mercredi 24 avril 2024

Les Dames de guerre. Saïgon de Laurent Guillaume



Présentation éditeur

Septembre 1953, New York. La rédaction de Life magazine est en deuil. Son reporter de guerre vedette, Robert Kovacs, a trouvé la mort en Indochine française laissant derrière lui un vide immense.
Persuadée que sa disparition n’a rien d’accidentelle, Elizabeth Cole, photographe de la page mondaine, décide de lui succéder et réalise ainsi son plus grand rêve : devenir correspondante de guerre.
C’est le début d’une enquête à l’autre bout du monde, au cœur d’un écheveau d’espions, de tueurs à gages, de sectes guerrières, d’aventuriers, et de trafiquants d’armes. À Saigon, Hanoï, sur les hauts plateaux du Laos, Elizabeth va rencontrer son destin en exerçant son métier dans des conditions extrêmes et affronter les pires dangers.

Ce que j'en pense 

En voilà un roman qui déborde les catégories génériques, et pour le meilleur : roman noir? roman d'espionnage? roman de guerre? roman d'aventures? roman historique? Au diable les étiquettes, Les Dames de guerre est tout cela à la fois, et c'est un roman au souffle dingue, hommage à Graham Greene et à la grande littérature de genre. Que vous aimiez ou non l'un des genres cités ci-dessus n'a aucune importance, d'ailleurs. Vous le savez, Laurent Guillaume est un auteur que j'apprécie beaucoup, qui parvient à allier noirceur du propos et force romanesque. Je viens de dire que Les Dames de guerre mêle ou transcende les catégories génériques, mais comme je vois du roman noir partout, vous ne serez pas surpris si je dis que c'est le premier volume d'une série de romans noirs historiques. Attention, hein, pas du polar historique, non, du noir historique, qui s'empare d'une histoire de trafic sur fond de guerre (dé)coloniale, avec mort suspecte, pour nous dévoiler un pan méconnu et peu brillant d'une guerre qui, de toute façon, n'avait rien de reluisant. De la transgression criminelle qui sert de révélateur (dans un roman où il est beaucoup question de photographie, ha ha, suis-je drôle) aux dessous crados du roman national : du roman noir historique, n'est-il pas? Donc ouais, messieurs dames, pour moi, Les Dames de guerre est un roman noir, mais ce n'est que mon avis. 

Le prologue du roman, nom de Zeus, va vous en coller une d'emblée. Peu d'effets (de manche) pour un effet maximum : l'art de Laurent Guillaume est déjà là, dans cette ouverture éblouissante et terrible. 

Comme Laurent Guillaume n'est pas du genre à broder sur de vagues connaissances, il livre un récit très documenté, en saisissant le moment-clé qui précède la débâcle de Diên Biên Phu, et à partir de cette matière historique documentée (cf. la bibliographie), il donne de la chair à la marche de l'Histoire, il en restitue, par ses personnages, la complexité. Car oui, la décolonisation de l'Indochine est d'une grande complexité, parce qu'on est déjà dans la Guerre froide, que les forces en présence sont multiples, et parce que, évidemment, il n'est pas de chevaliers blancs contre des super-vilains aux sales têtes repérables. Le roman nous permet de saisir, par le regard de l'ingénue (au sens où les romanciers philosophes utilisaient le procédé de l'ingénu, du naïf) reporter venue des USA, l'imbroglio indochinois, ce noeud de faux-semblants. Espions, hommes de mains, trafiquants, combattants et soldats d'armées régulières : personne n'est tout à fait ce qu'il semble être, personne n'est d'un seul bloc. Intérêts financiers, idéologies qui s'opposent, histoires individuelles, tout se mêle, tout se brouille.

Il y a des scènes d'anthologie : le prologue, disais-je, l'attaque Viêt Minh dans laquelle Robert perd la vie, et la scène du Grand Monde, incroyable cité (du vice) dans la cité, dont Laurent Guillaume restitue le fourmillement avec brio. 

Les personnages sont incroyablement vivants, ils incarnent les forces en présence. Elizabeth Cole est une merveille de dure à cuire que les évènements révèlent à elle-même, en quelque sorte, et Graham Fowler, hommage à Graham Greene, est de bout en bout épatant. Je ne vais pas égrener tous les noms de personnages, car tous sont extraordinaires, mais tout de même, mention spéciale à Brémond, Ferrari et le mystérieux Chinh. 

Des esprits chagrins m'objecteront peut-être que Les Dames de guerre est d'un romanesque échevelé, avec des personnages qui incarnent des types de héros ou anti-héros. Je leur répondrai que : et d'une, faites-en autant sans verser dans la caricature, on en reparlera après ; et de deux, la force de Laurent Guillaume est d'utiliser le romanesque (qui n'est pas une tare, faut-il le rappeler) pour déployer une vision de l'Histoire qui n'a rien de passéiste ni de manichéen. Brémond n'est pas seulement le héros abîmé, le militaire droit et juste : il est aussi un soldat féroce (Laurent Guillaume n'enjolive pas la guerre) et terriblement lucide. L'armée française a perdu cette guerre bien avant Diên Biên Phu, elle a livré ses hommes et les populations à la mort, et nul n'est blanc dans les luttes en présence. Chacun avance ses pions ou les perd. L'Histoire vue par le roman noir (j'insiste, vous avez remarqué) n'est pas le récit en costumes enjolivé du roman national : elle est tragique, sanglante. Le roman montre les collusions entre les trafiquants et l'Etat (l'armée, la police, les politiques, faites votre choix en fonction des évènements relatés) depuis la Seconde guerre mondiale (Collaboration comme Résistance).

Les personnages, Elizabeth, Graham, Chinh, Brémond, sont entrés directement dans mon coeur et je ne vais pas bouder mon plaisir. Et j'ai hâte de faire la connaissance d'Olive, dans le volume à venir. 


Laurent Guillaume, Les Dames de guerre. Saïgon, Robert Laffont / La Bête noire, 2024.  



Aucun commentaire: