dimanche 17 mars 2024

La pouponnière d'Himmler de Caroline De Mulder


Présentation éditeur

Heim Hochland, en Bavière, 1944. Dans la première maternité nazie, les rumeurs de la guerre arrivent à peine ; tout est fait pour offrir aux nouveau-nés de l’ordre SS et à leurs mères « de sang pur » un cadre harmonieux. La jeune Renée, une Française abandonnée des siens après s’être éprise d’un soldat allemand, trouve là un refuge dans l’attente d’une naissance non désirée. Helga, infirmière modèle chargée de veiller sur les femmes enceintes et les nourrissons, voit défiler des pensionnaires aux destins parfois tragiques et des enfants évincés lorsqu’ils ne correspondent pas aux critères exigés : face à cette cruauté, ses certitudes quelquefois vacillent. Alors que les Alliés se rapprochent, l’organisation bien réglée des foyers Lebensborn se détraque, et l’abri devient piège. Que deviendront-ils lorsque les soldats américains arriveront jusqu’à eux ? Et quel choix leur restera-t-il ?

Ce que j'en pense

Je me suis évidemment précipitée sur ce nouvel opus de Caroline De Mulder, La pouponnière d'Himmler, dès sa sortie. Si vous me suivez avec quelque régularité, vous savez que j'aime énormément l'oeuvre de Caroline De Mulder. Si vous n'avez jamais lu cette autrice remarquable, précipitez-vous sur La pouponnière d'Himmler.

L'un des tours de force de ce nouveau roman est de nous captiver à chaque page alors que, bon, on sait comment l'Histoire fracasse ce rêve monstrueux, eugéniste, barbare, des Lebensborn. La force du récit est telle que, très rapidement, il est très difficile de lâcher le livre. Et si vous ne connaissez pas cet aspect du nazisme, vous apprendrez des tas de choses (Caroline De Mulder sait de quoi elle parle, comme en témoigne la bibliographie indicative à la fin de l'ouvrage). Mais avant tout, ce roman est de la très grande littérature. 

Un autre tour de force - mais je n'avais aucun doute en l'ouvrant - du roman est de nous plonger au coeur des ténèbres (oui bon c'est facile, pardon pour la formule), et j'ai éprouvé le même sentiment qu'en voyant La Zone d'intérêt : nous saisissons la banalité du mal de façon presque clinique, sans pathos, sans emphase, sans effets inutiles. L'écriture de Caroline De Mulder, brillante, toujours parfaitement juste, d'une grande beauté en dépit du sujet abordé, parvient à la fois à se situer à hauteur d'homme et de femme tout en offrant des clés de lecture qui dépassent évidemment le niveau individuel. Tout comme Glazer offre de purs moments de cinéma, en travaillant notamment le détail d'une image et la bande son, Caroline De Mulder saisit l'atrocité - de ce projet et du nazisme tout entier -par la littérature, c'est-à-dire par la force de l'écriture, notamment par l'importance accordée aux sensations. Il n'y a jamais un mot de trop, jamais une phrase dénuée de force. Le diable est dans les détails, ici aussi. On voit, on touche, on sent.

Je repensais en le lisant à un récent ouvrage qui a valu à son autrice une belle polémique sur sa façon d'humaniser la tondue de Chartres jusqu'à la complaisance, en utilisant des moyens de fiction qui sont des choix impliqués. Je ne l'ai pas lu et ne prendrai donc pas parti, mais en lisant La pouponnière d'Himmler, je me disais qu'il n'y a rien de tel chez Caroline De Mulder. Elle parvient à nous montrer la complexité de l'Histoire en tant qu'elle affecte les destins singuliers, elle nous dit la banalité du mal, justement, mais cette banalité n'est pas une façon d'atténuer les responsabilités, elle en souligne l'horreur, tout comme elle souligne la redoutable efficacité du système d'endoctrinement nazi, l'instrumentalisation de l'humain. Et elle n'a pas besoin de grands discours pour cela, elle nous offre des personnages. 

Et quels personnages! De Renée, la jeune Française séduite par un SS et répudiée, tondue, à Helga, jeune infirmière au service de ce projet, dont elle finit par percevoir les failles puis l'horreur, en passant par Marek, sublime Marek, déporté polonais affamé. Tous les trois sont agis plus qu'ils n'agissent : Marek, réduit à la plus grande impuissance, occupé à survivre et qui ne supporte plus d'être réduit à un ventre affamé, à l'animalité la plus élémentaire. Renée, qui prendra conscience qu'elle a été abusée et qui ne verra plus d'issue. Helga, qui se demandera : "J'étais bonne, mais pas du bon côté?"

Aux corps et aux ventres pleins de vie et de nourriture (il faut nourrir les mères des futurs guerriers du Reich) s'oppose le corps tout en creux de Marek, mais à la fin, il n'est plus de ventre plein : tous sont vides et affamés, Marek comme les mères, les bébés comme les soignantes. A la devanture idyllique d'un heim succède la réalité horrifique du "réarmement démographique" (fais donc un peu plus attention aux mots, Manu, on est quelques uns à en comprendre le sens). Ce moment où le heim brûle ses archives, ses dossiers - forcément incriminants - est saisissant : tout et tous se couvrent de cendres, les cendres, funeste métonymie du nazisme. 

Cette fausse enclave qu'est le heim, ce soi-disant refuge idyllique est rattrapé par la guerre, par la mort, dans leur brutalité qui ne peut plus être esquivée. Et ces deux destins de femmes, parmi tant d'autres trajectoires, nous le disent, comme le note Helga dans son journal, désemparée :

"Il n'y a pas d'un côté le bien, de l'autre le mal, il y a de longues glissades dont on ne se relève pas, et des passages quelquefois imperceptibles de l'un à l'autre. Quand on s'en rend compte, il est déjà trop tard.

Cette question m'obsède, revient sous des formes toujours nouvelles, comme si elle était infinie. Choisit-on le mal ou est-ce lui qui nous choisit? J'étais bonne, mais pas du bon côté?

Ne pensons-nous pas tous être du côté de la lumière?"

Et vous verrez, le roman parvient à se fermer sur deux sourires, et les dernières lignes sont des joyaux : l'humanité qui revient, dans un paysage de mort et de dévastation, la vie. 


Caroline De Mulder, La pouponnière d'Himmler, Gallimard, 2024.

 

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