourtant au plus intime. N. est spectateur, du monde et de sa propre vie. Le récit se lit à la lueur des grands patronages littéraires et des chansons françaises qui émaillent le roman. C'est tout à la fois émouvant et ironique. 
Nagui Zinet a un sacré talent pour saisir des petites choses, petites mais qui signifient parfois beaucoup (et parfois rien, d'ailleurs). Il a le "sens de la formule". 
Ils sont à bien des égards éloignés mais j'ai parfois pensé à Andrea Pinketts, qui aimait tant lui aussi les perdants. 
Il est certain en tout cas que Nagui Zinet devrait se faire une place dans la littérature française. Il a ce que bien d'autres n'ont pas : une vision des choses et un style. Ne passez pas à côté. 

Nagui Zinet, Une trajectoire exemplaire, Joëlle Losfeld, 2024.

lundi 12 août 2024

Nul ennemi comme un frere de Frédéric Paulin



Présentation éditeur

Beyrouth, 13 avril 1975. Des membres du FPLP ouvrent le feu sur une église dans le quartier chrétien d’Ain el-Remmaneh. Quelques minutes plus tard, un bus palestinien subit les représailles sanglantes des phalangistes de Gemayel, inaugurant un déferlement de violence sans commune mesure qui dépassera bientôt les frontières du Liban et du Proche-Orient.
Michel Nada part alors pour la France, où il espère rallier la droite française à la cause chrétienne. Édouard et Charles, ses frères, choisissent la voie du sang. Dans la banlieue sud de Beyrouth, Abdul Rasool al-Amine et le Mouvement des déshérités se préparent au pire pour enfin faire entendre la voix de la minorité chiite.
À l’ambassade de France, le diplomate Philippe Kellermann va, comme son pays, se retrouver pris au piège d’une situation qui échappe à tout contrôle.
Mais comment empêcher une escalade des tensions dans un pays où la guerre semble être devenue le seul moyen de communication ? La France de Giscard et de Mitterrand en a-t-elle encore seulement le pouvoir, alors qu’elle se voit menacer au sein même de son territoire ?
Première partie du projet le plus ambitieux de Frédéric Paulin à ce jour, Nul ennemi comme un frèreretrace les premières années de la guerre du Liban.

Ce que j'en pense

C'est peu dire que je l'attendais, ce nouveau roman de Frédéric Paulin. Nul ennemi comme un frère inaugure une nouvelle somme romanesque et embrasse à travers l'histoire du Liban entre 1975 et 1983 des bouleversements géopolitiques qui traversent encore notre monde. 

Une première raison de lire ce roman est qu'il rend intelligible, compréhensible des évènements d'une inouïe complexité, imbriqués de Washington à Beyrouth en passant par Paris et j'en passe. On sait depuis la trilogie Benlazar la virtuosité de Frédéric Paulin, dont je ne doute pas qu'il ait fait un travail préalable de documentation phénoménal: il confirme ici sa capacité à s'emparer de la complexité des interactions, des connexions, de tout ce qui fait qu'on ne peut parler du monde en trois formules et une punchline. Alors que le Liban ne quitte pas l'actualité (dès lors qu'on s'intéresse à autre chose qu'aux JO), Nul ennemi comme un frère fait un retour sur une période-clé, dont il ne nous reste parfois que des mots épars, des évènements dont on ne cerne plus les tenants et les aboutissants. N'allez pas croire que Frédéric Paulin fait son malin, ou que Nul ennemi comme un frère égare ou écrase son lecteur. Non, la maîtrise de l'auteur est telle qu'il peut se consacrer à la fiction, au romanesque, à ses personnages, et il nous tire vers le haut. En un mot comme en cent, on se sent un peu moins con en terminant le roman. 

Une deuxième raison de lire ce roman, la principale (car sinon on lirait des essais historiques et puis c'est marre), c'est que c'est un roman extraordinaire, d'une puissance narrative folle. Oui c'est un roman dense, oui le début en désorientera certains car il y a beaucoup de personnages, oui certains auront besoin d'apprivoiser les sigles, les mouvances diverses. Mais accrochez-vous, que diable, car vous serez très vite récompensés. Pour ma part, je n'ai vu à aucun moment dans cette densité un obstacle, et j'avais beaucoup de mal à lâcher le roman. Ben oui, j'ai trouve que c'était un vrai page-turner, comme on dit. Frédéric Paulin donne une épaisseur à ses personnages, et l'on se prend à se passionner pour les dessous de la politique française, pour les combats, coups de force et manoeuvres des uns et des autres au Liban. Il a cette capacité à incarner les forces en présence, à leur donner corps et âme. Jamais le roman n'est encombré par des explications, par un didactisme de mauvais aloi, et même, le roman avance sans faire mention des dates, ou incidemment. Il parie sur l'intelligence des lecteurs à saisir les situations sans lui marteler les faits et la chronologie. Le rythme et la fluidité de ce beau volume de 457 pages sont éblouissants. 

