mardi 12 septembre 2023

Deux secondes d'air qui brûle de Diaty Diallo



Présentation éditeur (poche)
Entre Paname et sa banlieue : un quartier, un parking, une friche, des toits, une dalle. Des coffres de voitures, chaises de camping, selles de motocross et rebords de fenêtres, pour se poser et observer le monde en train de se faire et de se défaire. Une pyramide, comme point de repère, au beau milieu de tout ça.
Astor, Chérif, Issa, Demba, Nil et les autres se connaissent depuis toujours et partagent tout, petites aventures comme grands barbecues, en passant par le harcèlement policier qu'ils subissent quotidiennement.
Un soir d'été, en marge d'une énième interpellation, l'un d'entre eux se fait abattre. Une goutte, un océan, de trop. Le soulèvement se prépare, méthodique, inattendu. Collectif.

Ce que j'en pense
Diaty Diallo était invitée aux Ecrits d'août à Eymoutiers cette année, mais je ne pouvais m'y rendre ce jour-là. Je le regrette, mais au fond, le livre importe plus que cette rencontre. 
Deux secondes d'air qui brûle m'a d'abord séduite par son titre (vous savez combien je suis sensible aux titres), que je trouve magnifique. Le roman tout entier est incandescent. Il l'est dans sa dimension politique: Diaty Diallo livre, comme on a pu le lire partout à la sortie du roman, un portrait fin des "quartiers" et de leur jeunesse abandonnée par la France, par l'Etat. Elle saisit les rapports d'oppression et de domination, avec ces "hommes en bleu" qui de contrôle en contrôle, de rappel à l'ordre en interpellation, sont constamment dans un rapport de force inégal, et incarnent la violence systémique qui met toujours ces jeunes gens sur la brèche. Et cette dimension politique d'un roman de révolte n'est pas rien, comme le rappellent les remerciements et les hommages à ceux qui sont morts sous les coups ou les balles des forces de l'ordre. Deux secondes d'air qui brûle est une manière de tombeau (littéraire) à ces visages que nous avons vus sur nos écrans de télévision, un signe envoyé à ceux qui les ont connus et aimés. 
Mais Diaty Diallo n'est pas un porte-voix, elle est une voix, une voix littéraire, à mon avis de tout premier plan. Elle a une écriture sensible, qui restitue en quelques mots, en quelques phrases, une atmosphère, une lumière, des odeurs, des mouvements. Elle parvient à restituer quelque chose - du moins je le suppose - de l'inventivité linguistique des habitants de ces quartiers, du métissage, d'une langue urbaine. Elle lui rend une force poétique inouïe. Jamais elle n'est dans le folklore ou le pittoresque, puisqu'elle est dans la re-création littéraire, soutenue par un travail sur la syntaxe et le rythme. Parfois Diaty Diallo enchaîne, staccato, des phrases courtes, minimales, économes. Parfois elle travaille au contraire la longueur de phrases qui s'enroulent sur elles-mêmes, mêlant paroles rapportées, narration, paroles de morceaux de musique. 
Parce qu'elle est une autrice, elle ne s'englue pas dans le reportage de mauvais aloi. Elle a un talent incroyable pour dessiner ses personnages, et ils ne sont pas ces silhouettes à capuche, dépourvues de visage, que nous livrent en pâture les prétendus médias d'information. Elle n'esquive pas la tragédie, mais elle en fait un moment, l'étincelle terrible. Mais au fond, en dépit de la saine colère qui anime le texte et sans doute son autrice, elle livre avant tout un portrait incandescent de cette jeunesse dont personne ne veut. Et pourtant, ces jeunes garçons auxquels elle attache ses pas de romancières sont solaires, inventifs, drôles, déjà harassés d'ennui et de résignation. Mention spéciale pour l'extravagant Nil, le génial chaudronnier à la verve incroyable, à l'énergie bien barrée.  
C'est sans doute ce qui m'a le plus frappée et bouleversée dans ce roman : ces moments où ces enfants, ces adolescents, ces jeunes adultes, investissent un espace, se l'approprient. Les corps exultent, comme dirait l'autre. Deux secondes d'air qui brûle est un magnifique roman sur l'adolescence - et aussi sur l'enfance. La joie pure, le désir, le plaisir d'être là, ensemble ou seul, de sentir et de se sentir vivant, la capacité à s'emparer du moment, rien de plus. 
Je pourrais multiplier les exemples de passages qui m'ont tourneboulée, mais je n'en évoquerai que deux, assez rapprochés dans le texte, d'ailleurs. 
Le premier est celui où Diaty Diallo parle de la halle du "zéro" (lisez, vous comprendrez), investie et transfigurée par les jeux d'enfants : le pouvoir de l'imagination, des histoires et des jeux, c'est superbe. Parce que oui, bonnes et mauvaises gens que nous sommes, nous avons tendance à oublier que dans ces non-lieux ("un lieu sans en être un"), des êtres vivent, aiment, rient, jouent. Et ces enfants font de la "halle" une salle de bal, un lieu de fête où l'on peut entonner du Piaf jusqu'à s'évanouir. 
Le second est le moment où avant l'embrasement final, tout le quartier se réunit pour un repas et une fête à ciel ouvert, hommage ultime à Samy. Et croyez ce que vous voulez, BFM et Valeurs actuelles si ça vous chante, mais cette scène, aussi paroxystique soit-elle, m'a rappelé des récits, des évocations de moments bien réels, dans ces "quartiers". Les enfants qui courent partout, le visage luisant de gras, les vieux assis tranquillement : "Manger, c'est vraiment la douceur". 
Le final est éblouissant, suspendu, définitif, tout à la fois. Pour ces Deux secondes d'air qui brûle, ça valait la peine. 
 
Diaty Diallo, Deux secondes d'air qui brûle, Points, 2023. Initialement paru au Seuil, en 2022. 

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