dimanche 1 septembre 2024

Mater Dolorosa de Jurica PAVICIC



Présentation éditeur

Automne 2022. Après la saison touristique, Split se dirige lentement vers l’hibernation d’après-saison. Ines est une jeune femme qui travaille à la réception d’un hôtel. Sa mère, Katja, est femme de ménage et s’occupe de la maison, d’Ines et de son jeune frère.
Zvone est un policier prometteur qui reçoit un appel du travail. Un corps a été retrouvé dans une usine désaffectée à proximité de la ville. Il s’agit du corps d’une jeune fille de 17 ans, Viktorija, fille d’un éminent médecin.
Le meurtre de la jeune fille bouleversera à jamais le destin des trois personnages principaux….
Que sommes-nous prêts à sacrifier pour protéger ceux que nous aimons, et quelles en seront les conséquences inévitables ?

Ce que j'en pense

Il y a d'abord, avant toute lecture, la beauté du livre. C'est peut-être un détail pour de nombreux lecteurs, mais pas pour moi. La couverture et ses rabats, concoctés par Cyril Favory, sont d'une beauté renversante, et il y a suffisamment de livres moches pour que je me permette de commencer par là. 

Il y a ensuite et surtout le roman tout à la fois incandescent et effroyable de Jurica Pavičić, qui parvient avec Mater Dolorosa à entremêler tragédie intime, familiale, et peinture sociale. Katja incarne cette figure de douleur, reléguée au sein de sa famille ou plutôt de celle de son époux défunt, menant comme elle le peut son foyer, alors même que ses deux enfants sont adultes. Elle est reléguée socialement, n'aspirant qu'à un emploi de femme de ménage un peu moins éprouvant dans les horaires (les ambitions des pauvres sont terribles de modestie). Elle a du mal à s'adapter aux changements qui secouent son univers, régie par des valeurs morales héritées de la religion qui comme le reste, est désormais soumise aux lois de l'argent, de l'intérêt bien senti. Morale chrétienne + règne de l'argent : Katja comme Ines en font les frais.

Mais il est un domaine où elle refuse de transiger : son rôle de mère, une mère qui a dû subvenir aux besoins de ses enfants à la mort de son mari, une mère qui a sacrifié tout avenir personnel à son foyer, une mère qui continue de loger, nourrir et blanchir ses enfants, quand elle rentre éreintée de ses heures de ménage. Alors quand la menace survient, elle fait ce qui s'impose à ses yeux, mère-louve qui referme par son geste même la boucle de la tragédie, d'une autre manière. 

Le roman s'ouvre sur une scène que l'on pourrait d'abord saisir comme un leurre : on croit s'embarquer dans une direction, et pas du tout. Mais c'est une scène fondatrice, la scène qui pourrait bien avoir déterminé le rôle de chacun dans la famille de Katja, et en tout cas les rôles respectifs d'Ines et de Mario.

L'air de rien, Jurica Pavičić nous parle de la Croatie d'aujourd'hui, d'un Split livré au tourisme, à l'argent, avec son centre-ville d'opérette déserté en dehors de la saison, quand la vie, elle, est ailleurs, dans ces quartiers gris, vestiges de l'époque socialiste. Il nous parle de cette jeunesse parfois forcée à s'exiler pour travailler, et des Croates qui ont connu la guerre, et avant elle l'usine et ses vapeurs mortifères. 

Le regard de l'auteur est tout en nuances : nulle nostalgie de l'époque socialiste, nulle idéalisation du mirage libéral. Et surtout, il est au plus près des personnages, de leur fatigue, de leur vie dans ce qu'elle a de banal, de beau, de triste. Tous sont liés malgré eux à leur sang, tous s'interrogent sur ce qui aurait pu être. Katja est une mère digne des tragédies antiques dans son entêtement à protéger la chair de sa chair, émouvante dans les scènes familiales, à Split ou chez les grand-parents. Ines et Mario s'opposent en tous points, mais ils ont leur enfance en commun. J'avoue une tendresse particulière pour Zvone, jeune policier blond, sorte d'archange porteur malgré lui d'une vérité et d'une lucidité que personne ne veut prendre en compte, et qui m'a touchée dans son rapport à son propre père (lui aussi vestige d'un passé encombrant). Les scènes à l'appartement, la scène de pêche, la scène de commémoration m'ont bouleversée. 

C'est aussi à cela qu'on reconnaît Jurica Pavičić : à cette émotion puissante qui se dégage de ses livres, à cette mélancolie douloureuse, à ces scènes suspendues. 

Il n'est pas possible de sortir indemne de ce roman. Agullo, éditeur de merveilles...

Jurica Pavičić, Mater Dolorosa (Mater Dolorosa), Agullo, Agullo noir, 2024. Traduit du croate par Olivier Lannuzel. Sortie le 5 septembre 2024.

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