Enfin, synthèse des deux raisons évoquées, Nul ennemi comme un frère est un roman indispensable en cette fin d'été parce qu'il est un roman tragique à l'écriture magnifique. Jamais de pathos, jamais de lourdeur, une multiplicité de points de vue qui ne se bornent pas à tisser la complexité du réel (ce qui serait déjà suffisant) mais qui font miroiter les facettes de la tragédie pure vécue par ces hommes et ces femmes, frères hier et ennemis aujourd'hui, fracassés par tant de douleur. La force de la littérature est là, dans cette capacité à transcender le chaos, à dire une vision qui rend leur humanité à ceux qui sont, depuis des décennies, des silhouettes ou des forces politiques dans les journaux télévisés. 

Immense romancier que Frédéric Paulin, servi par le travail éditorial des éditions Agullo, qui donnent à Nul ennemi comme un frère un écrin digne de lui. 


Frédéric Paulin, Nul ennemi comme un frère, Agullo (Agullo Noir), 2024.

jeudi 30 mai 2024

De neige et de vent de Sébastien Vidal




Présentation éditeur

À la frontière des Alpes italiennes et françaises, le village de Tordinona est l’isolement incarné. Voyant la tempête qui se prépare là-haut, la patrouille de gendarmerie composée de Marcus et Nadia s’apprête à redescendre dans la vallée quand le garde champêtre découvre le corps de la fille du maire. Dès le lendemain, alors que le seul pont reliant Tordinona au reste du monde a été détruit par une avalanche, le maire et une partie des habitants s’en prennent à un voyageur de passage qu’ils soupçonnent d’être l’assassin. Attachés à leur devoir, Nadia et Marcus s’opposent à leur haine et à leur désir de se faire justice ; dès lors ils s’apprêtent à lutter contre eux. Dans ce huis clos enserré par la violence des éléments, la tension ne cesse de monter, et avec elle, une question qui traverse les âges : que reste-t-il de notre humanité quand il n’y a (presque) plus personne pour faire respecter la loi ?

Ce que j'en pense

Alors c'est bien simple, j'ai lu ce roman en une journée : je l'ai commencé à la pause café du déjeuner, et je l'ai terminé le soir. Sébastien Vidal parvient à allier une écriture poétique, qui capte la violente beauté d'une nature déchaînée, et une tension narrative rapidement installée, qui vous fait tourner les pages avec avidité. La référence qui s'impose est Délivrance, roman de James Dickey adapté par John Boorman en 1972. Mais j'ai également pensé au film de Tarantino, Les Huit Salopards (2015), pour le mélange entre western et épouvante sur fond de tempête de neige. 

Sébastien Vidal a un talent fou pour évoquer la nature et sa furie. Il fait ressentir le déchaînement de la neige et du vent, donne à voir les flocons dans leur variété, les hurlements du vent. Et pour qui a déjà fait l'expérience terrifiante d'une tempête, sa façon d'évoquer le craquement d'un arbre qui cède sous les assauts des éléments déchaînés rappelle de cruels souvenirs. 

Pour le reste, il pose une sorte d'hypothèse : prenez une petite communauté naturellement isolée, dans la montagne, dans une zone blanche, introduisez des circonstances exceptionnelles (la tempête et un meurtre), amenez un élément extérieur (un voyageur de passage), secouez tout ça. Les esprits chagrins, ou idéalistes, diront : "rhôô, meuh non, c'est pas réaliste". D'abord, ce n'est pas le problème, le questionnement de Sébastien Vidal est ailleurs. Ensuite, ne sous-estimons pas l'effet de meute qui ramène très vite à l'animalité, aggravée peut-être par les raisons que l'on se donne pour laisser déferler la violence. 

Ainsi, Sébastien Vidal teste les limites de ses villageois dont on sait d'emblée qu'ils sont étroits d'esprit (leur accueil des "hippies" de la ferme pose bien l'ambiance) et racistes. L'isolement procure un sentiment d'impunité, l'effet de meute décuple d'emblée la violence pulsionnelle. Alors qu'en ouvrant le roman, on pense lire un récit d'enquête, on bascule dans l'épouvante. 

L'auteur n'est pas manichéen : il excelle à montrer les douleurs intimes, celle du père, ce tout-puissant maire et notable qui donne du travail à la communauté, celle du gendarme, qui n'en finit d'expier une "faute" qui elle aussi, résulte de son animalité et de l'instinct de survie. Parce que la douleur est immense, la raison ne tient plus, et toutes les digues cèdent, semant cadavres et destruction. La peur est mauvaise conseillère : il faudrait le rappeler aux puissants de ce monde, ne jouez pas aux apprentis sorciers en agitant (et en créant) des peurs dont vous ignorez ou feignez d'ignorer les conséquences terribles. Ici, la haine se nourrit de la peur de l'Autre, celui qui n'est pas né au pays, celui qui vient d'ailleurs. S'il est un peu basané, c'est évidemment pire. 

Les personnages sont somptueux : le trio retranché, bien sûr, mais aussi le maire, dans sa folie et sa douleur, le garde-champêtre, et deux personnages dont je ne dirai rien ici, mais qui ont la mémoire des folies destructrices, des meutes meurtrières, hantés par leurs propres fantômes. 

En somme, De neige et de vent joue avec des conventions génériques mêlées (noir, western, épouvante) mais sans donner dans le vain exercice de style. Avant tout, De neige et de vent est un superbe roman noir, tragique et social, qui à partir d'un moment hors-normes, d'un instant de pur excès, questionne sur la banalité du mal. 

Sébastien Vidal, De neige et de vent, Le Mot et le Reste, 2024.